Le jeune cinéma québécois au début des années 80
En préparant cette présentation, je me suis très vite rendu compte de l’ambiguïté de mon titre. J’ai finalement décidé de le garder simplement parce que je n’ai pas réussi à trouver un titre qui définisse vraiment le genre de cinéma que je veux étudier ici. Il me reste donc à préciser, en introduction, ce que j’entends par “jeune cinéma”.
Le jeune cinéma c’est d’abord le cinéma réalisé par la dernière génération de cinéastes québécois qui, au cours des cinq dernières années (1976-1981) où je veux me placer, ont produit leur premier film. C’est ensuite le cinéma réalisé par un groupe de cinéastes que l’on considère comme “la deuxième génération” de cinéastes québécois, c’est-à-dire les réalisateurs qui ont produit leur premier film après 1970. C’est ensuite le cinéma réalisé par des gens qui ne sont plus des jeunes, au sens où l’on prend ce mot en général, qui sont depuis longtemps dans le cinéma, mais qui ont réalisé seulement très récemment leur premier film.
On voit donc que mon propos ici est assez vaste. Je ne prétends pas traiter en détail le sujet, mon intention est plutôt de brosser un portrait des conditions de travail (moyens de production, organismes de financement, etc.) dans lesquelles se débat ce cinéma et d’aborder ensuite l’étude des films eux-mêmes, des thèmes qu’ils traitent, du style qui les caractérise.
Commençant par le début de la chaîne, on doit se demander comment un jeune cinéaste peut produire un film dans le contexte économique du Québec. Si nous nous replaçons vers le milieu des années 70, qui est notre point de départ, on ne voit à peu près que deux possibilités offertes au cinéaste débutant: produire son film d’une façon artisanale, avec des fonds personnels et ceux d’amis travaillant avec lui, ou obtenir l’aidé de la SDICC 1 et produire son film à l’intérieur de la coopérative de production ACPAV.
La SDICC a, en 1972, mis sur pied un programme d’aide à la production de films à budget modique. Dans ce programme le coût total d’un film ne devait pas dépasser 120 000$ et la SDICC pouvait fournir jusqu’à concurrence de 60 % du budget. Malheureusement ce programme, qui avait permis la réalisation de films comme NOËL ET JULIETTE de Michel Bouchard. TU BRÛLES… TU BRÛLES de Jean-Guy Noël, BULLDOZER de Pierre Harel, LA PIASTRE d’Alain Chartrand devait, à partir de 1976, tomber plus ou moins aux oubliettes; la SDICC ayant décidé à cette époque de mettre l’accent sur la coproduction internationale, ce qui eut pour conséquence de reléguer au second plan les films à budget modique au profit d’un cinéma à caractère a-national et apatride.
Comme il ne suffit pas, pour mener à bien la réalisation d’un film, d’obtenir une subvention de la SDICC on comprend le rôle qu’a pu jouer depuis 10 ans auprès des jeunes réalisateurs québécois l’ACPAV (Association coopérative de productions audiovisuelles). L’ACPAV a fêté cette année son 10e anniversaire et, à cette occasion, la Cinémathèque québécoise a organisé une rétrospective des films produits par cette coopérative et lui a consacré un numéro spécial de sa revue Copie Zéro 2. Au fil de ces dix années, dix années de crises, de discussions, de renouvellements au sein du comité d’administration, l’ACPAV a produit 15 longs métrages et plus de 20 courts métrages. Comme il ressort de la lecture de ce numéro de Copie Zéro, si l’ACPAV n’a jamais eu une idéologie et une ligne de conduite clairement précisée, elle est restée, dans l’esprit de ceux qui y ont travaillé et lui ont consacré beaucoup de leur énergie, une entreprise dévouée au jeune cinéma. L’adjectif “jeune” apparaît d’ailleurs en bonne place dans le texte officiel de la déclaration d’association :
“L’Association est formée pour les fins suivantes : dans le but de faciliter et de promouvoir la conception et la production de films de courts et de longs métrages, et autres œuvres audiovisuelles par de jeunes artistes québécois.”
