La Cinémathèque québécoise

Collections en ligne

Ce site est rendu possible grâce à la fondation Daniel Langlois

Anciens périodiques

Télécharger pdf

Les années 50 : La décade méconnue

Il y eut l’effervescence du temps de la guerre, il y eut l’essor du direct, du long métrage et la reconnaissance internationale. Entre les deux un trou de mémoire. Si les gens heureux n’ont pas d’histoire, qu’en est-il des périodes cinématographiques maigres? Car, en ce qui concerne l’ONF, tous s’accordent à penser, un peu trop vite souvent, que les années 50 manquent d’éclat, que son cinéma, exception faite de McLaren, sue l’académisme et que mieux vaut sauter par-dessus le désert que d’y laisser sa peau.

Mais au risque de peiner les matamores du préjugé, il ne faut pas craindre d’affirmer que cette décennie est non seulement intéressante, non seulement importante, mais encore capitale pour ce qui est de la richesse de la production cinématographique au Canada, et de l’émergence et de la consolidation du cinéma québécois tel qu’on le connaît et tel qu’il est reconnu mondialement. Les années 50 sont tour à tour période de promesses, période de définition et période d’éclatement.

Depuis la fin de la guerre, l’ONF se cherche, comme d’autres la cherchent… pour lui trancher la gorge. Grierson n’est plus là, victime de la chasse aux sorcières que déclenche la défection, en septembre 1945, d’un fonctionnaire de l’ambassade d’URSS au Canada, Igor Goubenko (Hollywood lui consacre un long métrage l’année suivante : THE IRON CURTAIN). Son successeur, Ross McLean, celui-là même qui suggéra la venue de Grierson au Canada, n’est pas le genre à entreprendre de vastes purges, pas plus qu’il n’a cette agressivité arrogante qui faisait la force de Grierson. De plus il est ce qu’on pourrait qualifier de “nationaliste canadien”, ce qui l’amène à penser que pour bâtir un cinéma canadien, il serait bon de puiser à même les profits locaux faits par les firmes américaines. Il devient donc la cible idéale des attaques conjuguées de l’entreprise privée qui ne veut pas voir l’État la concurrencer, des “majors” américains qui ne peuvent supporter l’ombre d’une idée de contrôle sur leurs activités au Canada, et des anticommunistes (au Parlement ou en dehors) qui font pratiquement une syncope dès qu’ils entendent, dans un film de l’Office, les mots démocratie, liberté ou paix.

En effet, qui oserait parler de paix durant la guerre froide, sinon un communiste, comment parler de paix quand ça bouillonne en Corée et ça barde en Chine et comment parler de liberté et de démocratie quand une commission d’enquête, notre petite commission MacCarthy, ou une loi du cadenas tire sur tout ce qui rouge, bouge et bourgeonne et transforme l’Office en une cible écarlate? Qui veut alors soutenir l’Office? On le sait bien, quelqu’un qu’on soutient, c’est quelqu’un qui tombe, et le ministre responsable de l’ONF, Winters, est le premier à lui retirer son appui; quand ils pensent que le bateau va couler, les rats se sauvent, surtout s’ils ont eux-mêmes grugé la coque pour se faire politiquement les dents. En novembre 1949, la situation de l’Office semble suffisamment chancelante au champion de la libre entreprise au Canada, le Financial Post, pour lui permettre de sonner l’hallali : il faut que l’Office se soumette à l’industrie privée. Pour être bien sûr que son message passe, le Post agite quelques semaines plus tard l’épouvantail magique : Is the Film Board a leftist propaganda machine?” En décembre, Ross McLean “démissionne”; Winters avait eu sa tête.

NEIGHBOURS
NEIGHBOURS
© ONF

Voilà l’année 50. Allons-nous assister à la curée? Le nouveau commissaire, Arthur Irwin, rédacteur en chef du Maclean’s, un homme qui ne connaît rien à l’ONF, donc un homme facilement manipulable, va-t-il être l’entrepreneur de funérailles de première classe? L’appréciation que l’on fait de son règne (jusqu’en 52) varie. Prenons par exemple le sujet que nous venons d’aborder : la peur des rouges. La RCMP demande la tête de plusieurs dizaines d’individus “security risk” au sujet desquels elle avait souvent sollicité l’opinion de son agent à l’intérieur de l’Office, le responsable des questions de sécurité, Michael Spencer, futur directeur de la SDICC. Irwin “négocie” ces demandes et accepte de renvoyer trois individus clairement identifiés security risk” : ils ont des liens avec des gens proches des communistes. En agissant de la sorte, Irwin donne au crocodile monté des victimes pour assouvir sa faim, mais empêche de plus amples dégâts tout en assoyant sa réputation d’homme ferme. Sa mise en ordre de l’Office va aussi jusqu’à la reprise en mains de la teneur des films. Par exemple, parce qu’il n’aime pas le type de connotations sociales que le couple Lawrence et Evelyn Cherry donne aux films produits dans leur section (agriculture), il les renvoie tout simplement. En fait on peut dire sans se tromper qu’on demande à Irwin d’être un administrateur dans le sens le plus implacable que l’on donne à ce mot dans nos pays, et qu’il l’est. Il l’est tellement qu’il ne s’occupe que de questions générales et presque pas de la production concrète. En conséquence c’est sous son mandat que le rôle de chef de studio prend de l’importance.

