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Les fondements culturels du cinéma égyptien

Dès le départ, le cinéma fut considéré comme un appoint au travail théâtral. La transposition au cinéma d’œuvres étrangères déjà adaptées au théâtre fut et demeure une règle scrupuleusement respectée. Si vers les années 20/30, l’adaptation se concevait en termes “d’égyptionnisation” d’œuvres étrangères et particulièrement françaises commencée par Othmân Jalâl à la faveur de certains événements politiques et est devenue un moyen “d’affirmer la personnalité égyptienne”, il faut considérer sa survie comme le résultat d’une conception marchande, elle-même produit d’une structure économique capitaliste et le projet politique des forces, sociales égyptiennes.

La vie culturelle et la révolution de 1919

La naissance et la propagation du cinéma en Égypte avaient absorbé toutes les énergies du théâtre à tel point que vers 1927, il ne restait plus dans le pays que deux troupes (Y. Wahbî et Al-Rihânî). Et les trois films égyptiens réalisés pour le compte de la “Société italo-égyptienne pour le cinéma” étaient tous interprétés par des acteurs de boulevard comme Amîn Atallâh dans POURQUOI LA MER RIT-ELLE?, Ali al-Kassâr dans LA TANTE AMÉRICAINE ou Fawzi Monîb dans LA BAGUE MAGIQUE. Ces pièces filmées étaient toutes réalisées par des étrangers comme Orfanelli et Larricci…

L’importance de cette période (17/27), malgré le petit nombre de films produits, a été de familiariser les Égyptiens avec le discours cinématographique et de faire rentrer le cinéma dans les mœurs nouvelles.

D’un autre côté, elle a faussement théâtralisé le cinéma et jusque vers les années 30, les films étaient conçus comme des pièces filmées avec leur composition originale. Ce qui n’a pas permis au cinéma de rechercher sa voie. Le caractère manichéen très poussé au théâtre sous l’influence de Y. Wahbî, le stéréotype très usité chez Rihâni et al-Kassâr se retrouvèrent au cinéma dans les séries de KICHKICH-BEY et du BERBÈRE SIMPLE D’ESPRIT. Ces deux traits (manichéisme et stéréotype) demeurent les piliers sur lesquels repose la majorité des constructions dramaturgiques du cinéma égyptien. “Ce courant (madrasat al-anmât) évolua dans le cinéma égyptien jusqu’à l’envahir totalement. Dans les films où apparaît M. al-Milligi, il représente le héros négatif, F. Chaki est l’homme fort et W. Hamdi, la fille du peuple, intelligente, joviale et active etc… de tous les types courants et connus par le public égyptien…”

Cette “stéréotypie” tourne autour du trio infernal, problématique éminemment occidentale et violon d’Ingres du théâtre de boulevard. Ceci n’est pas étonnant si on connaît l’origine sociale de ceux qui réalisèrent ces films attirant le public par le caractère fastueux des décors et une ligne thématique aboutissant à un prêche moral occultant le changement des mentalités.

La montée d’une bourgeoisie, hier cloîtrée dans les conditions d’une économie agraire, l’arrivée à la ville avec un nouveau projet politique (arracher le pouvoir des mains de l’occupant et l’exercer) et économique (industrialisation de l’Égypte) se sont accompagnées d’une nouvelle éthique dont le cinéma n’a retenu que le relâchement des mœurs et la mobilité sociale. D’ailleurs, c’est avec ces deux thèmes que le cinéma égyptien a acquis la parole: LES FILS À PAPA et LA CHANSON DE L’AME en 1932.

Tout comme la presse, le cinéma constitue aux yeux de la bourgeoisie égyptienne un moyen de plus pour nouer des relations commerciales avec les pays arabes voisins. Ceci ressort de l’allocution prononcée par le grand argentier nationaliste Muhammad Talat Harb en 1927 (et dont S. Farid donne de larges extraits dans l’étude qui suit). Le fait que T. Harb axe le développement de la cinématographie sur le documentaire et le film publicitaire a permis au capital privé de donner naissance au premier film égyptien sous l’impulsion de Azîza Amir (Muhammad).

Cette naissance fait partie de l’ensemble des dons de la révolution de 19 et surtout de son aile capitaliste à l’intérieur du parti Wafd partagée par la suite en Ahrâr Dusturiyûn et Saa’diyyîn. Ce n’est pas étonnant que le premier film considéré comme représentatif tant soit peu de l’Égypte était ZAYNAB adapté du roman homonyme de M. H. Haykal, porte-parole des Ahrâr. Ce film fut pris à partie par les journaux du Wafd. Le même phénomène s’est répété avec un autre film du même metteur en scène (M. Karim). C’est LA ROSE BLANCHE qui fut la cause d’une altercation entre I. Sidki (Hizb al-Chaab) et Nahhâs (Wafd).

Ceci noté, tous les films égyptiens sont, avant la constitution des studios Misr, le résultat d’efforts individuels. Ceux des studios étaient dirigés vers le théâtre et servaient les intérêts économiques de la Banque Misr. Comme un bon entrepreneur, M. T. Harb, avant même de commencer toute production, avait envoyé des jeunes Égyptiens en mission à l’étranger (Allemagne, France…) pour s’initier à cette nouvelle technique. Ces jeunes, à leur retour, vont animer le champ cinématographique égyptien (Niazi Moustapha, Ahmad Badrakhân, Hassan Mourad…).

Quel a été l’objectif principal de la bourgeoisie égyptienne en mettant sur pied une industrie cinématographique?

D’abord c’est le caractère “archiviste” puis “publicitaire”. Archiviste dans la mesure où l’usage du cinéma dans la préservation des événements quotidiens (politiques ou sociaux), des traditions et des coutumes permettrait aux Égyptiens de se situer dans le temps et de pouvoir réaliser ce projet de liaison entre le passé et le présent. Ce caractère déterminera la création des actualités qui ne cessèrent de paraître avec régularité jusqu’à ce jour.

C’est dans cette optique que furent jetées les bases du film documentaire certes de caractère très réductionniste mais qui constitua quand même le terrain d’apprentissage d’où sortirent des cinéastes très qualifiés qui se sont rapprochés de temps à autre du courant dit du “réalisme social”.

Il est à remarquer que ceux qui se sont adonnés à ce genre de cinéma ont produit dans le domaine de la fiction des œuvres très intéressantes à tous les niveaux par rapport à l’ensemble de la cinématographie égyptienne (A.K. Mursy par exemple).

Quant au second caractère, il entretient des relations très étroites avec les activités industrielles de la société mère. L’industrie égyptienne encore naissante avec besoin d’étendre ses activités et de se développer par l’établissement de ponts marchands solides entre l’Égypte et l’ensemble des pays du Moyen-Orient.