Mais l’ACPAV ne peut offrir plus que ce qu’elle a. Elle peut mettre à la disposition de jeunes cinéastes une structure de production, elle n’a pas de fonds à elle à injecter dans des films. Aussi, lorsque la SDICC a commencé à se désintéresser des nouveaux talents et des films à petit budget, la production de films a baissé au Québec, surtout chez les jeunes réalisateurs. En 1975 la SDICC ne participait plus qu’à 5 films tournés au Québec, contre 10 au Canada anglais. L’année 1976 a connu une nouvelle diminution de films produits au Québec par rapport à l’année précédente. Cette crise se poursuivra en 1977 et le cinéma québécois connaîtra sa plus mauvaise année depuis longtemps: en tout 17 films seulement sont sortis en français au Québec, contre 32 en 1973 et 31 en 1974 3.
C’est dans ce contexte de crise que naît l’Institut québécois du cinéma, organisme mis sur pied par le gouvernement du Québec après que les cinéastes en colère aient réussi à enfin obtenir du gouvernement libéral de M. Bourassa une loi-cadre qu’ils attendaient depuis 10 ans. En avril 1975 le projet de loi est déposé par le ministre des Affaires culturelles. Cette loi crée un Institut québécois du cinéma destiné à répartir des fonds gouvernementaux dans le milieu du cinéma. L’année suivante, en novembre, le Parti Québécois est porté au pouvoir et, dans les milieux du cinéma — en général fortement favorables au Parti Québécois — l’espoir est grand de voir le cinéma québécois repartir d’un bon pied. Mais les structures sont longues à se mettre en place et ce n’est qu’à partir de l’été 1977 que l’Institut fait son entrée officielle dans la production. Ce ne sera donc pas avant 1978 que les premiers effets de cette nouvelle injection de fonds dans le cinéma québécois se feront sentir.
Ces années creuses du point de vue de la production de longs métrages commerciaux ont eu comme seul bénéfice de permettre à la production dite « artisanale” de se faire connaître.
Si une production non commerciale de films de court métrage et parfois même de long métrage a toujours existé au Québec, elle était jusque là cachée par la réussite de films plus commerciaux. La crise de ce cinéma commercial va donner, par contre coup, un regain de vie au cinéma artisanal. En 1977, pas moins de quatre rencontres ou colloques réuniront les cinéastes artisans du Québec qui établissent leur charte du cinéma artisanal.
“L’artisan du film est un travailleur du cinéma qui adopte un mode de production de type professionnel dans un cadre financier non industriel.”
Réalisés avec très peu de moyens, mais beaucoup d’imagination et de cœur ces films collent de près à la réalité quotidienne. Ils font une grande place au cinéma documentaire, mais utilisent parfois aussi la fiction. Pour mener à bien leurs productions, les cinéastes artisans tâchent d’obtenir de petites subventions d’organismes divers comme le Conseil des Arts, le Centre d’essai Conventum ou l’Institut québécois du cinéma; ils peuvent aussi demander à bénéficier du programme “d’aide artisanale” de l’Office national du film. Cette aide artisanale était octroyée, après examen, à des films déjà tournés et était distribuée sous forme de services techniques. Elle permettait aux cinéastes artisans qui en bénéficiaient de franchir la difficile étape de la postproduction.
Ce cinéma artisanal se différencie du cinéma commercial en ce sens qu’il n’accepte pas les contraintes esthétiques et idéologiques imposées par le modèle hollywoodien. Intéressé avant tout à explorer la diversité sociale et culturelle du pays il va briser le monopole de Montréal, centre du cinéma québécois. C’est que cette époque de la fin des années 70 correspond à un désir très fort de la part de nouveaux cinéastes de donner la parole aux régions. Cela va représenter un atout réel dans le renouveau du jeune cinéma québécois. En novembre 1977 se déroule à Rouyn, en Abitibi, une semaine du cinéma régional qui connaîtra un grand succès et qui fera le point sur les diverses productions ainsi que sur les objectifs du cinéma régional. Il ne s’agit pas uniquement dans ce cinéma d’une conception géographique du lieu de production : “C’est un cinéma qui participe d’une conscience régionale (…) et va vers une volonté d’appartenance à la région.” 4
L’essor relatif du cinéma régional et du cinéma artisanal est le seul côté positif de ces deux ans de crise aiguë dans le cinéma québécois. En 1979, la production française de longs métrages au Québec était remontée à 39 5, dont une quinzaine entrent dans notre catégorie du “jeune cinéma”. Plusieurs facteurs se sont combinés pour permettre cette reprise.
