Les expériences de Gilles Carle
Pour les puristes de l’avant-garde, Gilles Carle n’est certes pas l’un des chefs de file de l’expérimentation cinématographique. Les intentions de cet article ne sont pas de l’intégrer dans l’un ou l’autre des mouvements d’avant-garde, mais bien d’essayer de déceler, à travers les trajectoires sinueuses qu’il a empruntées, certaines expériences qui s’inscrivent dans les visées d’une recherche cinématographique.
Ce qui caractérise le mieux le travail de Carle au cours de sa carrière, c’est la diversité et l’abondance. Travaillant à l’ONF à ses débuts, il y réalise plusieurs courts métrages et documentaires. Esprit curieux, il est très vite attiré par le long métrage de fiction qu’il expérimente avec LA VIE HEUREUSE DE LÉOPOLD Z, produit par l’ONF. Se démarquant de plus en plus de l’idéologie onéfienne du documentaire, qu’il juge un peu trop limitative, Carle quitte l’ONF pour se lier à des producteurs privés où il espère réaliser davantage de longs métrages de fiction. L’argent étant une denrée rare pour les maisons de productions indépendantes, en 1966, Carle consacre la majeure partie de son travail à tourner des commerciaux afin de rentabiliser l’entreprise et d’amorcer des projets de films. Que ce soit chez Onyx Films ou chez Carle/Lamy par la suite, Carle réalise, pendant cette période, sept longs métrages, de nombreux courts et moyens métrages et une grande quantité de commerciaux (surtout chez Onyx Films). Délaissant toutes associations à partir de 1975, il continue son travail de cinéaste à titre de pigiste. Il réalise six films, plusieurs documentaires sur tous les sujets, des commerciaux, des séries télévisées, etc.
À travers ce cheminement singulier de touche à tout, il est difficile de trouver un fil conducteur afin de saisir l’œuvre et son cinéaste. Tantôt il apprivoise le documentaire, tantôt le commercial, tantôt le court et long métrage, tout en empruntant des thèmes et des genres des plus variés. Côtoyant l’industrie du cinéma dominant à maintes reprises (ses nombreux succès auprès du public tant québécois qu’étranger sont là pour le prouver), il n’est pas facile pour ce cinéaste de poursuivre parallèlement certaines recherches cinématographiques dans son œuvre. C’est pourtant ce qu’il réussit à différents moments de sa carrière, entre autres avec les films LE VIOL D’UNE JEUNE FILLE DOUCE (1968), LA MORT D’UN BÛCHERON (1973) et L’ANGE ET LA FEMME (1977), sur lesquels nous nous attardons ici.
Pour Dominique Noguez 1, le cinéma expérimental est d’abord caractérisé par des conditions particulières de production. Ces conditions sont bien sûr d’ordre économique (insuffisance de moyens) et influencent, à tous les niveaux le processus de création. Carle, désirant à tout prix faire du cinéma, réunit autour de lui une petite équipe technique et des comédiens non-professionnels pour réaliser LE VIOL D’UNE JEUNE FILLE DOUCE. Produit de façon indépendante, le film se tourne durant les fins de semaine selon la disponibilité de chacun et avec des moyens de fortune. Un minimum d’équipement étant disponible, le film est réalisé sobrement (image), avec un certain goût apparenté à la nouvelle vague. Voulant se débarrasser de l’influence des images «clean» onéfiennes, Carle travaille avec le plus grand dépouillement la composition de ses plans et réalise le film sans scénario et sans découpage, l’œuvre prenant forme au fur et à mesure du tournage. Ce qui donne un caractère assez moderne au récit (même si Carle s’en défend, préférant parler d’originalité du thème), où le plan-séquence est privilégié du début à la fin. L’ANGE ET LA FEMME, réalisé une dizaine d’années plus tard, présente à peu près les mêmes caractéristiques au niveau des conditions de production. Produit de façon totalement indépendante, le film, tout comme LE VIOL D’UNE JEUNE FILLE DOUCE, est basé sur une formule de participation collective pour le financement. Cependant pour la majorité des gens ayant participé au processus de création de L’ANGE ET LA FEMME, les recettes sont distribuées entre eux à soixante-dix pour cent. Encore une fois une équipe réduite collabore au travail et tourne en 16mm noir et blanc. Économie de moyens, qui permet en même temps, par l’ingéniosité du tournage, de recréer une atmosphère fantastique sans l’apanage d’un équipement sophistiqué. Presque la totalité des plans tournés a été utilisée lors du montage final et cela sans scénario ni découpage. Le film se précisait au fur et à mesure du tournage en s’appuyant sur un montage sommaire des plans déjà tournés.