Ce projet se présentait ainsi quelques mois avant la parution du film de Azîza Amir en 1927. À cette date existait déjà en Égypte un véritable projet d’industrialisation du pays, projet animé par des Égyptiens et avec des capitaux égyptiens. La Première Guerre mondiale a permis à “la volonté de l’Égypte de prendre racine dans la terre et de tendre vers l’industrie,” comme l’écrivait F. Jirjis. La révolution de 1919 confirma cette volonté avec la constitution du Wafd, son arrivée au pouvoir, la constitution de 23 et la canalisation du capital national vers des secteurs manufacturiers et industriels nationaux.

De là est née une nouvelle restructuration de la société égyptienne avec un début d’effritement de la féodalité et l’apparition d’une bourgeoisie nationale avec ses deux composantes modernistes et fondamentalistes décidées à prendre le pouvoir ou du moins à participer à son exercice, chacune selon ses intérêts et sa morphologie sociale. La présence de l’occupant anglais et l’existence d’une monarchie forte de ses assises terriennes et de ses relations avec le grand centre religieux “al-Azhar”, l’absence d’une direction révolutionnaire conséquente au sein de la petite – moyenne bourgeoisie ainsi que la composition lâche et non organique du Wafd ont permis au capital national de prendre ses distances vis-à-vis des forces populaires et petites bourgeoises et de la réprimer à l’occasion…

Du côté culturel, cette révolution fut le catalyseur d’œuvres fécondes par la jonction entre le lyrisme d’un leader nationaliste comme Mustafa Kamil et l’aristotélisme d’un intellectuel politisé comme Loutfi al-Sayyid. Dès lors, Indépendance et Liberté seront les mots clés de tout le mouvement nationalitaire égyptien. L’effervescence intellectuelle que connaîtra l’Égypte au niveau idéologique reliera les arts au politique et ce par l’intervention de hautes figures intellectuelles comme: Al-Aqqâd, Muhammad Hussein Haykal, Taha Hussein, Mustafa Abdel-Râseq, Salâma Mûsâ, etc… Comme l’écrivaient Yahiâ Haqqi et Mahmûd Taymûr, la Révolution de 1919 détermina leur entrée dans le champ littéraire et les consolida dans leur volonté de mettre au monde une littérature spécifiquement égyptienne, qui exprime “l’âme égyptienne, traduit ce qui bouillonne dans les différentes faces de la société avec ses inquiétudes et ses aspirations”, une littérature qui sait “décrire le peuple avec sincérité”. Pour Y. Haqqi la relation est mécanique. L’apparition du peuple égyptien sur la scène nationale s’est accompagnée d’une littérature à sa mesure, à la mesure d’une Égypte, soucieuse de se coller au réel et de combattre le romantisme qui sévit sous les traductions de al-Manfalûti ou de Muhammad Jumaa.

Quant au théâtre, c’est avec Tawfiq al-Hakîm et Muhammad Taymûr qu’il est devenu “un genre littéraire reconnu dans l’ensemble de la littérature arabe comme l’article de presse, la saynète et les correspondances” après avoir été un théâtre de boulevard basé essentiellement sur l’adaptation (iqtibâs) avec un degré plus ou moins élevé d’égyptianité en tenant compte de la langue populaire (Georges Abiadh), du relâchement des mœurs et du développement des agglomérations urbaines (Yussif Wahby) ou du sens de l’humour caractérisant l’homme du peuple (Najib al-Raihâni).

Le fait que la relève du théâtre ou plutôt son renouvellement fut pris en charge par la grande banque Misr, “cette entreprise solidaire de classe” selon l’expression de J. Berque, signifie que la valeur qui lui était accordée n’est plus uniquement celle d’un théâtre de distraction, mais celle de la recherche d’une personnalité et le moyen par lequel on tentait de faire la jonction entre le passé et le présent de l’Égypte. D’où l’importance acquise, par exemple, par le “théâtre social” (Masrah al-mujtamaa) d’al-Hakîm ou le théâtre lyrique avec Ahmad Chawqi ou Badie Khairî. Ceci au moment où certains intellectuels répugnaient au travail théâtral et le caractérisaient de charlatanisme. Avec la relève du théâtre, l’Égypte venait de montrer une fois de plus, par la preuve, qu’elle est la terre de renouvellement, une terre capable d’embrasser le nouveau et de le canaliser dans un sens prioritaire à savoir: la renaissance de la personnalité égyptienne.

Concernant la peinture et la sculpture, nous constatons le même phénomène: d’abord animées par certains étrangers et égyptianisés, elles sont vite passées entre les mains des autochtones et plus particulièrement celles de l’aristocratie turco-égyptienne (Said, Sabry, Ayyâd) illustrant la vie de palais alexandrine. Toutefois c’est Mohammed Nâji qui fit sortir la peinture de cet enclos et réalisa la jonction, dominante par ailleurs à cette époque, entre le passé et le présent. Nâji est arrivé à prendre conscience de la nécessité de mettre en relief et comme pour leur rendre hommage, “les éléments de la réalité égyptienne, c’est-à-dire la terre et ses richesses, les hommes, les paysans, les simples manœuvres et les femmes, etc…”. D’où l’apparition dans ces arts du thème de la modernité qui sera le lot de la génération de 1940/50 (R. Yûnân, I. Aflatûn, al-Jazzâr, H. Abdallah…)

Et le cinéma?

Quelle est la part prise par le cinéma dans ce mouvement sans cesse renouvelé et qui n’a préservé aucun domaine de la vie égyptienne?

Nous sommes tentés de répondre par la négative. Une réponse ainsi formulée nécessite quelques réserves en égard à la nature propre du cinéma, de ses fondements économiques ainsi que de la position du cinéaste à l’intérieur des courants de renouvellement qui traversaient l’Égypte depuis 1919 jusqu’à aujourd’hui.

De façon générale, le cinéaste égyptien est beaucoup plus un technicien du film qu’un cinéaste, quelqu’un qui use plus d’une technique que d’une pensée. Il est un metteur en image plus qu’un metteur en scène. Même les Tewfik Salah ou Youssef Chahine sont des traducteurs de culture plus que des “créateurs de culture” sauf dans les derniers films de Chahine. Si le vœu de T. Harb était d’initier les Égyptiens à cette nouvelle technique de la reproduction pour qu’ils soient au service du développement industriel et de donner une œuvre adaptée “d’un roman égyptien dans son esprit, égyptien dans ses personnages, égyptien dans ses paysages et égyptien dans sa confection”, l’attachement général du réalisateur égyptien à la “sacralisation” des procédés cinématographiques pourrait venir de cette conception manuelle ou artisanale, dans le sens propre du terme, qu’il a du travail cinématographique.

