3.3 : Panoramique : critique et prolongements (1958)
Avant même de débattre de la révision de la série, ses principaux artisans doivent songer à son avenir pour la saison 1958-59 et en effectuent une critique. Dans un mémo adressé à Juneau, Forest et Dansereau écrivent que les cinéastes ont déjà commencé à soupeser l’expérience de l’année qui vient de se terminer. Ils en ressentent quelque insatisfaction; certaines faiblesses de conception ou d’exécution se trahissent dans le produit fini, notamment celles qui ont trait au rythme de production: «Qui eut osé demander à un individu d’écrire et de réaliser huit demi-heures de film dans la même saison, à un autre d’en écrire sept et d’en réaliser six, à un autre d’en réaliser neuf!» 1
Comme le suggère cette remarque, les cinéastes veulent approfondir leurs recherches au plan de la structure dramatique et du scénario, du dialogue, du langage cinématographique, du montage et de l’interprétation afin de produire des fictions de qualité; mais personne n’a de longue expérience en ce domaine. Ils estiment que le long métrage serait un mode d’expression plus adéquat pour parvenir à ces fins; en respectant l’unité de l’oeuvre, il permet une exploitation plus efficace du temps disponible, accroît l’impact immédiat du film et favorise la distribution des œuvres ailleurs qu’à la télévision.
Ces réflexions constituent les premières tentatives des Canadiens français pour énoncer logiquement ce qui leur semble un besoin impératif : l’émergence du long métrage. Ils seront d’ailleurs les premiers à l’ONF, au début des années 60, à s’engager systématiquement dans cette direction lorsque la porte sera entrebâillée; il faudra plusieurs années avant que les anglophones suivent avec cohérence 2, comme si cette volonté ne correspondait pas à un besoin particulier chez eux, comme si ce trait d’expression culturelle n’évoquait qu’une résonnance moindre 3.
Comme nous venons de le souligner, la préparation de la saison 1958-59 s’effectue sous le sceau du retour critique. Un autre petit texte 4 en donne le ton, ton qui est justement au diapason de notre problématique. On y explique que la série Panoramique 1957-58 fut un long exercice d’introspection qui a permis aux cinéastes de se pencher sur l’histoire contemporaine du Canada français. Ils veulent maintenant élargir leur champ d’observation et placer le programme sous le signe d’un «dépaysement» qui permettrait de redécouvrir le Canada français dans un certain relief.
Pour y arriver, ils souhaitent s’intéresser aux Canadiens français qui vivent hors du Québec, et particulièrement à l’étranger, pour savoir quelle voix ceux-ci font entendre dans ce contexte universel, pour savoir comment ils peuvent concilier leurs valeurs traditionnelles avec celles que leur proposent d’autres peuples et d’autres civilisations?
Ce texte anonyme fut débattu par l’ensemble des cinéastes et servit de point de départ à un mémoire que Forest et Dansereau adressent à Juneau. Il réaffirme que Panoramique a été un long exercice d’introspection qui a permis aux cinéastes de discerner les mécanismes, les élans, les forces motrices de leur société depuis vingt-cinq ans et particulièrement, par le truchement de la forme dramatique, d’illustrer quelques aspects les plus significatifs de cette réalité complexe qui s’appelle le Canada français en évolution. Plus spécifiquement les cinéastes estiment avoir fouillé le conscient et le subconscient canadiens-français en autant qu’ils se sont manifestés depuis les années trente. Cette opération riche en découvertes et en surprises fut, dans l’ensemble, assez fertile.
Mais dorénavant les cinéastes veulent unanimement — du moins l’affirment-ils — mettre de côté les thèmes sociologiques. Ils souscrivent à la mise en garde de Fernand Dansereau quand celui-ci affirme qu’il y a danger pour eux. Canadiens français travaillant pour une agence gouvernementale, à s’enfermer dans une espèce de ghetto psychologique et à conserver comme seule préoccupation, la contemplation de leur nombril collectif.
De là vient leur désir que la suite de Panoramique porte sur le dépaysement, non pas celui, secondaire, que procure le voyage, mais celui qui surgit de la curiosité, de l’inquiétude vis-à-vis les multiples milieux humains qu’on retrouve à travers le monde et dans lesquels un nombre croissant de Canadiens s’installent pour exercer une action, pour vivre 5 :
Rien n’est plus loin de l’esprit de clocher, Mais, à y réfléchir, rien n’est si typiquement canadien-français que ce goût de découvrir des mondes nouveaux. L’aventure en terres étrangères a toujours été comme la soupape de sûreté de notre société repliée sur soi.
Ce qu’il y a de palpitant dans ce mémoire, c’est que pour la première fois, de façon aussi catégorique, les cinéastes canadiens-français se posent comme représentants d’un groupe national et explicitent la dimension socionationale de leur action. Ce n’est pas un hasard dans la mesure où de plus en plus, à l’extérieur comme à l’intérieur de l’ONF, un courant pousse à une identification et à une reconnaissance affirmées du groupe francophone en tant que groupe. Le mémoire fait d’ailleurs allusion à cette perception subjective des cinéastes qui se transforme en volonté d’affirmation 6 :
Le premier point sur lequel on s’accorde, c’est la nécessité de l’équipe elle-même. D’une équipe vivante, organique, qui, à l’intérieur de certains cadres, consciente des responsabilités de l’Office, élabore son propre programme et se le propose à elle-même, en défi! Le programme, c’est la genèse de l’œuvre de création. Les créateurs-scénaristes, réalisateurs revendiquent le droit d’en accoucher. La passion qu’ils y mettent est le meilleur gage d’une production audacieuse, inquiète, exigeante. Ce qui n’infirme nullement les fonctions de contrôle, d’orientation, de censure que doivent exercer les administrateurs. Ce n’est qu’une autre façon de dire qu’un programme comme celui de cette année n’eut jamais été possible à moins d’une adhésion totale, d’un acte de foi de la part des équipiers.