Dès sa nomination, Irwin doit aussi s’atteler à redéfinir l’Office en butte, nous l’avons vu, à de nombreuses attaques. Il a sous la main l’important mémoire présenté par son prédécesseur en juillet 49 à la commission Massey, qui indique déjà plusieurs orientations que pourrait prendre l’Office. En avril 50, l’industrie privée fait connaître ses réactions à ce mémoire, elle aussi devant la commission Massey 1. Doit-il entériner ou non le travail de McLean? Pour l’aider dans sa tâche, arrive à point, le 22 mars 50, le rapport des conseillers en management Woods et Gordon qui analyse la structure et le fonctionnement de l’Office et avance certaines propositions. Avec l’aide de ce rapport, avec l’appui de la commission Massey, avec l’appui aussi de nombreux groupes, conseils du film et bibliothèques publiques qui utilisent du cinéma onéfien ou participent à ses circuits ruraux, avec l’apport des déclarations de certains hommes politiques CCF, Irwin peut amorcer une contre-attaque, faire valoir ses alliés, solliciter les appuis de la presse et faire face à tous ceux qui demandaient pratiquement la liquidation de l’Office; au contraire d’une liquidation, Irwin prépare une nouvelle loi nationale sur le film qui sera adoptée le 14 octobre 1950 : l’Office en sort renforcé.

Lawrence et Evelyn Cherry
Lawrence et Evelyn Cherry
© ONF

Cette loi contient la prescription désormais célèbre : le but de l’ONF est de faire comprendre le Canada aux Canadiens et à l’étranger. Il n’est donc pas abusif de qualifier les années 50 de décade canadienne. Cette décade sera d’autant plus canadienne que l’ONF se raccommode avec le Parlement en produisant un long métrage en couleurs sur la visite d’Elizabeth au Canada en 1951 : ROYAL JOURNEY (de Roger Biais). C’est aussi durant cette décennie que l’on voit surgir quantité de films traçant le portrait de l’homme canadien à lui-même et au monde entier, de THE MAN IN THE PEACE TOWER (Roger Biais et Lister Sinclair, 1951) aux séries Faces of Canada et Profils dont les plus célèbres représentants se nomment PAUL TOMKOWICZ, STREET-RAILWAY SWITCHMAN (Roman Kroitor, 1954), FÉLIX LECLERC TROUBADOUR (Claude Jutra, 1959), etc. en passant par les films de Garceau (LE BEDEAU, LE NOTAIRE, etc.) et les films sur la culture et les arts canadiens (L’AUBERGE JOLIFOU de Colin Low, 1955). C’est aussi durant cette décennie que l’on va produire pour la télévision la série Window On Canada (1954-6), en version Regards sur le Canada (1954-5) et que l’on va redéfinir la série Canada Carries On.

Cette allusion aux versions nous ramène à Irwin et à la place des francophones à l’Office. C’est sous son administration que Jacques Bobet devient, pour le mieux, responsable des versions et c’est sous son administration que Bernard Devlin devient directeur de production du studio A, le poste le plus important jamais occupé par un francophone à l’Office. C’est finalement sous son administration que, suite au rapport Woods-Gordon, on envisage de déménager à Montréal.

Cette décision capitale sera néanmoins menée à terme par son successeur, Albert Trueman, un éminent universitaire des Maritimes. Voilà bien la caractéristique de l’ère Trueman : poursuivre l’orientation imprimée par Irwin et assurer la croissance de l’ONF. Or le déménagement s’inscrit bien dans cette ligne. Comment prendre de l’expansion, donner un meilleur service et résister aux attaques des politiciens dans des locaux qui n’ont rien de décent et à portée de plainte de la chambre des Communes? Trueman n’a aucune difficulté à faire valoir des raisons d’efficacité, des raisons d’accessibilité aux personnes les plus compétentes dans les domaines artistiques et culturels et des raisons géopolitiques — se rapprocher des francophones — pour justifier le déménagement à Montréal. Naturellement cela ne plaît pas à tous les anglophones bien incrustés dans la capitale qui, sous la direction du responsable de la production Donald Mulholland, déposent un mémoire contre cette décision, ameutent la presse et essaient de gagner des appuis parmi la députation. Mais la décision du gouvernement St-Laurent est irrévocable et, malgré les pleurs et les grincements de dents, l’Office déménage en 56 à Montréal.

