La Cinémathèque québécoise

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Le jardin extraordinaire

à Charles Trenet

LA POLKA DU ROI L’ Office national du film est une institution unique dans le monde occidental, à cause de son système intégré, c’est-à-dire que l’on y trouve sous un même toit tous les services nécessaires à la réalisation d’un film, du concept à la fi­nition. On y trouve également une cafétéria qui n’a miraculeusement fait aucune victime parmi les cinéastes et techniciens qui y mangent chaque midi. C’est à la café­téria que se rencontrent tous les problèmes de production; le réalisateur demande conseil au caméraman au sujet d’un effet spécial pour son prochain tournage, le monteur se fait expliquer par un technicien du laboratoire comment inscrire sur sa copie de travail un recadrage d’image, etc. Ce melting pot où la hiérarchie ne se fait à peu près pas sentir a certainement favorisé le grandiose travail d’équipe qui a fait l’apanage de l’ONF. VOUS QUI PASSEZ SANS ME VOIR . C’est à l’occasion de la projection de la copie de travail de LA LUTTE au début de 1961 que j’ai vu pour la première fois l’équipe française à l’œuvre. Ils étaient presque tous là, Michel Brault, Claude Fournier, Gilles Groulx, Marcel Carrière, Gilles Carle, Clément Perron, Jacques Godbout, Bernard Gosselin, Claude Jutra, Fernand Dansereau, Jacques Bobet, Arthur Lamothe, Georges Dufaux, Hubert Aquin et Louis Portugais; et moi-même, vachement impressionné. À la fin de la projection, chacun y allait de son com­mentaire; il y avait de la passion dans l’air. Ces gars-là n’y allaient pas de main morte; pas de basse flatterie. Il y avait toute l’échelle de gris dans ces remarques, depuis l’en­thousiasme délirant jusqu’à la critique la plus sévère. Lorsqu’on m’a demandé mon avis, j’ai dû bredouiller quelque chose. C’était dur. Les créateurs sont par définition des solitaires et des individualistes. Ce travail d’équipe me semblait à l’époque aller à l’encontre de nos personnalités. Mais probablement qu’on n’en avait rien à foutre de nos personnalités. Nous étions là pour faire le meilleur cinéma possible et je pense qu’à ce niveau ce fut une réussite. Il n’empêche que certains jours ce collectif me ren­trait dans le corps; j’avais l’impression qu’on était si peu de chose comparé à un film comme BÛCHERONS DE LA MANOUANE.

La série Temps Présent a été réalisée pour Radio-Canada et passait sauf erreur le mardi soir de 7h à 7h30, sans être interrompue par des commerciaux. On y trouvait certains titres comme, pêle-mêle, MANGER, LA LUTTE, DI­MANCHE D’AMÉRIQUE, GOLDEN GLOVES, 36 000 BRASSES, JOUR APRÈS JOUR, LES BACHELIERS DE LA CINQUIÈME, BÛCHE­RONS DE LA MANOUANE, LA FRANCE SUR UN CAILLOU, QUÉBEC-U.S.A., VOIR MIAMI, etc.