LA MORT D’UN BÛCHERON présente des caractéristiques différentes, au niveau des conditions de production, par rapport aux deux films précédents. Appuyé financièrement par la SDICC et d’autres maisons de production, Carle travaille néanmoins avec les techniques du cinéma direct, ce qui implique une petite équipe de tournage, un équipement léger, de l’éclairage naturel, etc. Cette technique du direct, qu’il utilise d’ailleurs pour la majeure partie du tournage des trois films cités, est le signe d’un besoin capital de faire du cinéma, même si les moyens ($) ne se comparent pas à ceux du cinéma dominant. Il y a, à l’intérieur du direct, cette volonté d’auto-détermination qui caractérise également le cinéma expérimental. C’est de cette façon que Carle réussit à créer une certaine spécificité à l’intérieur de ces trois films, et qui a influencé une partie de son œuvre.
À ces conditions économiques, il faut également greffer des conditions d’ordre social. S’opposant au cinéma dominant, standardisé et normalisé, le cinéma expérimental a toujours entretenu des liens étroits avec la marginalité. Un des thèmes privilégiés de Carle est justement de questionner la société et les rapports qu’elle entretient avec les individus dits anormaux. Il tente de montrer certaines situations sans hiérarchiser les valeurs, afin de mieux comprendre et de moins juger. Les héros de Carle sont souvent des gens aux comportements anormaux par rapport aux normes établies dans une société. Dans RED, il est question d’un métis qui vole des autos. Pourchassé par ses demi-frères pour un meurtre qu’il n’a pas commis, il se réfugie chez les siens (les Indiens). Mais là aussi il est rejeté. Il n’a pu s’adapter au mode de vie de ces deux sociétés distinctes. Dans LA VRAIE NATURE DE BERNADETTE, la générosité et la disponibilité de Bernadette sont perçues fort différemment : d’un côté, elle apparaît comme une sainte et de l’autre une prostituée. Dans LE VIOL D’UNE JEUNE FILLE DOUCE, Julie, jeune fille libre et moderne, est récupérée par ses trois frères (sa famille, microcosme de la société), pour qu’elle retrouve le soi-disant droit chemin. Marie, dans LA MORT D’UN BÛCHERON, est une chanteuse western «topless» à la recherche de son père. Normande, dans LA TÊTE DE NORMANDE ST-ONGE, est en perpétuel conflit avec elle-même et les gens qui l’entourent. Imaginaire troublant, Normande St-Onge essaie de se recréer une famille émotive afin de retrouver des valeurs qui lui échappent. Comme on le constate par ces exemples, les héros des films de Carle sont très souvent des exclus, des marginaux qui ont de la difficulté à s’exprimer, voire à vivre librement. Et c’est la société qui réserve à ces gens des qualificatifs d’anormalité ou d’immoralité, et non un désir de l’auteur de les présenter ainsi.
