Le rapport Grierson dans son contexte
Durant les années 30, l’industrie cinématographique canadienne ne brille pas par sa vitalité. Elle connaît une poussée éphémère grâce aux “quotas films”, ces films américains tournés au Canada dans le but de pénétrer le marché britannique, protégé par une loi de contingentement, à la faveur de l’appartenance du Canada à l’Empire britannique. Si l’on excepte le travail de l’Associated Screen News (ASN), le reste de la production cinématographique relève pratiquement de l’Office du film du gouvernement canadien (Canadian Government Motion Picture Bureau).
Créé en 1917 sous l’égide du Ministère de l’industrie et du commerce, l’Exhibits and Publicity Bureau a comme premier directeur Ben Norrish qui rejoint l’ASN en 1920. Raymond Peck lui succède. En 1923, l’EPB prend le nom d’Office du film du gouvernement canadien. De 1920 à 1931, l’Office du film connaît ses meilleures années. Les années 30 voient survenir son déclin, déclin qui coïncide avec l’administration du capitaine Frank Badgely (1927-41) qui, comme le souligne Grierson, n’en n’est pas l’unique responsable. En effet, au fur et à mesure que les années passent, le budget de l’Office décroît alors que la venue du son nécessiterait de plus grands investissements. La tendance est renversée en 1933, mais trop tard : l’Office ne retrouvera jamais le prestige des années 20 et plusieurs ministères auront (mal) pris l’habitude de voler cinématographiquement de leurs propres ailes. De toute manière, à l’étranger, la réputation du documentaire canadien n’est plus ce qu’elle était.
Cette situation en inquiète certains, par exemple le ministre Parmelee qui, à la suite d’une visite en Angleterre, écrit un rapport sur la mauvaise distribution et le piètre état du cinéma canadien en Grande-Bretagne. Mais c’est surtout un rapport daté du 18 novembre 1937 (mais rédigé en 1936) qui enclenche la réaction. Signé par le Haut-commissaire du Canada à Londres, Vincent Massey, ce rapport est en fait l’œuvre de son secrétaire Ross McLean (qui succédera à Grierson en 1945 au poste de commissaire de l’ONF). McLean y déplore que le cinéma canadien est morne, qu’il ne montre pas la vie des gens au Canada et qu’il n’est destiné qu’à attirer les touristes américains pour lesquels on semble décrire le Canada comme leur meilleur terrain de jeu. McLean demande que l’on fasse une étude approfondie sur le cinéma publicitaire canadien et suggère pour cela de faire appel au “chef de file des documentaristes britanniques” John Grierson. Parmelee et Badgely ne peuvent qu’être sympathiques à cette idée.
En mai 1938, Grierson arrive, avant la lettre qui annonce son départ d’Angleterre… En un mois, il travaille plus et plus vite que dix fonctionnaires ensemble. Ottawa n’avait jamais vu une telle comète. Les gens ont à peine le temps de reprendre leur souffle que le rapport est déposé. Grierson n’y va pas par quatre chemins et ne ménage rien ni personne. L’assurance et l’enthousiasme qu’il rayonne en convainquent plusieurs, mais l’inertie gouvernementale semble reprendre le dessus, surtout qu’entre-temps Grierson est retourné en Angleterre. Mais certaines personnes de l’Office du film et de différents organismes comme le National Film Society décident de mettre en œuvre divers moyens de pressions. Ils atteignent enfin leur but et on réinvite donc Grierson au mois de novembre pour qu’il voie à la mise en œuvre concrète de ses propositions. Grierson demande l’aide de plusieurs ministères pour rédiger la loi sur l’Office national du film. Deux semaines après sa requête, personne ne lui a encore répondu. Impatient, il décide donc de rédiger lui-même le projet de loi qu’il remet à Parmelee. Pendant que ce projet de loi est débattu aux Communes et surtout dans la presse, Grierson retourne en Angleterre où le 17 mars 1939 Parmelee lui télégraphie : “Le projet de loi a passé la troisième lecture hier soir”.