Y’A D’LA JOIE. Pendant les quelques années où nous avons fait la série Temps Présent, chacun se cherchait une identité. Nos caméras ont fouillé bien des cuisines et des fonds de cour; nous étions des Québécois et Westmount ne nous intéressait guère. L’exemple type de cette vaste course à travers la société québécoise est sans contredit le film de Hubert Aquin À SAINT-HENRI LE 5 SEPTEMBRE où pendant 24 heures d’affilée, 28 cinéastes de l’équipe française ont envahi le quartier de Saint-Henri à la recherche de la vie, des us et coutumes de ces frères de sang. Nous étions d’une polyvalence exceptionnelle! Beaucoup de réalisateurs ce jour-là se promenaient avec une caméra à l’épaule; moi qui avais une formation de caméraman, je m’y pro­menais avec un micro; les recherchistes transportaient les trépieds et les boîtes de film. C’est Monique Fortier et Jacques Godbout qui héritèrent de cette quantité industrielle de pellicule qu’ils ont réduite à quarante minutes de film. Le résultat est très homo­gène au niveau du tournage : on ne dirait jamais qu’il a été fait avec autant de touche-à-tout. Cette série de Temps Présent a certainement permis à chacun d’entre nous de trouver sa voie en allant au bout de lui-même. La revoir aujourd’hui m’émeut, c’est du grand cinéma et le pourcentage de vraies réussites y est très élevé. L’ÂME DES POÈTES. La permission d’aller faire un film sur l’Île-aux-Coudres a été donnée par Grant McLean, unilingue anglophone, en 1961. C’est lui qui était le grand boss de la production, il fallait traduire nos recherches en anglais pour avoir le feu vert; on deve­nait rouges. Pierre Perrault a apporté quelque chose de tout à fait neuf dans le traite­men de POUR LA SUITE DU MONDE : sa façon de faire des mises en situation était unique, l’organisation de la pêche au marsouin, une idée géniale. Michel Brault, qui avait tellement travaillé au fil des ans pour rendre notre équipement cinématogra­phique plus portatif et notre pellicule plus sensible, a fait de ce film le classique par ex­cellence de cette époque. Un an de tournage, 9 mois de montage, les plus belles images que j’aie jamais eues sur ma Moviola. Michel tournait souvent les discussions entre les personnages avec un téléobjectif afin qu’on n’entende pas le bruit de la caméra. C’était fascinant et magnifique, il y avait un je ne sais quoi de magique. Par une gaffe, j’ai aussi contribué à une séquence peu ordinaire. Grand-Louis parlant des âmes du purgatoire est presque plié en deux en se tenant le ventre; position pour le moins bizarre. Il essayait tout simplement de retenir le micro-radio que j’avais mal fixé autour de son cou! Pendant ce temps, Claude Jutra réalisait À TOUT PRENDRE, film de fiction autobiographique. C’est là le départ des deux tendances marquantes de notre cinéma : POUR LA SUITE DU MONDE, un film de cinéma documentaire avec mise en situation; c’est le direct ou cinéma vécu comme l’appellera Perrault par la suite. Et À TOUT PRENDRE, un film de fiction avec une approche documentaire.

C’est à cette époque, je crois, qu’a été fondée l’Association professionnelle des cinéastes (A.P.C.) qui déposa un mémoire au gouvernement fédéral pour favoriser le développement du long-métrage au Canada.

1964. Vingt-cinquième anniversaire du NFB. Année zéro de l’ONF. Volonté du gouvernement de voir l’ONF développer le cinéma de long-métrage.

Marcel Carrière et Michel Brault lors du tournage de POUR LA SUITE DU MONDE de Pierre Perrault et Brault (1963), un film monté par Werner Nold
Marcel Carrière et Michel Brault lors du tournage de POUR LA SUITE DU MONDE de Pierre Perrault et Brault (1963), un film monté par Werner Nold
© ONF