Dans cette conception, le cinéma était connoté comme une expression dépendante des autres arts et qu’elle n’en est que l’heureuse synthèse. Il suffisait de connaître les rudiments de la technique cinématographique pour devenir cinéaste. Ceci se voit avec le nombre grandissant des réalisateurs après la seconde guerre mondiale ainsi que celui des adaptations et des remakes où l’attention est plus dirigée vers le divertissement que vers la dynamique sociale qui anime la rue.

Est-ce d’une incapacité de création que souffre le cinéma égyptien? On ne peut répondre à cette question qu’après avoir pris connaissance du tonus de l’atmosphère générale dans laquelle ce cinéma est né. Laissons de côté les tentatives de création du film égyptien et regardons de près la production de ce que le critique Samir Farid considère comme “la génération des Studios Misr”, dénomination tellement générale qu’elle peut bien être une “auberge espagnole”.

L’idée générale selon laquelle cette génération avait fait basculer le cinéma égyptien de l’alliance avec la féodalité et le sérail à l’alliance avec la grande et la moyenne bourgeoisie est une relation trop syncrétique et se base uniquement sur l’analyse comparative entre la conception de Badrakhan d’un côté et la conception de Kamal Sélim d’un autre. À notre avis le changement est plus compliqué et nécessite une analyse détaillée du contenu filmique de la majorité de la production de la période 1936/1944, soit 140 films. Ce qui n’a jamais été fait à notre connaissance.

En ne tenant pas compte de cette production, S. Farid fait preuve d’un a priori selon lequel tout film qui ne traite pas de la condition du prolétariat est un film au service de la bourgeoisie.

Penser ainsi voudrait dire qu’on considère le réalisateur égyptien comme un intellectuel responsable de ses actes et prêt à les défendre jusqu’au bout. Ce qui déjà est contraire à la réalité, car ce réalisateur, comme celui des autres périodes ou générations, ne se voit pas sous cet angle.

Le réalisateur égyptien est un artiste au sens technique du terme. À part l’auteur d’AL-AZIMA, qui lui n’est pas allé jusqu’au bout de ses convictions suite aux différentes concessions qu’il a faites à la source financière, tous les autres réalisateurs de cette période ne sont que des traducteurs mal armés des aspirations de la grande bourgeoisie qui s’est détournée de l’alliance avec les forces populaires et s’est contentée soit de participer au pouvoir (Hizb al- Chaab, al Kutla, al-Saadiyyn…), soit de vivre dans une opposition légale et légaliste (Hizb al-Wafd, al-Ahrar…)

Le cinéma est resté dans cet ordre des choses, un cinéma qui traduit les aspirations légitimes de la grande bourgeoisie en termes fictifs ou fictionnels. L’annulation des tribunaux mixtes, le traité de 36 avec tous les inconvénients, la croissance de la créance égyptienne, “la phase d’équipement fébrile (…) celle d’une croissance, mais aussi d’une conquête bourgeoise et des profits partagés”. L’atmosphère de mouvance politique et financière a favorisé l’implantation d’un cinéma à “l’américaine”. Le fait que la majorité des 140 films produits à cette époque est imprégnée de romantisme et de conciliation entre les deux extrêmes (pauvre/riche et non exploité/exploitant) est déjà significatif par rapport au tournant qu’allait prendre le mouvement national. De plus cette problématique exposée en terme de destin et de fatalité accentue l’irresponsabilité de l’Homme et du coup la vanité de toute opposition. Ainsi, la seule solution plausible et facilement imaginable parce que basée sur un désir très enraciné de mobilité sociale, est celle de la conciliation, du jeu avec le national plutôt que son respect, de la conciliation légaliste à l’image de ce qui se passait au sein de la classe politique.

L’Alliance conjugale

Cette alliance est le leitmotiv dominant de tout cinéma de pays pauvre. Répondant à un désir courant au sein des couches populaires, désir d’accession sociale très cultivé par une certaine presse et un théâtre à l’affût de tout scandale passionnel, par la floraison du capital national, la désertion du travail agricole et la formation d’un prolétariat dans les casernes anglaises, le cinéma joue, dans ces conditions de fausse croissance, le rôle de “dégonfleur” par son caractère fastueux, l’invraisemblance de son discours et l’imaginaire de son cadre. Dans cette situation où le parti majoritaire vient d’être cassé pour la seconde fois, où l’indépendance de 1922 ainsi que celle de 1936 paraissent illusoires, où la classe ouvrière est partagée entre différents syndicats alliés à des partis précis, le cinéma égyptien ne pouvait que continuer la ligne filmique de LEYLA, ZAINAB ou LES FILS À PAPA…

La relation entre cet état social et l’expression cinématographique de 1936/44 n’est pas une relation organique dictée par la légitimité des intérêts de la classe dominante. Au contraire, elle est floue. C’est qu’à ce moment du développement du cinéma, la relation expression culturelle expression cinématographique était considérée comme non seyante et ne répondait pas à la vraie fonction de la culture. La cassure existant entre les hommes de lettres et les cinéastes égyptiens rendait impossible toute collaboration et élévation du niveau idéal du cinéma. Preuve est cette position d’un penseur comme Al-Aqqâd qui écrivait: “…Écrire pour le cinéma est plus lucratif qu’écrire pour la littérature. Mais l’écrivain qui respecte la production de son esprit ne doit pas s’abaisser à ce vil niveau. Nous voyons bien que la classe sur laquelle vit le cinéma est une classe indigne d’un écrivain qui se respecte. Le public de ce cinéma est composé de la racaille. Nous écrivons pour ceux qui apprécient la pensée.”

Imad Hamdi, Akila Ratib et Sayed Bédeir dans LE MARCHÉ NOIR de Kamel El Tel Telmessani
Imad Hamdi, Akila Ratib et Sayed Bédeir dans LE MARCHÉ NOIR de Kamel El Tel Telmessani.
Coll. Cinémathèque québécoise

Cette position n’est pas à généraliser, car au moment où cet intellectuel pensait ainsi, il avait déjà basculé du camp des forces nationales vers l’extrême-droite; de fervent défenseur de la liberté et de l’indépendance, il est devenu un des plus grands opposants à toute nouveauté.

Mais au-delà d’elle, nous pensons que l’attention des intellectuels de cette époque fut dirigée vers l’établissement d’une littérature et d’un théâtre égyptiens. Là aussi nous voyons la consécration du verbe, en laissant le cinéma entre les bons soins de groupes financiers et compradores.