Mais il ne faut pas que ces quelques considérations d’ordre social et économique, pour juger d’un film et le caractériser par l’expérimentation. Il y a évidemment d’autres critères qui sont indispensables. Ces critères sont de nature esthétique et apparaissent au nombre de trois selon Dominique Noguez 2: la forme, la fonction poétique et la vitesse du récit. Lorsque l’on aborde l’aspect formel de ces trois films, il y a une constante qui ressort : la perversion du genre cinéma direct par rapport au cinéma de fiction. Carle mélange les deux techniques sans retenue dans la plupart de ses films de fiction. Dès le début de sa carrière avec SOLANGE DANS NOS CAMPAGNES, il pervertit le genre documentaire jusqu’à le porter en dérision en introduisant des éléments de fiction empruntés au cinéma américain. Dans LA VIE HEUREUSE DE LÉOPOLD Z, il jumelle fort habilement des plans de documentaire sur le déneigement à des plans de fiction, ce qui donne un film d’une surprenante unité. Et ce mélange direct et fiction caractérise les trois films qui nous intéressent plus particulièrement. Si l’apanage du direct dans la fiction est une des formes privilégiées d’expérimentation au Québec, l’œuvre de Carle apparaît exemplaire à cet égard. Et le rapport de la réalité au cinéma constitue un questionnement majeur de l’œuvre de l’auteur.
Pour Dominique Noguez, «la loi de la forme est un double mouvement de sublimation et de dé-sublimation» 3 de la réalité au profit de l’œuvre artistique. Cette démarche d’intégrer la technique du direct dans la fiction n’est-elle pas une des formes de sublimation de la réalité? Prenant une technique dotée d’un pouvoir de réalité très fort, on lui greffe la subjectivité de la fiction (point de vue de l’auteur) pour questionner, voire purifier l’idée de la réalité au cinéma. Dans LE VIOL D’UNE JEUNE FILLE DOUCE, Carle insiste pour nous montrer Julie dans un contexte réel, mais en y adoptant un point de vue qui permet d’interroger la réalité. Davantage qu’un simple constat (plusieurs l’ont taxé d’être un cinéaste de constats de la société, mais aujourd’hui il faudrait apporter les nuances nécessaires à cette affirmation), il pousse le réel à la frontière de l’irréel (de l’invraisemblable), pour nous en faire comprendre le sens. Une des scènes du VIOL montre les trois frères de Julie qui violent une auto-stoppeuse. La caméra est placée de manière frontale et cadre en plan d’ensemble. L’herbe haute du champ sert d’écran ou de cache, et nous ne voyons que les frères attendant chacun leur tour, pour violer la jeune fille. La caméra s’éloigne petit à petit sur un fond musical religieux qui n’incite à aucune connotation de violence. L’effet est merveilleusement réussi. Plutôt que de prendre part à l’action et de nous pousser à des sentiments de rage et de colère envers la situation, cette scène (tournée en plan-séquence) nous transporte dans le doute. La réalité se déplace et devient quelque chose de difficilement définissable. On sublime la réalité, et par une position particulière du regard de la caméra, on désublime la perception et le sens de la scène. Carle dit de cette scène qu’elle «dé-mélodramatise le mélodrame» 4. Ceci nous explique que dans l’intention comme dans la perception, le sens premier du plan est brisé et se déplace vers un autre sens (le troisième sens… peut être?) plus virtuel.
Dans L’ANGE ET LA FEMME également, où le rêve et la réalité sont intimement confrontés, Carle réussit à pousser l’équivoque encore plus loin. Le rêve devient réalité et la réalité devient rêve sans que nous puissions véritablement les discerner. À la fin du film, lorsque Fabienne retourne voir ses assassins pour essayer de se venger, Carle nous laisse dans le doute le plus complet en ne réglant pas l’énigme : Fabienne meurt-elle à nouveau? Se venge-t-elle vraiment? La déstabilisation est ainsi créée et on ne perçoit plus que l’ambiguïté et l’ambivalence de la scène. L’osmose entre le réel et l’imaginaire se réalise.
Le deuxième critère esthétique est la fonction poétique de l’œuvre cinématographique. Par fonction poétique Dominique Noguez entend une forte tendance du cinéma pour la non-narrativité. Le cinéma de Carle n’est pas non-narratif, bien évidemment, mais il ne s’associe pas toujours à une narrativité classique traditionnelle. Dans les trois films qui nous concernent de plus près, la narrativité est souvent brisée, voire morcelée. Dans L’ANGE ET LA FEMME une certaine intemporalité se dégage du film, dans LA VIOL D’UNE JEUNE FILLE DOUCE c’est la neutralité du récit qui est caractéristique et dans LA MORT D’UN BÛCHERON la continuité est souvent brisée par le collage des séquences qui ne sont pas nécessairement reliées les unes aux autres. La succession des plans érotiques dans L’ANGE ET LA FEMME exprime assez bien cette fonction poétique où le plan leitmotiv devient un élément important. Ce type de plan, on le retrouve à maintes occasions dans LE VIOL D’UNE JEUNE FILLE DOUCE : la chanson de Willie Lamothe sur des images d’archives de village de campagne, la succession de plans montrant Julie indécise au sujet de se faire avorter au début du film, ou lorsque cette dernière est dans son appartement avec Jacques et que l’immobilisme caractérise la majeure partie de cette longue séquence, etc.
