La Cinémathèque québécoise

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3.6 : Les réajustements de 1958-1959: l’émission Temps présent et la consolidation de l’équipe française

À notre avis, il ne faut pas uniquement comparer la production des francophones de cette époque du point de vue de la nouvelle liberté qui entoure les tournages, mais égale­ment du point de vue des sujets et de la thématique. C’est ce que nous ferons plus spécifi­quement au chapitre cinq. Nous avions, à propos de la série Profils et paysages, mentionné que ces films étaient diffusés dans le cadre de Temps présent. Un document qui suit la rencontre du 23 juillet 1958 entre les principaux responsables de cette émission pour l’ONF et Radio-Canada, en précise la portée thématique :

Ces treize programmes seront purement des reportages sans intention sociologique ou autre. Simplement un regard objectif sur une situation. L’unité d’une telle série vien­dra précisément de ce caractère de reportage 1.

On retrouve ici la prévention contre l’approche sociologique à laquelle nous faisions allusion. Mais nous ne savons pas dans ce cas-ci d’où et de qui elle surgit. Est-ce en réac­tion contre les prétentions clairement affirmées de la série Panoramique? Peut-être. En tout cas ce point de vue, cette fois, semble plutôt refléter celui des cadres que celui des cinéastes.

La diffusion de Temps présent reprend le dimanche soir en novembre 1958 et com­prend quelques versions de films anglophones. D’année en année, la série revient à l’horaire de telle sorte qu’elle devient bientôt le principal débouché télévisuel de la production fran­cophone. Comme celle-ci ne se conforme pas, dans les faits, aux prétentions non sociolo­giques énoncées dans le texte de 1958, tout simplement parce que les cinéastes québécois en ces années-là sont essentiellement intéressés par des sujets sociologiques, force sera pour l’ONF de reconnaître la véritable nature de la série.

Il le fera dans les nombreux communiqués de presse émis dans le cadre de la série. L’un d’entre eux par exemple proclamera que «Temps présent a pris l’habitude de cher­cher à faire voir les visages complexes et changeants du Canada français» 2, tandis qu’un autre affirmera: «Cette année encore, le Canada français, tel qu’on le trouve à l’heure actuelle dans ses manifestations les plus diverses, demeure le thème central de la série» 3. Sur le même sujet, en 1972, le producteur Fernand Dansereau déclarera qu’avec cette série 4 :

On a fait beaucoup de cinéma sociologique sans le savoir. C’est-à-dire qu’on a regardé. On n’était pas éduqué en terme de pouvoir décoder ce qu’on faisait. Mais je pense que, là-dedans, on précédait ce qui se passe dans le milieu québécois, comme c’est normal que des cinéastes le fassent par rapport à un milieu. Le type de regard qu’on a jeté sur la société québécoise a eu un impact dans le milieu.

Dansereau affirme aussi que ces films devancèrent le travail des Fortin, Dumont, Rioux et autres universitaires.

Ce propos de Dansereau est non seulement inexact au plan chronologique, mais fait aussi une part trop belle et erronée aux cinéastes en voulant perpétuer le mythe de leur avant-garde. Nous avons déjà évoqué la contribution des universitaires québécois aux films de l’ONF, une tendance qui se poursuivra. Malgré cela, Dansereau a raison quand il affirme que les cinéastes canadiens-français ont jeté un type de regard original sur la société qué­bécoise.

C’est sous le règne de Guy Roberge que toute la question française débloquera vrai­ment et que les francophones, d’un comportement de conservation, adopteront un comportement d’affirmation. En juillet 1957, peu de temps après son entrée en fonction (en fait dès sa nomination, il aura droit à un mois de congé pour mariage!), Roberge effectue de nombreuses promotions chez les Canadiens français et décide d’établir un poste de direc­teur du programme français, qui aurait autorité sur les films réalisés ou doublés en fran­çais, auquel il adjoint un responsable de la recherche. On ne prévoit pas de contrepartie anglaise à cette structure puisque le directeur de la production, McLean, et le directeur des opérations, Mulholland, sont anglophones; advenant le contraire, on aviserait. Roberge impose aussi les formulaires bilingues; le français devient plus visible à l’ONF.

1949 : Roger Blais, Pierre Petel, Gil LaRoche, Maurice Blackburn, Pierre Bruneau, Pierre Jalbert
1949 : Roger Blais, Pierre Petel, Gil LaRoche, Maurice Blackburn, Pierre Bruneau, Pierre Jalbert
© ONF
Photographie Chris Lund
1958 - Les producteurs de l'équipe française
1958 – Les producteurs de l’équipe française : Lénard Forest, Bernard Devlin, Fernand Dansereau, Louis Portugais
© ONF
Photographie M. Dorfman

À partir de ce moment, et de façon assez régulière durant six ans, la structure adminis­trative de la production se modifiera pour coiffer une équipe de cinéastes que l’on bapti­sera par la suite, l’équipe française. Par exemple, le 18 avril 1958, le programme de production française est divisé en deux studios («F» et «H») et Léonard Forest et Louis Portugais en acquièrent la responsabilité tandis que Jacques Bobet conserve le studio «G», celui qui s’occupe principalement des versions. Le 25 mars 1959, le programme est réu­nifié (studio «F») sous la tutelle de Forest.