Cette première relation née avec la naissance du cinéma, à travers laquelle le cinéaste égyptien tente de donner sa vision des problèmes que vit l’Égypte en se basant sur une source financière instable et un vide idéologique, baigne dans un romantisme éclatant, non seulement dans les beaux décors, les situations irréelles et les personnages socialement stéréotypés mais aussi au niveau de l’expression cinématographique par le statisme du langage de la caméra ainsi que le traditionnel montage…

Nous savons que les périodes romantiques s’accompagnent d’une idéologie utopiste confirmant l’absence d’une direction révolutionnaire. L’avortement de 1919 par l’accession formelle à une indépendance confirmée par le “pacte d’amitié et d’honneur” (1936) s’est manifesté par un regain de romantisme loin des mouvements sociaux: SARRA (al-Aqqad-1938), ZINUBIA (M.F. Abu Hadid – 1940), LE LIEN SACRÉ (T. al-Hakim), L’APPEL DU COURLIS (T. Husein), LES VESTIGES (M. Taymour – 1934) sans oublier les sériais de M. al-Sibaii ou Y. Sabri…

Ce facteur a joué un rôle important dans l’alimentation idéale soit du cinéma soit de son public et ce essentiellement sous l’effet de ce que A.M. Taha Badr désignait par le “roman de distraction et de détente” construit sur un fond lénifiant dans un cadre étranger à l’Égypte et où s’activaient des personnages flous au comportement manichéen. Parlant de la résistance de ce genre littéraire, l’auteur écrit: (…) ce genre “tire les causes de cette continuité de l’existence d’un lecteur ne possédant pas une forte conscience mais qui au nom de la distraction se dirige vers ce genre de production. Il y a aussi la présence de demi-intellectuels de tous les milieux prêts à répondre aux exigences de ce lecteur. Actuellement une majorité sensible de ces lecteurs s’est détournée du roman et est allée rejoindre les dramatiques radiodiffusées, les films et dernièrement la télévision. La majorité des productions présentées par ces moyens ne diffère guère de l’esprit général du roman de distraction et de détente. Il serait intéressant de faire une étude comparative entre ces dramatiques, ces films qui sont présentés au public et les romans de distraction et de détente qui étaient présentés aux lecteurs au début du XXe siècle. Nous remarquerons une nette ressemblance entre eux dans la construction du nœud dramatique, la construction des personnages et les “prêches” que les auteurs imposaient à leurs romans…”.

Cette permanence du romantisme animée par une logique manichéenne et un rôle dominant du destin et de la fatalité, en se conjuguant avec une profusion dans les financements (Studios Misr en compétition avec les sociétés privées) va axer le cinéma égyptien sur la tendance “chansonnière”. C’est ainsi que les 2/3 des 142 films produits à cette époque sont des films musicaux qui ont établi une fois pour toute l’expression cinématographique de la chanson et ont favorisé la schématisation.

Rien que par leur titre, ces films sont des indicateurs sur leur contenu et leur esprit: WIDAD, LA CHANSON DELA RADIO, LA REINE DES THÉÂTRES, MONSIEUR VEUT SE MARIER, LE FASTE EST UNE BANQUEROUTE, MA FEMME NO 2, L’HEURE DE L’EXÉCUTION, SALAMA VA À MERVEILLE, LA FILLE DE M. LE DIRECTEUR, VIVE L’AMOUR, OMAR ET JAMILA, QAÏS ET SAÏLA, À LA SUITE DES BELLES, 1001 NUITS, ZULLIKHA AIME ACHOUR, À L’ÉTER­NITÉ, AMOUR INTERDIT, LA STATION DES BONNES COMPA­GNES, L’ACCUSÉE…

Le discours cinématographique de ce genre suivra pas à pas le chemin tracé par le cinéma occidental moyen du genre Marcel L’Herbier, René Goissart, etc… C’est une succession de plans élaborés et montés en vue d’une plus grande attraction du spectateur. C’est un discours lent, répétitif et sans caractéristiques propres. Quant au discours filmique, il est le lieu privilégié dans lequel la bourgeoisie égyptienne fourre toute sa conception du monde. “La femme poussée par sa condition sociale se prostitue ou tente de se prostituer. L’homme sous le coup du doute ou de la jalousie accuse sa femme ou sa bien-aimée. Tout se disloque. Mais le hasard qui a causé cette déchirure répare la cassure. L’homme retrouve la femme et le destin leur sourit. Tout rentre dans le plus bel ordre, celui que seul le cinéma sait bien exprimer: le “pacha” accepte et le mariage a lieu dans les plus brefs délais. Le “happy end” est de rigueur…”

De ce côté-là, la “génération du Studio Misr” a été la consécration du plagiat et du music-hall. N’est-ce pas Badrakhân qui écrivait en 1936: “Voici quelques décors qui conviennent bien à un film: le Théâtre, le Music-hall, la Direction d’un journal, un Grand Hôtel, la Bourse, la Plage, l’Hippodrome, le Casino”. Il conclut plus loin en dressant un scénario-type susceptible d’engager l’adhésion du public: “Il faut chercher une intrigue amoureuse entre deux hommes qui se disputent une femme, ou mieux, deux femmes qui convoitent le même homme et rivalisent pour le séduire et l’épouser.

C’est ce qu’il y a de mieux pour le cinéma. En conclusion, un bon scénario, c’est une histoire d’amour et de jalousie entre trois ou quatre personnages dans une belle cité, à l’intérieur de palais splendides et dans une courte durée, avec des obstacles naturels ou accidentels mettant en danger le bonheur ou même la vie des héros; ceux-ci devant réussir à surmonter ces obstacles et jouir finalement du bonheur mérité…”

Alliance d’affaires ou les contradictions complémentaires

De l’autre côté, cette relation que nous avons désignée du terme d’alliance d’affaires ou d’intérêts, se situe à un niveau de conscience politique plus réfléchie et de travail cinématographique plus original.

C’est une relation de classe qui, au niveau social, correspond à un mûrissement des forces populaires, un début de radicalisation des luttes nationales par la formation de syndicats indépendants du Palais, des partis du capitalisme et de leurs représentants suite au développement industriel, à l’abaissement du pouvoir d’achat, à l’appauvrissement continu des masses populaires et à un exode rural de plus en plus visible.

Au niveau littéraire, c’est déjà l’apparition des germes du “réalisme” et la disparition graduelle de la philosophie libérale, principale animatrice de la production romantique.