Une fois la loi sanctionnée, il faut trouver un commissaire à la cinématographie. Grierson avait suggéré deux noms : Badgely et un des secrétaires de Mackenzie King, Walter Turnbull. Mais l’on veut chercher ailleurs. La déclaration de la guerre le 3 septembre 1939 oblige l’ONF à engager rapidement un commissaire. Son conseil d’administration tient alors sa première réunion. Deux personnes demeurent en lice : Badgely et le professeur E.A. Corbett. On choisit Corbett. Après une semaine de réflexion, Corbett se désiste. On songe donc rapidement à Grierson. Celui-ci est toujours employé de l’Imperial Relations Trust (voir plus loin) et se trouve aux USA, en route vers l’Australie, alors que la guerre est déclarée. La Grande-Bretagne sait qu’elle aura besoin de l’aide américaine et cette fois-ci, elle veut voir à ce que sa propagande cinématographique destinée aux USA ne lui fasse pas plus de tort que de bien, comme lors de la Première Guerre mondiale. L’engagement de Grierson à l’ONF sert bien ses desseins. Grierson accepte donc de façon temporaire le poste à la mi-octobre à la condition de pouvoir se libérer trois mois pour pouvoir compléter le travail entrepris en Australie et en Nouvelle-Zélande.
Peu de temps après son retour de là-bas, en juin 1940, Grierson propose de fusionner l’Office du film et l’ONF sous la direction unique du commissaire. En effet, comme il l’avait suggéré dans son rapport, les deux organismes coexistaient, l’un s’occupant de la réalisation technique, l’autre de la production, de la création et de la diffusion. Mais les relations entre les deux organismes avaient toujours été tendues, les anciens étant fidèles à Badgely et les nouveaux, dont certains Britanniques comme Stuart Legg, à Grierson.
La proposition de Grierson cristallise davantage les antagonismes. Celui-ci pense que les impératifs de la guerre rendent nécessaire cette fusion et en octobre 1940 va même jusqu’à suggérer d’invoquer la loi sur les mesures de guerre pour la rendre effective. Mais le conseil d’administration de l’ONF ne se sent pas pressé d’agir. Le 27 novembre 1940, Grierson lui remet donc sa démission. Cela provoque une vive animation. Ministres et hauts fonctionnaires s’agitent. Finalement le 11 juin 1941, un arrêté en conseil dissout l’Office du film et rattache le nouvel ONF au Ministère des Services nationaux de guerre. Badgely, amer et humilié, demande son transfert à un autre ministère. Grierson a enfin la centralisation qu’il jugeait nécessaire pour mener à bien son entreprise. Au mois d’août 1941, il démissionne donc de l’Imperial Relations Trust pour se consacrer à temps plein à son travail canadien. Le rapport Grierson venait de connaître son réel épilogue.
La lecture de ce rapport et le destin qu’il connaîtra appellent certaines remarques. On est d’abord forcé d’admettre que certains défauts que Grierson stigmatise dans la production de l’Office du film se retrouveront au Québec dans les films du Service de ciné-photographie et que le rôle progressiste que Grierson jouera sur la cinématographie gouvernementale canadienne n’aura presque pas d’écho sur celle du gouvernement québécois qui s’en tiendra longtemps à la même conception du cinéma que Grierson dénonce en 1938.
On est ensuite frappé par l’optique dans laquelle Grierson se place. Grierson défend un cinéma gouvernemental centralisé qui fasse la propagande du Canada à l’étranger, principalement en Grande-Bretagne. L’attrait que la centralisation exerce sur Grierson, qui correspond bien à la façon dont il envisage le pouvoir, son pouvoir et ses méthodes de direction, se distingue autant par la mission qu’il donne au cinéma, propagandiste de l’unité nationale, que par l’absence totale du Québec comme entité et comme réalité constitutionnelle (il n’y fait référence que dans les sujets des films, et encore pour l’époque de la Nouvelle-France et ne craint pas de parler des films éducatifs comme si l’éducation relevait d’un ministère unique au Canada).
Il faut signaler que la perspective de propagande cinématographique qui préside à la création de l’ONF s’accentue avec la guerre, à l’instar de la centralisation au Canada. Cet état de choses demeurera jusqu’au déménagement à Montréal en 1956 et jusqu’au développement de la télévision qui prendra le relais au plan de la propagande pour laisser à l’ONF le rôle plus souple et plus libéral “d’interpréter le Canada aux Canadiens”. D’ailleurs Grierson a un entendement de la propagande et de la publicité qui correspond plutôt à ce que l’on voit aujourd’hui dans le domaine de la publicité où l’on vend davantage l’idée que le produit, ainsi qu’en font foi les campagnes menées par l’entreprise privée (les pétroles, les services, etc.) ou les gouvernements (l’assurance-chômage, l’assurance-automobile, etc.).