Il y a eu d’abord l’apport de l’Institut québécois du cinéma 6. Examinons un peu comment se traduit cette aide : L’Institut dispose de cinq programmes d’aide : l’aide à la production, la plus importante question budgétaire, l’aide à la distribution, l’aide à l’exploitation, l’aide à la scénarisation et l’aide aux projets spéciaux.
En ce qui concerne la production l’Institut considère des projets de toutes durées (courts, moyens et longs métrages) et de tout genre (documentaires, fiction) et peut investir, pour un long métrage de fiction, jusqu’à 60% du devis total avec un montant maximum de 250 000 $. S’il s’agit d’une première œuvre son investissement ne dépassera pas 125 000 $ pour un devis maximum de 350 000$.
Pour aider plus particulièrement la réalisation de premiers films quatre organismes gouvernementaux ont, en octobre 1980, conclu une entente. Il s’agit de l’lnstitut québécois du cinéma, de la SDICC, de Radio-Canada et de Radio-Québec. Selon cet accord les organismes mentionnés participeront au financement de deux films durant la première année de l’accord et de deux autres durant la deuxième année.
Cet accord devrait permettre au jeune cinéma québécois de continuer à se renouveler. Cependant tout n’est pas positif dans cette floraison que nous avons notée de cinéastes dits “artisanaux” et dans cette aide accordée aux premières œuvres. Dans le contexte québécois, où le total des investissements gouvernementaux est limité et ne suit pas le taux d’inflation, il y a un risque qui consiste à mettre sur le marché un nombre sans cesse croissant de premières œuvres qui ne seront jamais suivies de deuxièmes œuvres. Dans une conversation récente que j’ai eue avec Michel Bouchard, auteur de NOËL ET JULIETTE en 1973 et président de l’Association des réalisateurs de films du Québec, il remarquait que les cinéastes de sa génération ont, en moyenne, dû attendre de 5 à 7 ans avant de pouvoir réaliser leur second long métrage. Entre assurer la relève, en investissant parfois dans des œuvres sans talent, et permettre à des talents affirmés de continuer à produire l’lnstitut et les autres organismes doivent savoir maintenir l’équilibre.
Dans les domaines de la distribution et de l’exploitation la situation au Québec est plus problématique encore que dans la production. Le marché canadien appartient très largement aux monopoles américains de distribution et le Canada n’a jamais eu le courage, ou la volonté, d’imposer un système de quota dans l’importation et l’exploitation des films. Ce sont donc les films étrangers, américains d’abord puis européens, qui occupent à plus de 95% en moyenne les écrans nationaux. Pour tenter d’ouvrir aux films canadiens un peu plus largement le marché national, la SDICC a pris en 1977 quelques timides mesures que l’on peut qualifier de ponctuelles. Elle a investi une somme de 175 000$ dans l’aventure du Nouveau Réseau qui a duré le temps qu’il a fallu pour épuiser la somme investie au départ.
L’Institut québécois a un programme d’aide à la distribution qui permet à des compagnies de distribution de subsister. De petites compagnies telles que Cinéma Libre ou Les Films du Crépuscule reçoivent une aide de l’Institut pour distribuer des films qui, sans elles, n’arriveraient certainement jamais chez leurs usagers. Dans le domaine de l’exploitation les choses ne s’améliorent pas en 1981 puisque la seule salle de Montréal qui programmait exclusivement des films québécois a changé de politique de programmation, car, aux dires de son directeur, cette salle était devenue à la fois le ghetto du cinéma québécois et un alibi pour les institutions gouvernementales.
Au lendemain de la deuxième victoire électorale du Parti Québécois, ce domaine demeure une priorité si l’on veut que le jeune cinéma et le cinéma québécois tout court atteignent le public qui devrait être le sien d’abord.
Délaissons maintenant les questions économiques pour nous tourner vers les films eux-mêmes. Le cinéma québécois, on le sait, a toujours accordé une très grande place au cinéma direct, au cinéma d’enquête, si bien que le terme de cinéma documentaire, naguère si déprécié en français, a repris, au Québec du moins, une valeur tout à fait positive. C’est que le documentaire n’est plus ce genre froid, didactique, expression d’une connaissance supérieure qui l’avait discrédité.