Cette disparition graduelle s’est opérée au moment où la classe petite bourgeoise considérée naguère par Loutfi al-Sayyid comme la “détentrice du principal intérêt” commence à faire volte-face et, de guide vers le progrès et la libération, va devenir un grand obstacle. L’échec de cette petite bourgeoisie a donné naissance à une couche sociale matériellement proche des masses populaires. Cette couche sera la motrice et la principale nourriture du courant réaliste qui vers les années 40 commença par le simple constat de l’incapacité du pauvre à participer au relèvement de son pays dans ÈVE SANS ADAM de H. T. Lachin, à la tentative d’analyse des conditions objectives qui empêchent cette participation JOURNAL D’UN PROCUREUR DE CAMPA­GNE de T. al-Hakim, LA LANTERNE DE OUM HACHIM de Y. Haqqi, LE MILLIME ENRICHISSANT de A. Kamil, etc…)

‘Al Azima: naissance du cinéma national

Après la réalisation du passage d’un cap à un autre au niveau social et littéraire, il est normal de le voir s’effectuer timidement au cinéma. Le caractère “réaliste” (Wâqii) d’un film comme LA VOLONTÉ (1939 – K. Salîm) n’est pas ex nihilo. Il procède d’une manière objective de la même démarche qui animait le roman réaliste, celle de l’échec du projet politique de la grande bourgeoisie, la pauvreté idéologique de la petite bourgeoisie et la relève que doivent prendre les masses populaires.

À notre avis il est tout à fait normal de voir naître un tel film dans de telles conditions politiques et sociales. Dans toute cette production où la réalité travestie n’arrivait plus à duper cette masse bouillonnante d’ouvriers parqués dans les bidonvilles des grandes agglomérations, le public sentait bien qu’il n’était représenté dans cette “mélodie permanente” que dans une optique d’ameublement des décors.

LA VOLONTÉ (1939), de Kamal Salîm
LA VOLONTÉ (1939), de Kamal Salîm

La tentative de l’auteur de LA VOLONTÉ de montrer la réalité au cinéma vers 1938-39 dénote une conscience politique éveillée et une parfaite connaissance du “fond de l’air”. Le problème n’est pas dans l’entreprise de cet auteur mais dans celle des Studios Misr d’ouvrir une brèche dans la production et de parler au peuple un langage à la mesure de ses aspirations et de la réalité vécue. N’oublions pas que, comme en 1935 (inauguration des Studios Misr), ce sont les agents du Palais et de la bourgeoisie (compradore) qui sont au pouvoir en 1939. Leur ligne politique est faite d’une grande ambiguïté: “La bourgeoisie égyptienne est une classe à double nature, elle est contre les forces exploitantes, oppressives, étrangères et féodales. Elle est avec le peuple contre l’ennemi; et contre le peuple quand celui-ci tente de lui arracher certains de ses droits. Et comme ses composantes ne sont pas à un même degré de développement, on y trouve la petite, la moyenne et la grande bourgeoisie. Leurs positions vis-à-vis des ennemis et du peuple dépendent de leur place dans la production et de leur degré de développement”.

C’est dans cette ouverture sur le peuple que K. Salîm a pu réaliser son film. Ceci ne veut pas dire que la relation est mécanique ni que la valeur de l’équipe qui l’a réalisé est minime.

La valeur d’une telle œuvre, avait-on écrit et ré-écrit, est son degré de réalisme par rapport à l’ensemble de la production.

À notre avis si elle inaugure le réalisme dans le cinéma égyptien, elle ne fait que répondre à une attente culturelle exprimée précocement par la gauche égyptienne et à laquelle la catégorie romanesque désignée par A.M. Taha Badr comme “roman artistique” (riwâya fannîyya) a su répondre à des degrés divers.

Ce film est significatif dans la mesure où il est l’expression d’un nouvel équilibre entre la classe politique et la classe sociale. C’est une proposition à une nouvelle stratégie pour le relèvement de l’Égypte. Son “réalisme” à notre avis ne réside pas du tout dans la représentation réelle ou vraisemblable des types sociaux: le quartier, le coiffeur, le boucher, l’étudiant, etc… mais beaucoup plus dans l’expression réaliste de ce nouveau rapport de force.

Malgré tous les compromis faits à la source financière (Studios Misr) et à la censure (l’État), malgré les luttes idéologiques (fasciste/socialiste) qui ont accompagné le tournage et la complaisance envers le public, LA VOLONTÉ a su échapper au statique des situations en incluant ces “types” dans le cadre plus général de la représentation de classe.

Cette représentation de classe entre les deux protagonistes (Adly/ Mhammad) est celle qui a permis au film non pas un degré élevé de vraisemblable mais un niveau d’expression réaliste facilement repérable dans les corps sociaux. C’est là où se situe son originalité.

Ce qui a été considéré à tort comme un happy-end dicté par une complaisance envers le public n’est autre que la traduction de la conjoncture politique des années 40 en termes quotidiens, en termes d’alliance pour la survie. Déjà soucieuse de développer le marché intérieur pour l’écoulement de ses produits l’aile affairiste de la grande bourgeoisie s’était rendu compte que seule elle ne pourrait réaliser la relève de l’Égypte sans la participation effective de la petite bourgeoisie, le garant du caractère “national”.

Sans l’argent et les institutions de la grande bourgeoisie (Adly et son père) la petite bourgeoisie (Mhammad) ne pourrait rien faire sinon croupir dans le quartier au risque de voir ses biens sous séquestre. Par contre sans le rôle dynamique et la volonté déterminée de cette petite bourgeoisie, la grande ne pourrait pas garder trop longtemps des acquis encore fragiles. D’où le modus vivendi proposé par l’auteur qui entend appliquer le slogan “l’Égypte aux Égyptiens”. C’est par l’alliance entre les deux fractions de la bourgeoisie égyptienne que l’Égypte pourrait renaître. La fonction de Fatma est de faire ressortir les similitudes et les différences entre les deux composantes traditionnelle et moderniste (al-Itr/Mhammad) de la petite bourgeoisie. Son balancement entre ces deux ailes a inauguré, en général, le rôle et la fonction de la femme dans les films de la génération d’après 50. Elle cristallise en quelque sorte les aspirations globales de la petite bourgeoisie.

Dans cette optique il est normal que le mode d’expression choisi par K. Salîm dans la conception de ses différents personnages concorde avec l’option politique de l’auteur.

La différence qui existe entre la première et la seconde alliance est fondamentale. La première prend pied sur des considérations morales et sentimentales en ne tenant pas compte des conditions sociales et de l’appartenance de classe de ses agents. Elle est en quelque sorte l’expression d’un humanisme incolore ne tenant pas compte des caractéristiques du milieu sur lequel elle était censée agir.

Par contre, la seconde, même si quelquefois elle s’exprime en termes moraux, a des assises sociales évidentes et exprime des préoccupations réelles, issues de la réalité et destinées à la transformer.

Si on considère LEYLA comme le premier film égyptien, les “Studios Misr” comme la naissance de l’industrie cinématographique égyptienne, il est à considérer le film de K. Salîm comme la première manifestation du cinéma national égyptien. Par cinéma national nous entendons tout film qui puise son discours du terroir, du lieu duquel il est issu et vers lequel il tend avec comme principal objectif la transformation des mentalités dans le sens de la promotion d’une société moderne dans le cadre d’un État national indépendant.