LE SOLEIL A RENDEZ-VOUS AVEC LA LUNE. Le premier janvier 1964, c’est la “souveraineté-association” de l’ONF avec le NFB. Le règne de Pierre Juneau, comme premier directeur de la production française et qui a duré deux ans, est d’abord marqué par sa volonté d’ouvrir l’ONF à l’étranger et d’y réaliser des co­productions de fiction, conformément aux vœux du gouvernement. À cette époque on a fait venir Georges Rouquier (FARREBIQUE) qui a fait ici SIRE LE ROY N’A PLUS RIEN DIT; Jean Rouch, avec qui Michel Brault avait tourné CHRONIQUE D’UN ÉTÉ en 1962, pour réaliser ROSE ET LANDRY; Gian Franco Mingozzi qui a réalisé un film sur Antonioni. On ne peut pas dire que ces cinéastes aient eu de l’in­fluence sur notre cinéma; ils venaient nous renseigner sur un terrain où nous étions passés maîtres. Enio Flaiano, le scénariste de Fellini, qui a parcouru le Québec avec Gilles Carle à la recherche de sujets de fiction inédits, n’a pas eu une grande influence sur LA VIE HEUREUSE DE LÉOPOLD Z. Et Raymond Le Boursier n’a pas non plus réussi à nous faire épouser son respect de la hiérarchie à la française que tout technicien aurait dû avoir à son égard. De cette époque, la seule coproduction qui ait été réalisée, c’est LA FLEUR DE L’ÂGE, film en quatre épisodes, de l’Italien Gian Vittorio Baldi, Claude Nedjar pour la France, André Belleau côté ONF et du produc­teur japonais dont j’oublie le nom. Ce dernier a été retiré avant la distribution com­merciale parce qu’il était trop “documentaire”! Enfin, ce genre d’entreprise donnera toujours des films de producteurs. Le Festival International du film de Montréal et toutes ses rencontres cinématographiques, a été une stimulation extraordinaire. Je serai toujours reconnaissant à Pierre Juneau de nous avoir permis d’échanger avec Renoir, Lang, Truffaut, Polanski et tous les autres. CHACUN SON RÊVE. La di­rection de l’ONF voulait de la fiction à une époque où nous étions les meilleurs documentaristes du monde, sans fausse humilité. Inutile de dire que pendant ces quatre années de frustrations pour les uns et d’apprentissage pour les autres, la vie n’a pas toujours été facile. Il y a certainement eu une scission au niveau du collectif entre les tenants du long-métrage et les documentaristes. Parallèlement, le nouvel essor de l’industrie privée a tenté plusieurs d’entre nous. Carle est parti travailler pour Onyx films; Brault, Groulx, Arcand, Dansereau et Gosselin ont fondé Les Cinéastes asso­ciés : vous parlez d’une perte pour l’ONF! Ce qu’il faut retenir comme films de cette époque : LE CHAT DANS LE SAC de Gilles Groulx; LE RÈGNE DU JOUR de Perrault; LA VIE HEUREUSE DE LÉOPOLD Z de Carle; 60 CYCLES de Labrecque; AVEC TAMBOURS ET TROMPETTES de Carrière; DE MÈRE EN FILLE de Anne Claire Poirier; LES MONTRÉALISTES d’Arcand. Tous ces films de fiction ou documentaires sont le résultat de notre recherche collective et de notre savoir-faire en cinéma direct. C’est le produit du cinéma des caméras légères, tourné en son synchrone, avec des équipes réduites. Ce qui est terriblement triste c’est que Pierre Juneau a été battu par le temps; c’est le seul qui aurait finalement réussi à mettre sur pied une industrie du cinéma de fiction au Canada. La crise économique de 68 et les pressions de l’industrie privée ont mis fin à son rêve et à notre élan. Avec son départ et celui des cinéastes “déserteurs”, l’ONF allait tourner une page importante de son histoire.

1966-67. Les cinéastes, aussi bien du privé que de l’ONF, s’élèvent contre le Festival international du film de Montréal sous prétexte que l’argent dépensé pour faire venir à grands frais des cinéastes de l’étranger serait mieux investi dans notre cinéma. L’éternel tiraillage entre l’art et l’industrie.