Le documentaire donc est redevenu un genre majeur au Québec après une relative éclipse au début des années 70, années durant lesquelles le cinéma de fiction avait connu une assez forte expansion. Avec la crise de ce cinéma commercial de fiction, le cinéma artisanal a occupé une place laissée plus ou moins vacante. Or le documentaire est l’instrument privilégié des cinéastes artisans pour deux raisons immédiates : il exige un financement moins important qu’un film de fiction, mais surtout il répond à la volonté d’exploration, d’interrogation d’une société qui anime ces nouveaux cinéastes. Si, au début des années 60, la prise de possession d’un pays par la parole et l’image a caractérisé les films de Pierre Perrault, c’est vers un contenu plus engagé socialement et politiquement que les réalisateurs du programme Société Nouvelle à l’Office national se sont dirigés ensuite. Mais comme beaucoup d’autres programmes, sans tambour ni trompette, Société Nouvelle a, peu à peu, disparu à l’Office. Est-ce que les cinéastes artisans ont repris dans l’ensemble le flambeau du cinéma d’intervention sociale? Ce n’est pas facile de répondre d’une façon tranchée à cette question.
Le souci d’engranger des images de traditions ou de techniques en voie de disparition a conduit d’une part à une excessive valorisation du passé dans certains films qui véhiculent une idéologie rétro: “tout ce qui est ancien est bon”. C’est en pensant à ce genre de films qu’un ethnologue de Québec, M. Bernard-Richard Emond a lancé une attaque virulente contre “le documentaire québécois envahi par le patrimoine” 7. Il affirme dans son article : “qu’un spectateur étranger qui visionnerait au hasard, une dizaine de documentaires tirés de la production récente, aurait peut être l’impression que le Québec est une société rurale et traditionnelle et que les Québécois passent leur temps à giguer, turluter, labourer et tisser des ceintures fléchées”.
Cette attaque ne repose pas sur rien, il est évident que des séries comme celle dirigée par Léo Plamondon intitulée LA BELLE OUVRAGE ou celle dirigée par Michel Brault et André Gladu LE SON DES FRANÇAIS D’AMÉRIQUE peuvent s’attirer ce genre de critique.
Lorsque M. Emond parle de la pratique qui consiste à laisser parler les gens, à intervenir le moins possible lors du montage, il met également le doigt sur le danger qui menace toujours le cinéma direct sans talent. La religion de la non-intervention conduit au bavardage et au délayage. C’est le souvenir que je garde en tout cas d’un film comme SAMEDI SOIR, 1978, de François Labonté qui se proposait de capter le pouls d’une petite ville de province un samedi soir normal. Chronique d’un vécu sans drame ni conflit un tel film exige au contraire une très forte intervention du réalisateur- monteur pour prendre tout son sens. Cette absence d’intervention c’est aussi ce qui limite l’intérêt du film d’Hélène Girard LA PETITE VIOLENCE, film sur le travail, le système social qui force l’homme à s’adapter à lui alors que ce devrait être le contraire. Mais les discours des différents personnages s’intègrent mal les uns aux autres, il y a collage plutôt qu’analyse et synthèse.
Cependant lorsque M. Emond affirme que depuis 1976 la critique sociale a disparu des écrans québécois et a laissé la place au silence il passe un peu vite sur des films qui, s’ils n’ont pas l’ampleur et la profondeur d’analyse d’un VINGT QUATRE HEURES OU PLUS de Gilles Groulx, film réalisé en 1972, mais censuré par l’ONF et relâché seulement en 1976, n’en abordent pas moins des questions sociales, économiques et politiques importantes. Jean Chabot, surtout connu pour ses films de fiction : MON ENFANCE À MONTRÉAL, 1970; UNE NUIT EN AMÉRIQUE 1974) a réalisé à l’ONF, en 1978, LA FICTION NUCLÉAIRE qui montre comment les politiques des gouvernements ont, d’une part, bradé le Québec aux intérêts étrangers (il faut voir comment le cinéma de propagande de Duplessis, montré dans le film, chantait les prouesses du Québec qui savait si bien s’équiper pour offrir aux compagnies étrangères les richesses de son sous-sol) et d’autre part, créé une demande artificielle d’électricité que l’on utilise aujourd’hui pour justifier l’implantation d’usines nucléaires. Jean Chabot ne peut être accusé de valoriser la culture du passé au détriment de la critique sociale puisque la fameuse réussite de l’Hydro-Québec, symbolisée ailleurs par les lignes électriques s’est transformée en une exploitation supplémentaire par l’étranger des ressources du Québec: les lignes électriques sont devenues des balafres qui coupent sauvagement le territoire et courent vers les États-Unis. Nous sommes loin du discours de Didier Fournier à la fin de UN PAYS SANS BON SENS de Pierre Perrault qui, sous les pylônes de l’Hydro-Québec donne cette ligne de haute tension comme un exemple de réussite du peuple québécois : “Donne-nous en main le mandat! avec le matériel génétique qu’on a en mains! pis on va faire ce qu’ils font… les Anglais!”