Cette tendance inaugurée par LA VOLONTÉ fut renforcée avec plus ou moins de conviction et de bonheur dans LA FILLE À PAPA, LE FILS DU FORGERON, LE GARAGE, etc… mais plus réussie dans LE MARCHÉ NOIR et plus particulièrement par la génération renforcée ou née avec l’avènement des Officiers Libres.

Pourquoi cette expérience de K. Salîm n’a-t-elle pas eu l’effet escompté; celui de mettre le cinéma égyptien sur les rails du cinéma national? Pourquoi a-t-il fallu attendre l’apparition des Officiers Libres pour que le cinéma égyptien tende vers une représentation plus ou moins réelle des préoccupations de l’Égypte?

La réponse nécessite une analyse minutieuse de la production égyptienne tout en établissant des rapports d’interférence entre son évolution, celle des autres arts et celle de l’Égypte.

Toutefois, nous allons essayer d’exposer certains points que nous jugeons importants pour la connaissance de la nature culturelle du cinéma égyptien. Ces différents points ne sont pas indépendants les uns des autres mais nous les avons séparés pour mieux les exposer.

— la domination de la parole/verbe

— le cinéma égyptien: phénomène urbain.

Le cinéma égyptien : phénomène urbain

Semblable en cela aux cinémas des pays riches et pauvres, le cinéma égyptien est un cinéma de cité tant au niveau de la conception qu’au niveau de l’implantation.

Le cinéma accompagne la concentration prodigieuse du phénomène urbain due à une démographie galopante, à un appauvrissement de l’agriculture et un exode rural visible.

La concentration de plus de la moitié des centres de projection dans les deux métropoles égyptiennes (Le Caire/Alexandrie) est en elle-même un signe susceptible d’attirer l’attention des planificateurs. Quant au contenu cinématographique c’est la grande ville du Caire et puis Alexandrie qui détiennent le record du lieu d’action. C’est là où se trouvent les solutions finales aux problèmes des ruraux, là aussi se trouvent concentrés tous les signes de la civilisation moderne.

On pourrait dire à la rigueur que Le Caire possède son cinéma alors que l’Égypte en est dépourvue… Cette concentration des moyens cinématographiques et, par implication, du discours filmique traduit une réalité propre à l’Égypte et qu’un géographe comme Jamâl Hamdân a su analyser d’une façon magistrale. Le fait que tout Égyptien désigne la ville du Caire du nom de l’Égypte (Misr) est significatif et une analyse détaillée de la production égyptienne nous montrerait qu’au niveau du cinéma il n’y a d’Égypte que cette agglomération de quatorze millions d’habitants…

De là est née aussi cette vision manichéenne qui dissocie de manière radicale le bien et le mal, la pauvreté et la richesse, le crime et l’honnêteté. Tout est compartimenté et ordonné à un point tel que dès les premières séquences on décèle lequel des personnages est positif et lequel est son contraire. Tout est déjà clair; même la fin. Cette limpidité du film égyptien due à une construction dramaturgique linéaire dénote un degré de construction réellement artisanal et une absence manifeste de conscience politique et sociale.

LE COSTAUD (1956), de S. Abou Saïf. Coll. Cinémathèque québécoise
LE COSTAUD (1956), de S. Abou Saïf.
Coll. Cinémathèque québécoise

Les films où cette conscience joue un rôle dominant (LES RÉVOLTÉS de T. Salah, LE PROCUREUR GÉNÉRAL de A.K. Mursy, LE COSTAUD de S. Abou Saïf et LA TERRE de Y. Chahine) sont du côté cinématographique des œuvres cohérentes et solides où chaque plan et chaque séquence sont fonctionnels, participent organiquement à la construction voulue et servent l’axe principal. Pourquoi des films de ce genre, et ils sont nombreux, ne jouent-ils pas le rôle de détonateur et n’attirent-ils pas dans leur sillage les autres productions?

La réponse vient de l’insuffisante pénétration matérielle du cinéma dans l’arrière-pays, de la conception qu’ont les réalisateurs de la fonction de leurs produits ainsi que de la grande coupure qui sépare leurs préoccupations de celles du peuple. La vision du monde qu’on peut déceler dans les œuvres de ‘Ahmad Dhiâ al-Dîn, de Hilmy Halîm, de Hassan Ridhâ, de Hassan al- Imâm, etc. est en complète contradiction avec le réel social. Par contre, ces œuvres profitent des plus grands soins dans la production et d’une plus grande attention dans la distribution. L’entretien de la cassure entre la vie qu’ils traduisent et celle qui se déroule dans la rue n’est certainement pas profitable aux tentatives de rénovation du cinéma égyptien mais favorise la survie d’un cinéma bâtard, étranger, bête et abrutissant. Les propos généraux du cinéma égyptien sont des propos appartenant à une société industrielle à économie capitaliste alors que ce n’est pas le cas. La société égyptienne selon les termes mêmes de Salâma Mûsâ est une société qui n’a pas su ou désiré entreprendre l’expérience japonaise ou chinoise en matière de développement et de modernité et qui “vivait sur une vieille culture qui n’a pu dans son histoire passée que produire une civilisation agraire”. Ceci rejoint les opinions de Louis Awadh et Jamâl Hamdân.

Ce décalage entre l’option générale de la société et l’esprit dans lequel travaillent les cinéastes égyptiens provoque leur exil dans leur propre patrie. La linéarité exagérée du film égyptien, sa morosité et sa concentration thématique viennent de cette nette cassure entre la raison sociale et politique de l’entreprise cinématographique et le terrain sur lequel elle est censée agir. Il y a coupure entre la vie et la conception de la vie à mesure qu’on se situe dans la ville ou dans la campagne. La société égyptienne est faite de “villes à visage européen, aux cœurs et aux esprits déchirés entre des courants culturels et ci­vilisationnels contradictoires… (et d’une)… campagne plongée dans les ténèbres du Moyen-âge et même avant le Moyen-âge. Le fossé est très large entre elles…” Dans ces conditions, un cinéma “national” ne peut pas naître d’une classe politique, économique et intellectuelle établie à longueur d’année dans les villes.

Le cinéma égyptien est à 100% un cinéma de cité dans lequel les paysans de l’avis même des campagnards sont des paysans vus du dehors (fallâhat al- Afandiyya).