BLINKITY BLANK
BLINKITY BLANK
© ONF

S’orienter vers la télévision, voilà un autre élément qui marque l’ère Trueman. Autant dans l’immédiat après-guerre et le début des années 50, la distribution en salles et communautaire avait connu une hausse (vg 343 conseils du film regroupant plus de 8000 organismes), autant avec la venue de la télévision, la chute se fait amèrement sentir. La réaction de l’Office est immédiate. On lance sous la direction de Devlin la série On the Spot (1953) qui connaît l’année suivante son équivalent français Sur le vif; cette série est composée de films hebdomadaires de 15 minutes qu’on allonge bientôt à une demi-heure. En plus de faire chuter la demande de films onéfiens et de causer pratiquement la mort des conseils du film, la télévision provoque une restructuration radicale de la production. Non seulement la télévision conditionne-t-elle la durée des films, mais encore impose-t-elle un rythme de tournage régulier et rapide. Ce rythme oblige donc la production à prendre de l’expansion si elle veut respecter ses engagements, ce qui a pour effet d’amener les studios à consolider leur structure.

Mais cette production à la chaîne n’est pas exempte de défauts: routine, bâclage, médiocrité des sujets, académisme, etc. C’est pourquoi en 1955 on laisse tomber la série Sur le vif pour se consacrer à des séries de moindre envergure mais plus importantes et d’une plus grande qualité : Passe-Partout (55), Panoramique (57), Candid Eye (58), un nouveau genre de documentaire en réaction aux séries On the Spot et Perspectives, où l’on note l’influence du free cinéma” britannique et qui ouvre la voie à tout le direct onéfien. C’est aussi à la même époque que, sous la direction de Grant McLean, l’on crée le comité du programme qui a l’énorme avantage de permettre à tout cinéaste de soumettre au studio de son choix son scénario. Les films tournés suite à cette réorientation possèdent la caractéristique d’être peu traduisibles, au contraire des anciens documentaires à commentaire, ce qui a pour conséquence d’accentuer la séparation entre production francophone et production anglophone et ultimement, après “l’affaire ONF” de 1957 (cf. L’ONF l’enfant martyr), d’amener la création à la fin de notre décennie d’une section française (après qu’en 57 Léonard Forest eut été nommé producteur au programme de langue française et Pierre Juneau adjoint au commissaire pour la production française).

C’est finalement sous l’administration Trueman que se consolide la tendance aux films thématiques : travail (séries The Nature of Work, Syndicalisme), psychologie (série Mental Mechanism) et surtout rôle international du Canada (série Commonwealth). Trueman accorde une importance énorme à ce dernier point. Pour lui il faut peaufiner l’image internationale du Canada et mettre l’accent sur son rôle idéologique (phare de la démocratie), ce qui à long terme peut produire des effets économiques et politiques. C’est d’ailleurs la philosophie qu’il énonce le 11 mai 55 dans son texte “Background For a Long Range Information Program Abroad”. Pour l’humaniste Trueman, la nature humaine est partout pareille, tous les peuples se ressemblent et le cinéma peut contribuer à montrer qu’ils ont tous des aspirations semblables (sous-entendu aux nôtres).

LES BRÛLÉS
LES BRÛLÉS
© ONF

C’est peut-être cet unanimisme qui l’empêche de voir que certaines différences peuvent exister, plus précisément ici même entre Québécois et Canadiens anglais, et qui causera sa perte face à l’opinion francophone. Au printemps 57, il doit donc quitter l’Office et pour la première fois, à la fin avril, un francophone devient commissaire. Son nom : Guy Roberge. En cette fin des années 50, Roberge doit relever trois défis : 1 – mener à bon port le déménagement à Montréal et y mettre en route la production; 2 – régler le problème francophone et permettre l’expansion d’une production authentiquement québécoise; 3 – transformer qualitativement la production pour la télévision. Nous avons souligné tout à l’heure quelles solutions furent trouvées à ces problèmes (pour ce qui est de la télévision, il faut y ajouter la production des séries Frontiers et Temps présent).

À la fin des années 50, les remous sont passés, la production s’est stabilisée, l’existence de l’Of­fice est assurée (bien que toujours contestée par l’entreprise privée). Des équipes homogènes et créatrices fonctionnent tant du côté anglais (le studio B — Koenig, Kroitor, Low) que du côté français (Brault, Jutra, Groulx, Carrière, etc.) qui donnent des fruits de haute qualité (LES RAQUETTEURS, CITY OF GOLD, série Can­did Eye, etc.). Toutes les conditions sont donc réunies pour permettre l’effervescence des années 60.

Pierre Véronneau

CAPITALE DE L'OR
CAPITALE DE L’OR (City of Gold)
© ONF

Notes:

  1. Des extraits de ces mémoires ont été publiés dans Les dossiers de la Cinémathèque No 5, « L’Office national du film l’enfant martyr ».