La réalisation, en 1970, par Denys Arcand du film ON EST AU COTON dont la sortie sera retardée de 6 ans par l’ONF qui s’est pliée aux pressions exercées par les magnats de l’industrie du coton, témoignait de l’engagement politique du cinéma québécois. En 1979 LA MALADIE, C’EST LES COMPAGNIES, réalisé par Richard Boutet, ne bénéficie pas du talent et de la pratique de Denys Arcand, il s’agit cependant d’un dossier sérieux sur une question toujours d’actualité : les conditions de santé et de sécurité, d’insécurité devrions-nous dire, dans les différentes industries du Québec.
Dans d’autres domaines sociaux et économiques des films comme : DE LA TOURBE ET DU RESTANT, 1979, de Fernand Bélanger, Yves Angrignon et Louise Dugal, CORRIDORS et PRIS AU PIÈGE, 1979 de Guy Dufaux et Robert Favreau, PLUSIEURS TOMBENT EN AMOUR, 1979 de Guy Simoneau témoignent de l’importance qu’a toujours le cinéma documentaire social dans la production des jeunes cinéastes québécois.
L’engagement n’est pas cependant toujours du côté de la dénonciation d’abus ou d’exploitation de la part du pouvoir économique ou politique. Hugues Migault a parlé de censure politique de la part de l’lnstitut Québécois du cinéma lorsque cet organisme a refusé de lui donner de l’argent supplémentaire pour finir son film et le distribuer. Lorsqu’on a vu ce film LE QUÉBEC EST AU MONDE, 1980, on comprend un peu la réticence de l’Institut qui veut garder une certaine indépendance vis-à-vis du gouvernement. Ce film donne vraiment la part trop belle aux maîtres du Parti Québécois pour ne pas être accusé, par l’opposition, de film de propagande. Comme il s’agit de montrer qu’avec René Lévesque et le Parti Québécois le Québec est devenu davantage une nation qu’une province comme les autres du Canada, les auteurs du film sont peu regardant sur la personnalité que reçoit ou qui reçoit, M. Lévesque, du moment qu’il s’agit d’un personnage officiel d’un gouvernement en place.
Comme je l’ai dit tout à l’heure à propos des premières œuvres, il faut toujours établir un équilibre entre l’importance théorique et la réalité pratique. Le cinéma documentaire doit garder un rôle essentiel au Québec, il est cependant malsain qu’il mobilise à lui seul plus de 50% du budget disponible pour la production. Or c’est le reproche que les cinéastes intéressés par le cinéma de fiction adressent actuellement à l’lnstitut Québécois du cinéma.
Le cinéma de fiction, il suffit de feuilleter les annuaires des productions des dernières années pour s’en rendre compte, est celui qui a le plus durement souffert de la crise. Si l’on considère cette deuxième génération dont nous avons parlé la filmographie n’est pas longue à établir: Michel Bouchard réalise NOËL ET JULIETTE en 1973 et plus de long métrage de fiction depuis; Jean Chabot UNE NUIT EN AMÉRIQUE en 1974 et un film documentaire déjà cité depuis; Alain Chartrand ISIS AU 8 en 1970, LA PIASTRE en 1975; André Forcier, dont les films BAR SALON et L’EAU CHAUDE L’EAU FRETTE ont connu un très bon succès en 1973 et 1974 est en train de se débattre dans des problèmes financiers difficiles pour terminer en 1981 AU CLAIR DE LA LUNE; Pierre Harel après BULLDOZER en 1971 est resté 8 ans avant de pouvoir finir VIE D’ANGE, 1980, Francis Mankiewicz après LE TEMPS D’UNE CHASSE en 1971 a lui aussi attendu 7 ans avant de pouvoir revenir au cinéma commercial de fiction avec MON AMIE D’ENFANCE en 1978 et LES BONS DÉBARRAS en 1979; enfin Jean-Guy Noël a réalisé TU BRÛLES… TU BRÛLES en 1973, TI-CUL TOUGAS en 1975 et son dernier film, CONTRECOEUR, attend sa sortie depuis plus d’un an.