Dès le début de l’année 58, on comble le poste de responsable de la recherche qui échoit à Gilles Marcotte; il lui revient de susciter des projets, de coordonner les séries, de se prononcer sur leur contenu; ce poste aura une grande importance sur l’évolution de la tendance intellectuelle dans la fabrication des films, une tendance qui sera combattue dans les faits par les jeunes artisans du direct.

Ces années-là, on procède également à l’engagement d’un personnel francophone con­sidérable dont les noms sont liés à l’explosion de l’équipe française. Pour mémoire: Jean Dansereau et Gilles Groulx (février 1957), Jack Zolov (avril 1957), Pierre Patry (mai 1957), Marc Beaudet (août 1957), Clément Perron et Gilles Gascon (septembre 1957), André Belleau (février 1958), Louis-Georges Carrier (avril 1958), Jacques Godbout (juil­let 1958), Jean-Claude Labrecque (avril 1959), Jean Le Moyne (juillet 1959), Hubert Aquin (novembre 1959), sans compter les nombreux pigistes (comme Michel Brault) qui partici­pent activement aux films. Le conseil d’administration connaîtra aussi quelques change­ments ces années-là; Marcel Cadieux remplace Jules Léger en novembre 1958 et Arthur Dansereau succède au docteur Lortie en juillet 1959.

Peu de choses viennent troubler l’atmosphère de cette fin des années 50 où la produc­tion française explose dans toutes les directions, emportée par le dynamisme de ses pro­ductions, des séries «Panoramique» et «Profils et paysages» aux premières expérimentations de direct, en passant par un nombre important de films particuliers. Il ne faut quand même pas croire que tout baigne dans l’huile. De nombreuses tensions existent entre les cinéas­tes, et entre ceux-ci et l’administration. Il y a des écoles, il y a des regroupements, il y a des tendances, il y a aussi du dogmatisme et de l’anathème.

Il y a également la grève des réalisateurs francophones à Radio-Canada au printemps 1959 qui touche l’ONF dans la mesure où ses films y sont diffusés et surtout parce que la direction craint que son personnel francophone, inspiré par cet exemple, s’aventure dans une telle direction. Il y a ensuite l’Association of Motion Picture Producers and Labo­ratories of Canada, dont ironiquement l’ONF fait partie, qui dès janvier 1958 commence à faire pression sur le gouvernement pour qu’il cesse de concurrencer ses membres et confie sa production à l’entreprise privée, ce qui est contraire à la loi qui en accorde le monopole à l’ONF 5.

C’est en septembre 1959 que meurt Maurice Duplessis, décès qui ouvre la voie à ce qu’on appellera la Révolution tranquille, un mouvement social dont participeront plusieurs cinéastes onéfiens, et décès qui débloquera la situation de l’ONF vis-à-vis le gouverne­ment québécois. L’année suivante meurt Donald Mulholland qui était perçu par de nom­breux francophones comme un des obstacles principaux à leur épanouissement. Il faut donc revoir l’organigramme dès octobre 1960.

Grant McLean est nommé assistant du commissaire et directeur de la production et Pierre Juneau assistant du commissaire et directeur exécutif (qui a charge principalement de la distribution). McLean a droit à un producteur exécutif francophone. Le poste est d’abord partagé par Bernard Devlin et Fernand Dansereau (qui, absent depuis septembre 1959, revient de l’étranger). Ils dirigent Victor Jobin et Hubert Aquin qui, en tant que produc­teurs, ont respectivement leur mot à dire sur les questions techniques et le contenu des films.

Dans la structure de l’ONF, les producteurs jouent d’ailleurs plus qu’un rôle de cour­roie de transmission entre l’administration et les cinéastes. Ils s’identifient davantage à ces derniers — ayant été ou étant souvent encore eux-mêmes des cinéastes, appuient, tout en le balisant, leur dynamisme créateur et sont complices de leurs recherches de style et de contenu. Ils exercent donc une fonction de tampon.

Notes:

  1. Une série de reportages pour la télévision, s.d.
  2. La série Temps présent de l’ONF reprend l’affiche à la TV dès le 14 novembre. Office national du film, 1961.
  3. Images nouvelles du Canada français à Temps présent dès le 12 novembre, Office national du film, 1962.
  4. André Lafrance, op. cit, p. 108.
  5. Elle soumettra un mémoire en ce sens au gouvernement canadien en octobre 1959; ce texte ouvre la porte à plusieurs revendications analogues que reprendront des cinéastes québécois à partir de 1963, particulièrement par le biais de leur association professionnelle; nous y revien­drons plus loin dans ce chapitre.