L’ouverture au monde que traduit le passage cité précédemment fait pendant à l’ouverture au monde (entendre au sens générique et au sens québécois) que procure la télévision dont l’arrivée, sous le signe de l’ouverture, du besoin de connaître, du développement de l’esprit critique, marque le début de la fin d’une société fermée où la communication avait, pour la majorité de la population, toujours suivi les canaux de l’autorité traditionnelle.
L’équipe française se nomme donc au travers de ses actes avant d’en porter officiellement le nom. Elle sait toutefois qu’en son sein la tendance documentariste ne veut pas céder entièrement à la tendance dramatisation, que la ligne générale de l’ONF, équipe anglaise et administration, porte au documentaire et qu’il lui faut composer avec cette réalité. C’est pour ça que le mémoire aborde cette question avec circonspection en usant d’une rhétorique «subtile» qui tente de faire passer comme quasi semblable fiction et documentaire 7 :
Deuxième facteur de ralliement: notre confiance en la validité de la formule dramatique en tant que formule «documentaire», en tant que moyen d’expression du réel. Plus nous pratiquons cette formule, plus nous apprécions la richesse de ses possibilités. Surtout pour nous, que la recherche de l’humain passionne avant tout. Pour les «documentaristes» que nous sommes et voulons rester, la dramatisation n’est pas une solution de facilité. (…) C’est un jeu périlleux dont les arbitres se nomment honnêteté, justesse, vérité.
Pour amplifier leur raisonnement, les auteurs du mémoire expliquent que la transposition artistique, autrement dit la dramatisation, constitue la meilleure manière de ne pas demeurer extérieur aux êtres et aux choses et donc de communier avec le réel, d’en rendre la vérité. Ainsi les films peuvent témoigner d’un degré d’universalité suffisant pour que leurs messages dépassent les frontières et en aillent, pour reprendre le mandat officiel de l’ONF, «interpréter le Canada au monde».
L’argumentation de la dramatisation qui serait un des aspects du documentaire n’a pas dû convaincre les responsables de l’Office. Sans aller jusqu’à l’exégèse casuistique des termes, il tombe sous le sens que les coûts impliqués dans l’une ou l’autre voie ne se comparaient pas. Panoramique I s’était avérée une production trop luxueuse pour le seul ONF. Radio-Canada avait émis des réserves pour deux titres de la série. Au moment où il fallait décider de Panoramique II, la conjoncture ne devait pas être favorable, car le projet n’eut pas de suites.
Au plan des sujets tout ne fut pas perdu, car l’ouverture des Québécois vers les autres francophones et l’étranger se matérialisera dans plusieurs films allant d’ALEXIS LADOUCEUR, MÉTIS à À L’HEURE DE LA DÉCOLONISATION en passant par la série Comparaisons. Au plan de l’argumentation en faveur du long métrage, et plus spécifiquement du long métrage de fiction, les idées étaient semées: il faudrait cependant attendre cinq ans avant que les fruits apparaissent. L’ONF et Radio-Canada préfèrent donc des séries comme Temps présent 8 / Profils et paysages, beaucoup moins coûteuses.
Notes:
- Forest, Léonard et Fernand Dansereau, Mémoire à Pierre Juneau, 30 janvier 1958. ↩
- Pourtant c’est à Don Haldane que revient le premier pas en cette direction avec DRYLANDERS (1963) mais cela n’avait pas eu de suites. ↩
- Dans le mémoire déjà cité, nous trouvons en page quatre ce cri du cœur révélateur: Nous voulons faire du cinéma, quoi! Et cette ambition n’est-elle pas légitime, compte tenu scrupuleusement de tous les éléments du contexte actuel de notre production. (…) On peut croire aussi que, dans la conjoncture présente, elle nous rend responsable de développer chez nous l’art cinématographique en tant que moyen d’expression de tous les thèmes essentiels. ↩
- Panoramique 1958-59, 22 janvier 1958, pp. 1-2. Notons qu’on retrouve ici la préoccupation à la base du projet que Dansereau avait soumis en cours de réalisation de la première série. Signalons en outre que cette perspective se matérialisera ultérieurement dans la série Ceux qui parlent français. ↩
- Forest, Léonard et Fernand Dansereau, Mémoire à Pierre Juneau, 30 janvier 1958, p. 7. Soulignons que cette préoccupation d’ouverture vers le monde francophone hors Canada n’est pas nouvelle. On le retrouvait notamment dans certains épisodes de Passe-Partout, par exemple dans AMITIÉS HAÏTIENNES comme le confirme une lettre de Guy Glover aux grands patrons de l’Office: «The survival of French culture and of the French language is in the balance. These factors make the Haitian community of special interest to the French Canadian who has fought, and is fighting for a not dissimilar cultural and linguistic survival.» Guy Glover to Don Mulholland, Subject: Passe-Partout on Haïti, 12 juin 1956) ↩
- Ibid. p. 2. ↩
- Ibid. pp. 2-4. ↩
- Le nom «Temps présent» figure en bonne place dans la mémoire des cinéastes et des historiens du cinéma de cette époque. Pourtant il porte à confusion car il existe deux «Temps présent». Le premier, qui vit techniquement le jour au printemps 1958 lorsque Radio-Canada diffusa sous ce titre neuf versions de films anglophones onéfiens, fait référence à des films tournés à partir de 1957 sur des sujets d’actualité ou d’intérêt général. Le second à une série dont le projet comporte une vingtaine de documentaires non dramatiques; l’ONF y inclut d’office un certain nombre de films en marche comme la série Profils et paysages, JOUR DE JUIN, etc. ↩