Depuis cette époque quelques noms nouveaux sont venus s’ajouter : André Blanchard a montré avec L’HIVER BLEU, 1979, qu’il pouvait tenir les promesses de son premier film BEAT, 1976; Mario Bolduc UN GRAND LOGEMENT, 1977 et Paul Tana LES GRANDS ENFANTS, 1979 font également partie de cette “troisième génération”.
Quels sont les thèmes et les sujets privilégiés de ce cinéma de fiction? Comment peut-on le caractériser?
Durant la 8e semaine du cinéma québécois, en octobre 1980, un débat fort animé était réservé aux stéréotypes dans le cinéma national. Pour M. Claude Daigneault, de l’lnstitut, le stéréotype qui a la vie la plus dure est celui de la banalité et de l’ordinaire. “Comment peut-on demander au public qui doit affronter un quotidien terne et répétitif de payer et de consacrer une partie de ses loisirs à examiner le quotidien terne et répétitif de ses semblables.” Cette critique n’est pas nouvelle, elle a déjà été exprimé par des membres de la SDICC ou du gouvernement qui s’irritent de voir ainsi le cinéma québécois proposer une image aussi négative de leur pays. Apparemment des films d’évasion, situés dans des décors luxueux, à l’action rebondissante de scène en scène, au montage agressif, en somme des films réalisés sur le modèle d’Hollywood satisferaient ces critiques. Il y aurait certainement quelques personnes dans l’industrie qui gagneraient à ce que le cinéma québécois devienne ainsi. Il n’est pas sûr à long terme que ce soit le public et le cinéma lui-même.
Au début des années 70 la marginalité volontaire, ou forcée, la fuite vers un ailleurs mythique (la Californie par exemple dans TI-CUL TOUGAS) étaient certainement les thèmes les plus évidents dans le jeune cinéma québécois. Aujourd’hui, autant qu’on puisse en juger par les quelques films réalisés par cette même génération ou par la suivante, la fuite, le « Drop out” n’est plus une tentation. Mais les personnages, toujours bien ordinaires comme le regretté Claude Daigneault, restent marginalisés, difficilement intégrés à une société qui tourne sans eux. Ceci est surtout sensible dans LES GRANDS ENFANTS de Paul Tana. François, personnage central, est chômeur 6 mois par année, il passe son temps à observer, comme de l’extérieur, la vie de la ville. Ce film témoigne encore d’un désir profond d’échapper à la ville, toujours associée dans la bande sonore à une sirène d’ambulance ou de voiture de police. Mais le film est loin de valoir les réalisations de Michel Bouchard ou Jean-Guy Noël. Le dialogue, plaqué sur les scènes, est chargé de nous apporter trop d’informations que l’image ne réussit pas à faire passer.
Si l’on met à part le film de Pierre Falardeau PEA SOUP (1978), répertoire des aliénations et des dépossessions du Québécois, on pourrait remarquer l’effacement, dans les films récents, du thème de la domination anglaise. Gardons-nous de conclure bien évidemment qu’elle n’existe plus. Simplement elle ne s’impose plus dans l’imaginaire des cinéastes. Le dernier film de Francis Mankiewicz LES BONS DÉBARRAS pourrait nous servir à illustrer ceci. Ce n’est pas à un riche industriel anglais que Michèle, pauvre Québécoise vivant difficilement de son travail, livre du bois de chauffage, mais à une bourgeoise québécoise, Mme Viau Vachon, vivant isolée dans son chalet luxueux.
Je n’ai pas encore, jusqu’ici, prononcé le nom d’une réalisatrice, ni cité aucun film réalisé par une femme. C’est volontairement, car il me semble que, dans l’atmosphère de marasme dans laquelle a vécu le cinéma québécois de 1976 à 1980, une génération de femmes cinéastes a réussi à s’imposer dans ce contexte difficile. Il ne s’agit pas de “génération spontanée», mais du résultat d’une longue lutte qui a commencé à porter ses fruits à partir du début des années 1970. Je ne voudrais pas ici refaire tout l’historique de ce mouvement, 8mais m’intéresser plus particulièrement aux dernières productions, en mettant surtout l’accent sur ce que ces productions ont apporté de neuf dans le cinéma québécois.