En matière de culture et de conceptions culturelles, les décisions venant du Caire ne peuvent en aucun cas influer sur les mentalités et toute tentative de revalorisation de la culture nationale dans le sens d’une domination de la ville revient à ce que “Le Caire dialogue avec les préfectures et les sous- préfectures. La bourgeoisie du Caire dialogue avec les bourgeoisies de l’intérieur. Et pourquoi ne pas le dire carrément? La bourgeoisie du Caire essaie de sauver l’autre bourgeoisie de l’enfer campagnard qui l’entoure, la guette et la surveille comme un ogre qui veut la dévorer…” L’effort d’animation culturelle de la campagne entrepris par la “Thaqqafa al-Jamâhiriyya” est fait dans le sens de la “ruralisation” de la ville, de l’urbanisation” effective de la campagne. Urbanisation est comprise en terme de modernisation et de décentralisation politique et culturelle. Synonyme de développement, elle ne peut se faire que par un contact incessant et sans relâche entre les intellectuels et les masses populaires et rurales. Un tel contact suppose une conscience politique et sociale aiguë des problèmes et des aspirations du peuple. Le cinéaste égyptien ne réalise ce contact que quelque mois avant le tournage. C’est pourquoi les masses rurales se reconnaissent plus dans LA FILLE AUX CHEVEUX BLANCS ou L’ANCIEN ET LE NOUVEAU que dans LA VALLÉE JAUNE ou UN MARIAGE DIFFICILE ou bien encore UNE FEMME M’A TRAHI, etc…

La domination de la PAROLE

Nous avons signalé plus haut la relation très tôt entretenue entre le jeune cinéma et le théâtre. Avant même que ce cinéma n’arrive à se forger son propre langage dans le muet et ne sorte de la conception artisanale et commerciale comme il l’a fait en France vers les années 1920 pour être considéré comme un “art total” et indépendant, il fut écrasé dans l’œuf par l’adjonction de la bande sonore. Il faut remarquer que le premier film égyptien muet concorde avec l’apparition du premier film parlant américain (mondial). Déjà il y a un retard.

Cette bande sonore va devenir la colonne vertébrale au niveau des dialogues comme au niveau des chansons et de la musique. Entre 1927 et 1932, les 13 films muets produits en Égypte ne purent pas en cinq ans acclimater le langage cinématographique et l’enraciner dans les mentalités jusqu’au jour où bande sonore adjointe, le cinéma égyptien réaliserait cette harmonie et cette complémentarité entre ses deux composantes. Qu’on le veuille ou non, le cinéma est avant tout la présence de l’IMAGE et le son n’est en réalité qu’une touche de vitalité et de vraisemblance.

Pour le cinéma égyptien, le contraire s’était produit. En dehors de son contenu, la fonction de l’image est implicitement celle de l’illustration du discours verbal. La sacralisation de la parole est allée jusqu’à l’asservissement de l’image: dans la majorité des films musicaux, au moment où le chanteur/héros débite ses paroles, la caméra, cet instrument fait pour capter la vie et les passions, se cloue sur place avec quelques variations dans les plans alors que toute la vie se passe dans la bande sonore. Le couplet terminé, la caméra reprend vie mais dès que le chanteur aborde le second couplet, elle se fige, etc… Cette alternance demeure encore actuelle dans son ensemble. Même si dans MON PÈRE EST LÀ-HAUT SUR L’ARBRE elle tente de se libérer de l’emprise de la parole, elle demeure néanmoins au second plan et ne fait pas fonction d’informateur principal mais d’illustrateur. D’où une pauvreté visible du langage cinématographique. Toutes les informations clés du récit filmique nous parviennent à travers la bande sonore, l’image n’étant qu’un appoint. Ce déséquilibre relève de plusieurs facteurs dont les plus importants sont:

–  la fragilité du statut social de l’image
–  la conception marchande du cinéma
–  la pauvreté culturelle des cinéastes…

La conjugaison de ces trois facteurs nous donne des séquences comme celle dont nous parle S.E. Tawfik dans LA DANSEUSE PUDIQUE ou T. Sâlah quand il dit “que le verbe pour le musulman est beaucoup plus important que l’image. Vous savez que l’image ne fait pas bon ménage avec l’Islam, d’où le développement de l’art des arabesques (le mot est significatif), du jeu des formes géométriques. Il est symptomatique qu’à son apogée, la civilisation arabe ait traduit toute la philosophie grecque mais non le théâtre…” ou encore “…Chez moi, le dialogue est toujours important. Il me sert notamment à établir une distance entre le film et le spectateur…” Cette affirmation vient de la part de celui qu’on considère comme le détenteur du sens de l’image. Que dire alors des réalisateurs traditionnels?

Un cinéaste comme S. Abou Seif pense lui aussi que l’image doit exprimer la rhétorique littéraire dans la mesure où le sens du spectateur est formé dans cette optique. Ceci a fait dire à un critique égyptien que l’esprit général du cinéma égyptien est un esprit littéraire, un esprit basé sur toutes les caractéristiques du récit littéraire.

Des films importants comme MUSTAFÂ KAMIL ou SAIYYID DARWÎCH de Badrakhân, LE CAIRE 30 ou LE PROCÈS 68 de S. Abou Seif, SALADIN et LE MOINEAU de Y. Chahine s’apparentent à la nature culturelle de l’Égypte et du monde arabe par ce côté verbal, par cette tendance à “dire” les actes et les situations mais non à les faire “voir”. Cette nature où concordent l’influence des films musicaux et la nature culturelle de l’homme arabe n’est pas essentiellement cinématographique. Elle réalise la négation du “kino glaz” (ciné-œil) cher à D. Vertov. La preuve a été faite vers les années 60 par la Radio Tunisienne et actuellement par plusieurs stations arabes qui diffusaient sur les ondes des films égyptiens accompagnés d’un petit commentaire. Le message passait facilement et l’expérience a réussi. Ce qui a fait dire à un bon plaisantin que les films arabes sont des “films radioffusés” (‘aflâmun ‘idhâiyya).

Hassan Youssef et Meruat Amin dans LE PROCÈS 68, de S. Abou Seif. Coll. Cinémathèque québécoise
Hassan Youssef et Meruat Amin dans LE PROCÈS 68, de S. Abou Seif.
Coll. Cinémathèque québécoise

La nature du milieu dans lequel est né ce cinéma et les éléments qui l’animent ont déterminé sa fonction. Même avec la révolution nassérienne et la dénonciation faite par la charte nationale de cette “puberté intellectuelle” et les vœux pieux d’un des plus compétents ministres de la culture (Tharwat Ukâcha) en matière cinématographique, le cinéma égyptien demeura la chasse gardée d’une classe sociale obstinée à ne rien lâcher de ses privilèges. L’échec de la nationalisation de ce secteur en 1971, après neuf années d’expérience, a démontré que la nationalisation des moyens de production cinématographique ne suffit pas à donner un “cinéma socialiste”. Le cri étonnant lancé par Y. Chahine “tout a été nationalisé sauf moi” dénote une réalité amère dont il faut tenir compte au moment du bilan.