Mais ce qui étonne le plus dans le rapport Grierson, c’est la place qu’y occupe la Grande-Bretagne. Une bonne partie du rapport ne parle que de la distribution des films canadiens au Royaume-Uni. Mais de surcroît, Grierson ne propose en fait que de recréer ici ce qui existe en Angleterre. On peut avancer que Grierson avait déjà des idées arrêtées avant de venir au Canada et qu’il n’a mis qu’un peu de chair autochtone sur une structure et des recommandations qu’il avait en tête avant même qu’on les lui demande et qui probablement auraient été sensiblement les mêmes pour tout pays du Commonwealth. Cela explique la vitesse avec laquelle il a rédigé son rapport. Il recommande donc au gouvernement canadien de faire ce qu’il a connu en Angleterre et de réaliser des films semblables à ceux qu’il a supervisés au General Post Office. Mais son préjugé favorable à l’Angleterre le pousse d’une part à faire des entorses à ses propres principes de consolidation et de centralisation du cinéma canadien lorsqu’il propose des mesures d’exception ou de faveur à l’égard de la Grande-Bretagne et des tournages à y effectuer, et d’autre part à dénigrer le public américain suffisamment béotien pour apprécier des documentaires canadiens qui ne sauraient convenir au public européen supérieur et cultivé, dont le public britannique forme la quintessence.
Or il est intéressant de situer cet état de choses dans une perspective politique plus générale. Rappelons-nous qu’au début du siècle, le Canada a comme allié principal le Royaume-Uni et profite à plein de l’Empire britannique. Au fil des ans, le Canada réaménage son alliance en faveur des USA. En 1922, si l’on prend par exemple le capital étranger investi au Canada, les USA rejoignent la Grande-Bretagne. À l’époque du traité de Westminster (1931), le Canada est pratiquement sorti du giron britannique pour devenir l’allié principal des USA. Néanmoins le Commonwealth et le Royaume-Uni n’ont pas perdu tout leur poids et surtout tout leur prestige auprès des Canadiens d’origine britannique. Grierson le sait et il se comporte en bon agent de l’Imperial Relations Trust. Il ignore volontairement qu’il y a depuis 1930 sept fois plus de films canadiens en circulation aux USA qu’en Grande-Bretagne et propose de tout axer autour de ce dernier pays.
Mais outre le fait qu’on ne peut revirer par le seul bout du cinéma une situation liée au développement de la bourgeoisie canadienne, il se produit que la déclaration de la guerre oblige l’Angleterre à réviser quelques calculs. Il est d’importance primordiale pour elle que l’Amérique ne s’enferme pas dans son isolationnisme. Il s’ensuit donc que lorsque Grierson vient au Canada s’occuper de l’ONF, non seulement ne tient-il plus compte de tout le volet britannique de son rapport de l’année précédente, mais encore consacre-t-il un effort particulier en direction des USA. Il approche le président de Famous Players N.L. Nathanson et le gérant des ventes de Columbia Dave Coplan pour avoir accès aux salles canadiennes et, avec l’appui de leurs filiales canadiennes, obtenir le même service des salles américaines. Il contacte aussi le responsable de la célèbre série d’actualités américaine MARCH OF TIME, Louis de B. Rochemont, pour que celui-ci réalise au Canada un de ses programmes mensuels destinés à toutes les salles américaines. Ce film, supervisé par Ross McLean se nommera CANADA AT WAR (et il sera en outre l’enjeu d’une bataille politique célèbre entre le premier ministre conservateur de l’Ontario Hepburn et le libéral Mackenzie King). CANADA AT WAR annonce la présence sur les écrans américains des séries CANADA CARRIES ON et surtout WORLD IN ACTION supervisées par Stuart Legg. La distribution internationale de l’ONF connaît donc une autre destinée que celle envisagée en 1938 par Grierson (tout comme sous la direction de C.D. Howe l’industrie canadienne consolide ses liens avec les Américains plutôt qu’avec les Britanniques).
Il convient maintenant de préciser rapidement qui est Grierson, quels sont les gens auxquels il fait appel pour son rapport et quels sont les organismes qu’il mentionne.
En 1921, l’Imperial Economie Committee crée l’Empire Marketing Board pour voir au marketing britannique des produits de l’empire. L’EMB relève du Secrétariat d’état aux affaires des dominions. Le secrétaire de l’EMB se nomme sir Stephen Tallents. Amateur de cinéma, Tallents avait déjà écrit The Projection of England et prévoyait rattacher à l’EMB une salle de cinéma, mais non de produire des films. Un jour il rencontre Grierson qui lui propose d’inclure le cinéma parmi les moyens de publicité de l’EMB. Il accepte et engage Grierson. Nous sommes en 1927. Grierson tourne pour l’EMB DRIFTERS (1929) qui connaît un grand succès. Mais ce dernier estime que ce n’est pas d’un cinéaste que l’EMB a besoin mais d’un producteur et d’un animateur. Il renonce à sa première carrière et opte pour cette voie. En 1930, Grierson met sur pied l’EMB Film Unit. C’est là que travaille Flaherty (INDUSTRIAL BRITAIN); c’est là qu’on retrouve Stuart Legg (il réalise son premier film, THE NEW GENERATION, en 1932). De son côté Tallents installe à l’Imperial Institute la cinémathèque de prêt de l’EMB. En 1933, le gouvernement dissout l’EMB.