Malgré la richesse du cinéma québécois en films documentaires, en enquêtes menées auprès de groupes sociaux variés, il aura fallu attendre des films tournés par des femmes pour découvrir de larges pans cachés de la réalité du Québec. Il y eut d’abord les films de la série En tant que femmes à l’ONF (A QUI APPARTIENT CE GAGE d’Anne Claire Poirier, LES FILLES C’EST PAS PAREIL d’Hélène Girard, J’ME MARIE, J’ME MARIE PAS de Mireille Dansereau) puis, en dehors de l’ONF, LES SERVANTES DU BON DIEU de Diane Létourneau ainsi que les films de Luce Guilbeault qui, en quelque sorte, ouvrent la voie vers la réalisation à de nombreuses femmes qui travaillaient déjà dans le cinéma, mais pas derrière la caméra. Luce Guilbeault, après un court métrage sur Denyse Benoît, comédienne qui deviendra aussi réalisatrice, mène une grande enquête sur les féministes les plus importantes de l’Amérique QUELQUES FÉMINISTES AMÉRICAINES, 1977 puis réalise un document plus quotidien sur la condition de la femme : D’ABORD MÉNAGÈRES, 1978.
Dans cette catégorie du documentaire, le document le plus percutant sur la perpétuation des mentalités phallocrates dans notre société nous vient de deux jeunes néophytes Francine Allaire et Sylvie Groulx. Leur film LE GRAND REMUE-MÉNAGE a constitué à juste titre le clou de la semaine du cinéma québécois en 1978. La portée du film, sa justesse vient de l’habileté des deux réalisatrices qui ont fait la preuve de la réalité et de la force des stéréotypes qu’elles voulaient dénoncer. Le personnage central, Champ, est si pénétré de la supériorité de “l’éternel masculin” qu’il n’a apparemment pas imaginé que deux jeunes et jolies filles qui venaient l’interroger, caméra au poing, pouvaient porter sur lui un regard critique. Le film s’articule sur Champ et sur Gogui, enfant précoce qui montre comment se crée et se perpétue, au sein des couches sociales, la relève des futurs Champ, mais aussi sur ces scènettes de fiction qui donnent la parole à des femmes décidées à briser ce perpétuel recommencement.
C’est cependant dans le domaine de la fiction que la contribution de cinéastes femmes a été la plus importante durant ces toutes dernières années. C’est d’elles que sont venus les films les plus neufs par leur sujet, leur ton et leur style même de narration.
Dans cette génération de femmes cinéastes Anne Claire Poirier fait figure « d’ancienne ». Elle travaille à l’ONF depuis 20 ans, où elle a souvent servi à donner bonne conscience à une institution dominée par les hommes. Son film sur la question du viol MOURIR À TUE-TÊTE est important d’abord par ce qu’il dit du viol, de la violence sexuelle exercée sur les femmes, mais aussi par la démarche qu’il adopte. Le temps de la déconstruction n’est plus dans le cinéma, pourtant la question demeure: comment engager le spectateur à ne pas absorber les images du film comme un autre spectacle de plus, spectacle pénible, mais spectacle tout de même? Anne Claire Poirier a choisi d’interrompre son récit par des scènes de discussion entre deux femmes engagées dans la réalisation du film et qui pèsent le poids, le sens des scènes qu’elles vont conserver. Comme de plus la fiction du film suit de près un cas réel, exposé par la “réalisatrice”, le spectateur est amené à réfléchir sur le sens et la portée des images qu’il voit, il est forcé d’accepter que cette fiction s’est réellement produite avant de devenir un film.
Dans la production de 1980, les deux films les plus neufs au Québec et les plus prometteurs ont été réalisés par des femmes qui réussissaient, dans une première œuvre, à renouveler l’imagerie et la thématique traditionnelle du cinéma québécois.