Après cette dénationalisation où les studios ont failli être bradés au profit de capitaux saoudiens soucieux plus de vidéo que de production “nationale” cinématographique, le cinéma devient un parent pauvre utile seulement dans les discussions parlementaires et les opérations de prestige. Une seule visite dans une des 150 salles d’Égypte vous fait toucher de l’œil et de l’oreille l’état auquel est parvenue ce qu’était la deuxième industrie de l’Égypte après le coton.

En dehors des questions d’organisation de production, de l’état délabré des studios et laboratoires, de l’absence de “métier de producteur” en l’absence de l’État (cf notre étude sur l’économie du cinéma égyptien parue dans Les Cahiers d’études arabes et islamiques no 1-2 Paris 1976), la question de fond demeure toujours actuelle: Pourquoi cette dénationalisation?

Les réponses ne sont ni économiques, ni culturelles ni même politiques dans le sens large du terme. Elles dépendent d’un mouvement de “Ridda” (Réaction) entrepris par l’ex-président A. al-Sâdât.

Prenant prétexte des différentes erreurs graves commises entre 1963 et 1970 dans la gestion des biens publics pour la production de ELLE ET LES HOMMES de H. al-Imam, TUEZ-MOI S.V.P. de H. al-Sifi, MOI, MA FILLE ET L’AMOUR de M. Radhi, etc…, les autorités, alliant une nécessaire restructuration à une sur-évolution financière et morale, ont décidé de jeter l’enfant avec l’eau du bain.

Heureusement, la nationalisation avait permis à des jeunes cinéastes de donner la mesure de leurs capacités. On vit alors l’entrée de H. Ramai, K. Chawki, M. Thabit, Ch. Abdessalam, etc… Des films prometteurs furent réalisés et dans lesquels certaines solutions même timides furent apportées aux questions signalées dans ce texte. LE PRIX DE LA LIBERTÉ de N. al- Dimirdâch, LA MONTAGNE de K. Chawki, LES PLUIES ONT TARI de S. Issa, LE FACTEUR de H. Kamal, etc… sont des films qui allient à des degrés divers un cinéma de qualité — dans les conditions de l’Égypte — et une écoute du cinéma international.

Certains diplômés de l’Institut du Cinéma du Caire purent se faire des armes grâce au secteur public comme A. Fahmy, M. Choukry, A. Al-Chadhli, etc… Sur un total de 150 films financés parle secteur public entre 1963/1970, 14 furent signés par de jeunes réalisateurs. La proportion est certes très faible étant donné les buts de l’organisme mais plusieurs films sont des coups de maître.

Toutefois, les lois de l’industrie et du marché, l’absence d’un public pouvant constituer un “centre de pression” en faveur de ces films, le rachitisme organique des maîtres d’œuvre ont fait dévier ces réalisateurs vers des productions bassement commerciales. NOUS NE PLANTONS PAS DES ÉPINES de H. Kamâl, MUSIQUE, AMOUR ET ESPIONNAGE de N. al-Dimirdâch, L’AMOUR EN EST LE PRIX de A. al-Khamissi ont redonné force au courant commercial. Le tournant pris par H. Kamal après L’IMPOSSIBLE et LE FACTEUR pour déboucher sur MON PÈRE EST LÀ-HAUT SUR L’ARBRE est un parfait exemple de ce rachitisme. Dans ces conditions, la conscience devient abrutissement, le manichéisme domine et le mimétisme du cinéma américain et de certains courants européens deviennent une loi inébranlable.

Depuis, le terme “CRISE” fait partie du langage du monde du cinéma égyptien. Crise financière! l’État n’est plus le bailleur de fonds qu’il était. Crise du scénario! le cinéma d’auteur a fait ravage par ses aspects les plus controversés et les plus méconnus. Crise technique! le budget d’un film est plus axé sur le vedettariat que sur les améliorations techniques. La crise est plus générale. Elle touche la base et l’essence du projet cinématographique. Nous pensons que la réponse de R. al-Naqqâch, sans amoindrir les autres questions, pose le doigt sur la véritable plaie en écrivant:

“Il est impossible de donner une pensée filmique tant que nos réalisateurs ne se pencheront pas — avec profondeur — sur les mouvements de leurs citoyens depuis des centaines d’années, plus même, depuis des milliers d’années (…) Et je parie que tout réalisateur qui n’a pas lu, à titre d’exemple, les écrits d’al Jabartî, de Abder Rahmân el-Râfiî, de Salîm Hassan… tout artiste, acteur comme metteur en scène, qui ne les a pas lus, n’a pas compris tout mot écrit par eux ne donnera rien de bon au cinéma de son pays, ni à cette nouvelle école que nous désirons faire exister dans le cinéma égyptien (…) Le sentiment national et la vision humanitaire sont les deux seuls chemins possibles par lesquels le réalisateur égyptien peut libérer notre cinéma de la crise idéelle dans laquelle il vit. Sans ce sentiment national et cette vision humanitaire nous n’arriverons à rien même en présence d’une capacité technique supérieure et géniale. Nous avons besoin de cette capacité technique mais dans le cadre du sentiment national et de la vision humanitaire.”

Il est vrai que l’évaluation des 2 000 films de fiction produits par l’Égypte depuis 1927 ne peut pas se faire sur cette base. Toute industrie a ses tares. Mais il faut remarquer la quasi-impossibilité qu’ont des réalisateurs comme Ch. Abdessalam, R. al-Mihi, A. Berdrakhâm, A. Fahmy, K. Bichara de secouer l’héritage ankylosant du “film égyptien type” avec ses épices (une poignée d’érotisme caché, un grain de musique de revue, une pincée de clinquant, deux ou trois têtes d’affiche toujours les mêmes et enfin, une vapeur de critique socio-politique) son circuit d’exploitation qui se réduit comme une peau de chagrin (150 salles/48 millions d’habitants) et la présence de la télévision renforcée par la vidéo.

S’il est vrai que le film égyptien recouvre 63% environ de ses recettes de son marché intérieur contrairement à ce qui prévalait avant 1970, il faut noter que l’amélioration se fait au compte-goutte. Le non-aboutissement du projet AKHENATON de Ch. Abdessalam, le balbutiement de réalisateurs comme M. Thabit, A. al-Tayeb. S. Seif ou H. Abulnas sont la preuve de la difficulté d’avoir un cinéma “autre” mais aussi du redoublement de la volonté de le voir naître.

(Paris – Tunis 1982)


Cet article a été écrit par Khémaïs Khayati. Critique de cinéma à France-Culture (Paris) et professeur, il a publié deux ouvrages dont un sur la critique de cinéma et collabore à plusieurs revues arabes et françaises.