Tallents devient alors en charge du service des relations publiques du General Post Office (le ministère des postes). Il obtient du ministre le transfert de l’équipe cinéma et de la cinémathèque de l’EMB. Grierson poursuit alors ses activités au GPO Film Unit. Mais très tôt il se heurte à l’industrie cinématographique (comme l’ONF se heurtera à ASN, à Crawley, etc.) qui voudrait le limiter à la publicité du service des postes. Mais Grierson ne l’entend pas ainsi; il a une vision plus large de la mission du cinéma et il la concrétisera dans NIGHT MAIL, COAL FACE, THE VOICE OF BRITAIN, etc. En 1935 Tallents passe à la BBC et Grierson le remplace. On retrouve parmi ses collaborateurs Thomas Baird, un spécialiste de la distribution non commerciale et éducative.
En 1937 Grierson quitte le GPO et son rival Cavalcanti lui succède. Avec lui partent Legg et Baird. Ils fondent alors le Film Centre qui n’est pas tellement une maison de production mais plutôt un service de consultants qui travaille à des scénarios, qui rédige des rapports, etc. Le Centre conseille les quatre grandes équipes de production documentaire en Grande-Bretagne (GPO, Paul Strand, Realist-B. Wright, Shell) et accepte même des contrats internationaux. Le Centre est aussi le conseiller cinématographique de l’Imperial Relations Trust (fondé par lord Baldwin pour renforcer les liens entre les pays du Commonwealth); il faut dire qu’un des membres du Trust se nomme Tallents… Le Trust retient donc au Centre les services de Grierson et de Legg et c’est lui qui enverra le premier au Canada en 1938, puis en Australie et en Nouvelle-Zélande, et le second aux USA puis au Canada. À partir de 1937 aussi Grierson dirige une revue de cinéma qui existera trois ans, World Film News, d’où il n’hésite pas à mener la polémique et à attaquer le British Film Institute, la censure, l’industrie, etc. Baird est également rédacteur à cette revue (il quittera par ailleurs le Centre pour passer au Gas où il sera lié aux films dont parle Grierson dans son rapport).
En 1939, Grierson arrive au Canada et il y reste jusqu’à la fin de la guerre. Il est à peine arrivé qu’il prononce une conférence sur “le Canada, phare de la démocratie”. Dans cette causerie, il aborde les problèmes de l’éducation dans la démocratie. Pour lui ils sont de trois ordres : 1- Créer de l’intérêt pour la vie communautaire; 2- Encourager la participation qui découle de cet intérêt; 3- Établir des normes de jugement en ce qui a trait aux pensées et aux actes. On comprend bien que ce sont ces préoccupations qui animent son travail à l’ONF et que l’on retrouve d’ailleurs dans son rapport de 1938. Ce n’est pas pour rien qu’il se gagne en un rien de temps le qualificatif de “maestro de la propagande”. Un film de l’ONF sur les méthodes de propagande durant la guerre ne s’appelle-t-il pas THE WAR FOR MEN’S MIND! Dans un article du Maclean de juin 1943, on parle avec pertinence de la propagande-religion de Grierson; en effet tout pour lui est propagande. La guerre lui permet d’accentuer sans problème ce qui est déjà son orientation avant-guerre. Dans le même article du Maclean, on écrit que pour Grierson le cinéma doit développer le loyalisme au pays et à l’État et que l’ONF doit être au service de l’État et répondre à ses besoins.
Et pourtant Grierson se disait toujours “un pouce à gauche du gouvernement en place”. C’est cet homme qui sera suspecté de communisme en 1946 par la commission royale d’enquête mise sur pied à la suite de l’affaire Goubenko. Comment on le voit, le rapport Grierson nous amène à la connaissance et à la réflexion sur l’histoire du cinéma canadien avant-guerre et sur les liens entre le Canada et la Grande-Bretagne. Il indique également dans quelle perspective s’inscrit dès le départ l’ONF : la propagande, et permet donc d’en mesurer l’évolution. Tous se réfèrent depuis des années à ce texte capital et pourtant il était à peu près introuvable et n’existait pas en français. Ce sont ces lacunes qu’ont voulu combler les Dossiers de la Cinémathèque.