Dans ÇA PEUT PAS ÊTRE L’HIVER, ON N’A MÊME PAS EU D’ÉTÉ Louise Carré nous conte les aventures d’une “vieille dame indigne” québécoise. Sans jamais copier René Allio, Louise Carré retrouve, dans le contexte québécois, tout le poids sous lequel un milieu bourgeois et conservateur sait écraser et étouffer une femme. La libération d’Adèle, veuve à 57 ans, mère de huit enfants, esclave de sa famille jusqu’à la mort de son mari, secoue bien des stéréotypes.
J’ai remarqué tout à l’heure au passage que la confrontation anglais- français s’était effacée dans le cinéma québécois; elle a laissé la place à une opposition à l’intérieur même de la société québécoise francophone, opposition des mentalités, des comportements liés à une appartenance de classe.
L’HOMME À TOUT FAIRE de Micheline Lanctôt est le film qui fait le mieux ressortir cet antagonisme. C’est aussi un film de femme qui présente un personnage masculin totalement différent de ceux qu’on a l’habitude de voir. On avait déjà rencontré au cinéma des hommes tendres, naïfs, romantiques, mais ils appartenaient toujours à une classe sociale genre “artiste” ou intellectuel; ici Armand est un prolétaire, un ouvrier, marginalisé par son travail à son compte et à son rythme, mais appartenant à la classe ouvrière cependant. Face aux prétentions, à l’arrivisme du mari bourgeois, le prolétaire ne lutte pas, il plie bagage et garde la complicité et la sympathie du public avec lui.
Micheline Lanctôt a dit qu’elle voulait dans son film retrouver une certaine atmosphère d’humour et de tendresse, un regard plein de sympathie et de connivence pour des personnages anti-héroïques caractéristiques du cinéma tchèque des années 60. C’est peut-être là une façon d’échapper à ce quotidien terne et répétitif que l’on a reproché au cinéma québécois tout en demeurant authentiquement lié à la réalité du pays.
Le cinéma québécois dans son ensemble, et encore plus le jeune cinéma, a besoin pour vivre d’une politique cinématographique précise de la part des gouvernements. Nous avons vu combien il était sensible aux fluctuations des investissements publics puisqu’il ne peut guère compter sur les investissements privés. Il a besoin aussi de talents. Il ne suffit pas d’impressionner de la pellicule pour faire un film. Il a toujours besoin enfin d’affirmer son identité, son appartenance culturelle sans pour autant s’enfermer dans le ghetto de la “Québécitude”.
Réal LaRochelle J’aimerais savoir si dans tes recherches, tu as pu comprendre un peu ce qu’on pouvait appeler dans les plus jeunes générations de cinéastes, les principales revendications sur lesquelles ils semblent s’accorder soit vis-à-vis les gouvernements fédéraux, ou palier provincial, ou encore par rapport aux thèmes des films au genre de cinéma est-ce que tu sens qu’il y a comme une unité de revendication et ces revendications-là, où est-ce qu’elle se situe?
J.C. Ceci est très subjectif, il n’y a pas à mon avis de textes précis de revendications. Il y a d’une part des revendications matérielles, demandant à des organismes des subventions. Je pense par exemple, à ce texte distribué par les films du Crépuscule, lors de la semaine du cinéma québécois 1978, dans lequel il revendique la liberté de vivre, de recevoir des subventions pour être distribué, il revendique donc leur part de subventions auprès de tous les organismes. Du côté du thème et du sujet, je crois que leur revendication c’est d’être considéré comme des professionnels, mais travaillant dans un contexte différent.
Cet article a été écrit par Jean-Claude Jaubert. Il enseigne à Glendon College (Toronto).
Notes:
- Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne. ↩
- Copie Zéro No 8 Cinémathèque Québécoise, Montréal, 1981 ↩
- Comptage effectué à partir des films répertoriés dans Nouveau Cinéma Canadien publié par la Cinémathèque québécoise. ↩
- Cinéma Québec No 53, p.8 ↩
- D’après l’annuaire des longs métrages Québec 1979, Copie Zéro No 7. Cinémathèque québécoise. ↩
- Sur les 39 longs métrages de langue française répertoriés en 1979 l’Institut a participé à 19 productions et la SDICC à 9. ↩
- Article publié dans le journal accompagnant le 8ième semaine du cinéma québécois, en octobre 1980. ↩
- Voir à ce propos le numéro spécial de Copie Zéro No 6 “Des cinéastes québécoises” publié par la Cinémathèque québécoise. ↩