LES PETITS REGRETS. Bref, ce sont les cinéastes qui sont responsables de la mort du Festival international du film de Montréal. Une autre façon de recommencer à zéro, de sortir d’un rêve pour quelques-uns, de sortir des frustrations pour le plus grand nombre. Et le gouvernement à la suite des pressions de l’industrie privée allait une fois de plus réorienter l’ONF. LE TEMPS DES CERISES. Septembre 68 voit la mise sur pied du comité du programme. Enfin les cinéastes participent au choix des films qui seront produits à l’ONF. Plus de projets imposés par une seule personne. L’avènement du comité du programme démocratise la boîte. D’autant plus que Hugo McPherson, qui remplace Guy Roberge comme commissaire, ne fait pas le poids ni pour définir ni pour orienter les politiques de l’institution. LE SOLEIL A DES RAYONS DE PLUIE. Mon plus beau souvenir du début des années 70 est incontes­tablement IXE-13. Tous ceux et celles qui n’ont pas eu le bonheur de travailler sur ce film ont raté un des grands moments de tendresse qu’il y ait jamais eu à l’ONF. Toutes les personnes impliquées dans ce long-métrage sont aujourd’hui — 15 ans plus tard — totalement complices et liées par un souvenir indéfectible. Ce n’était plus un travail collectif mais un travail d’équipe. Aujourd’hui encore nous utilisons comme une clé de code certaines répliques du film dans nos conversations journalières : “As-tu un plang? Oui Marius, j’ai un plang.” Instantanément, avec ce genre de répliques, nous reviennent des images et le sourire. GANGSTERS ET DOCUMENTAIRES. Dieu sait que nous avions besoin de ce genre de souvenirs. Ancien cinéaste de l’ONF, Sidney Newman, unilingue anglais, nous revenait de Londres, comme commissaire. Il n’avait pas beaucoup de compréhension pour le fait français de l’Office. Il est à la base de toute une série de crises : Censure de CAP D’ESPOIR de Jacques Leduc, ON EST AU COTON de Denys Arcand, 24 HEURES OU PLUS de Gilles Groulx. Jusque-là j’avais toujours eu l’impression que l’autocensure que nous nous imposions était plus forte que la censure de l’État. J’y crois encore. Newman était dans l’erreur, on en a la preuve aujourd’hui. Il est arrivé très souvent que d’anciens cinéastes de l’ONF se soient retournés contre cette institution avec une virulence que j’ai peine à m’expli­quer. Je pense à Louis Applebaum, entre autres. Pourtant chaque cinéaste qui est passé par cette vénérable boîte y a été bien traité. Cinq années bien difficiles où nous avons fait quelques films remarquables : MON ONCLE ANTOINE, O.K. LALIBERTÉ, À VOTRE SANTÉ, L’ACADIE, L’ACADIE, JEAN CARIGNAN, VIO­LONEUX, ON EST LOIN DU SOLEIL. Imaginons ce que serait l’ONF si les éner­gies des cinéastes étaient exclusivement consacrées à faire des films, comme à l’épo­que de Temps Présent, plutôt qu’à lutter contre la gérance. IL PLEUT DANS MA CHAMBRE. Le dernier grand collectif de l’ONF a été le film officiel des Jeux olym­piques. Cent soixante-huit personnes y ont travaillé dont un très grand nombre de pi­gistes. Malheureusement il y a aussi eu la défection de certains cinéastes-clefs de la boîte que ce collectif n’intéressait plus guère. En crise financière presque perpétuelle, nous avons développé une méfiance les uns vis-à-vis des autres. Lorsqu’un cinéaste décroche au Comité du programme la possibilité de faire un film, c’est souvent au dé­triment d’un autre cinéaste qui n’aura peut-être plus les fonds nécessaires pour réa­liser le sien. Il y a quelques semaines, notre comité du programme, le seul endroit d’échanges et d’influences que les cinéastes avaient à l’intérieur de cette boîte depuis 68 se désagrégeait. Les changements de politiques arbitraires et incessants, au fil des années, ainsi que cette volonté de nous encadrer par des programmes ont contribué à nous déstabiliser et ont une influence néfaste sur la qualité et la pertinence de nos films. Je ne crois pas qu’il soit possible de gérer cette boîte sans l’aide des cinéastes, tant et aussi longtemps qu’il n’y aura pas une politique établie en fonction de la créa­tion cinématographique propre à l’ONF.

QUE RESTE-T-IL DE NOS AMOURS

Il reste les services intégrés menacés par la Cité du cinéma.
Il reste le centre d’excellence.
Il reste la menace Applebaum-Hébert et le projet de loi sur le cinéma et la vidéo.
Il reste certains cinéastes solitaires pleins de talent, toujours amoureux de cette maison, malgré le fait qu’ils se sentent trompés, ou comme dans un ménage fragile, menacés par le divorce.
Il reste également le danger du statu quo.
Il reste surtout 25 ans de productions dont une très grande partie comptera longtemps encore parmi les grands classiques du cinéma mondial.

BONSOIR JOLIE MADAME

octobre 1984

Jacques Bobet
Jacques Bobet
© ONF

Cet article a été écrit par Werner Nold. Après un début chez Nova Films à Québec, il entre à l’ONF où, depuis le début des années 60, il poursuit une fructueuse carrière de monteur.