Ce qui permet de mieux préciser et comprendre cette coupure dans la narrativité, c’est la vitesse du récit que Dominique Noguez identifie comme troisième critère esthétique, signifiant par là qu’à l’intérieur du cinéma expérimental, le récit se déroule généralement assez lentement, en temps réel où le plan-séquence prédomine (Andy Warhol). Dans ces trois films de Carle, la lenteur du récit est un des points communs le plus présent. Le travail avec les moyens du direct, généralement en plans-séquences, contribue à permettre aux événements de s’écouler en temps réel. Le travail d’improvisation avec les comédiens, dans LA MORT D’UN BÛCHERON, a favorisé la longue prise où le personnage influence davantage le déroulement du récit que le plan lui-même. Les comédiens ont été amenés à la performance plutôt qu’à jouer un rôle précis. C’est pourquoi de nombreuses scènes se sont déroulées en temps réel sans l’intervention du montage pour ainsi favoriser une meilleure participation de la part des comédiens (ils collaborent davantage au processus de création). Expérience qui a donné des résultats surprenants de la part de Marcel Sabourin (lorsqu’il raconte les événements survenus au camp de bûcherons), de Denise Filliatrault (dans le bar où elle raconte ses aventures avec le père de Marie) et de Willie Lamothe (lorsqu’il chante dans le camp).
Les scènes dans LE VIOL D’UNE JEUNE FILLE DOUCE et dans LA MORT D’UN BÛCHERON sont très rarement entrecoupées d’ellipses. Très peu de gros plans ou de plans de coupe s’insèrent dans ces deux films. Le récit se développe sur lui-même avec l’aide des comédiens. C’est un cinéma qui exprime plus de l’intérieur que de l’extérieur et les techniques du cinéma direct rendent bien cette intention.
Encore plus que dans les deux autres films, L’ANGE ET LA FEMME présente un récit très lent. Surtout pour la première partie du film où Gabriel (l’ange) observe le corps inerte de Fabienne qu’il vient de trouver dans la neige. L’image du direct cumulée au plan-séquence tourné dans le silence complet, contribue à augmenter la charge fantastique, voire magique du récit. C’est dans cette lenteur, dans cette longueur de prise de vues et dans ce silence que l’atmosphère est créée sans recours à la narrativité classique. Le spectateur se retrouve un peu comme Fabienne lors du souper des parents de Gabriel qui se déroule en complet silence. Fabienne ne comprend pas ce qui se passe et est totalement déroutée, un peu comme nous devant le film. Sans faire un cinéma non-narratif, Carle a imposé à l’intérieur de ces trois films une narrativité particulière et singulière, à la frontière du cinéma expérimental.
Les expériences de Carle doivent être saisies et comprises comme des moments privilégiés où il tente de dépasser certaines conventions, tout en se préoccupant de celui qui reçoit son film… le spectateur. Également il cherche et questionne la réalité pour accéder à une meilleure connaissance des comportements. Cette démarche l’amène à travailler la construction de ses films en confrontant constamment les techniques du direct et du cinéma de fiction. Apportant, par le direct, un regard d’une grande valeur réaliste, il fait intervenir la subjectivité de la fiction, afin de mieux exprimer les choses.
Lucien Fortin
Lucien Fortin s’intéresse au problème du réalisme au cinéma. Sa maîtrise porte sur l’analyse du film LES NUITS DE LA PLEINE LUNE d’Éric Rohmer, en rapport à cette notion de réalisme.