LE FUTUR INTÉRIEUR
La meilleure façon de filmer
De par son titre même, le film de Yolaine Rouleau et Jean Chabot, réalisé en 1982, apparaît plutôt comme une fiction que comme un documentaire, et pourtant il n’est ni l’un ni l’autre, pas plus qu’il n’est un montage d’archives ou un docu- drame. Si LE FUTUR INTÉRIEUR (quel magnifique titre!) est difficilement classable, c’est par son ton neuf, inattendu, qui le situerait entre la réflexion à «voix et image hautes» et le récit filmique, qu’il surprend, d’autant plus que son point de départ est apparemment la situation et les luttes des femmes, sujet déjà éculé, qui en a fait trébucher plus d’un et d’une (pensons ici et de fraîche date aux TERRIBLES VIVANTES de Dorothy Todd Hénaut).
Si LE FUTUR INTÉRIEUR semble un objet si singulier et intense, c’est par sa construction, qui l’apparente à la forme du poème, et par son entière conviction que le cinéma peut toucher (un peu, beaucoup) le réel.
Comme le poème, le film déclenche et met en jeu toute une série de métaphores et de métonymies (si évidentes dans la forme poétique). Sa métaphore la plus prégnante est la nuit. Voyage au bout de la nuit, au bout du continent noir des femmes; de la nuit des temps (on remonte jusqu’au XIXe siècle) aux manifestations à la chandelle contre la pornographie; l’ombre de la guerre qui pèse sur le monde comme l’obscurité de l’histoire des femmes, etc. A ces analogies comme fil conducteur, sera adjointe la métonymie.
Dans ce voyage dans la nuit, l’on passera d’un lieu à un autre, de l’universel au particulier, du public au privé, de l’Islande au Québec, de la campagne à la ville. Par rapprochement et opposition, par contiguïté (principe fondamental de la métonymie), ces éléments participeront de la structure du film. Nous passons donc de la lecture d’extraits des Trois Guinées de Virginia Woolf au récit de Mme Fernet-Martel, première bachelière du Québec, de l’industrie de guerre, où les femmes travailleront en usine, à la rencontre de Mme Ouellet parlant de la fermeture des villages de la Gaspésie, des manifestations des premières suffragettes au témoignage de Violaine, mère de cinq enfants abandonnée par son mari, ainsi de suite. Ces divers matériaux (archives, interviews, documents, prise directe) se présentent comme des repères et courent tout au long du film, mais sans être des illustrations ou des commentaires univoques et plats; leur proximité étonne et touche parce qu’ils servent de liens tout en venant déchirer un discours qui aurait pu tomber dans le triomphalisme, ou le panégyrique, ou la revendication arrogante, ou le dogmatisme militant.
Ce que ces fragments ont en commun, c’est leur organisation, à première vue forcée et ne tournant autour d’aucun thème en particulier. Ou s’il existe un thème – les femmes et la volonté de paix -, c’est comme par le détour hasardeux d’une phrase ou d’une image qu’il affleure, qu’il surgit partiellement et fragilement, sans poids idéologique, pour vite nous échapper. Le thème n’est pas à proprement parler le sujet qui détermine la forme du film – qui prend celle d’un rêve diurne.
Le grand risque de ce film, son audace de tenir tout entier, d’être cohérent, congruent et unique, et ce, malgré la forme adoptée, tient aussi à ce que les exemples choisis ne sont pas justement exemplaires. Des femmes abandonnées par leur mari, il y en existe des milliers; la lutte pour le droit de vote n’est pas le fait d’un pays ou deux; les manifestations contre la porno sont chose courante.
L’exemplarité vient de l’utilisation particulière des documents et des interviews, de leurs différences, soit par le contenu soit par le support de base. Les témoignages ou les archives n’ont pas besoin d’être des figures significatives en elles-mêmes, mais dès lors qu’ils ont été choisis et montés, élus par les cinéastes, qu’ils ont trouvé leur équilibre selon un ordre à la fois mystérieux et implacable, ils prennent leur pesant de sens. Cette utilisation particulière du matériel montre bien, il me semble, que les auteurs ont voulu aller au bout de leur écriture, dans ce que l’écriture a de singulier lorsqu’elle est irréductible à son ou ses auteurs.
Il n’y a pas de justification a priori des choix, que ce soit pour un document ou pour une séquence fictionnelle, mais règne l’arbitraire – toujours apparent pour le spectateur – qui légitime la structure du film, arbitraire assumé, s’affichant souverain. Que cet arbitraire puisse ici fonctionner, en donnant un film fort et émouvant, il a fallu à Yolaine Rouleau et à Jean Chabot une dose de confiance extrême (doublée de courage) aux dispositifs cinématographiques, et donc aussi aux spectateurs, en évitant ainsi de faire la leçon ou de sombrer dans le militantisme. Que telle personne soit interviewée, que telle image du passé soit privilégiée, ce n’est pas à cause de leur valeur d’échange; on ne leur extorque pas une valeur, mais de leur place dans la chaîne des autres images et sons, un surplus symbolique, un surcroît de sens, un en-plus nous sont offerts et font en sorte que le film ne verse pas dans l’idéologique à tout crin, ne se bétonne pas dans des idées toutes faites.
Si les cinéastes ont procédé ainsi, dans le pari de jouer de l’hétérogénéité des images et de leur rapport à la fois lointain et proche, s’ils ont adopté le film métaphorique du train et de la nuit, en laissant venir «à l’air libre» le sens, c’est que probablement ils ont pensé que c’était la meilleure façon de toucher le réel des femmes, réel pluriel, contradictoire, zigzaguant.
Façon de procéder qu’on peut bien appeler extrémiste, et qui a tout du hasardeux et du difficile. Une façon de filmer au-dessus du vide, sans filet, sans appui, avec la seule confiance aux moyens disposés – qui sont ceux du cinéma. Rouleau et Chabot se sont voués à une expérience nécessaire en tentant d’en savoir un peu (au moins) du réel à l’aide du cinéma; à une expérience loin des clichés et des entendus. Expérience comme une quête sur les possibilités du cinéma et de son savoir labile.
LE FUTUR INTÉRIEUR illustre bien d’après moi une façon risquée, inédite, neuve, trop rare, d’aller à la rencontre des choses et des gens. Rencontre du Monde sans volonté de le reconstruire à tout prix, de le classer, de le scannériser, de le refaire, de le retourner comme un gant pour l’adapter à ses idées, mais celle qui fait que le Monde résonne, montre sa multiplicité, ses dimensions infinies, et ce, au fur et à mesure qu’il est capté par un cinéma affiché comme art de la singularité. Ainsi LE FUTUR INTÉRIEUR ne peut exister que comme film, le cinéma ayant retrouvé ici son autonomie essentielle.
André Roy
Écrivain et critique, André Roy est responsable des pages cinématographiques à la revue Spirale et a publié Question de cinéma 1. Il est, depuis deux ans, président de l’Association québécoise des critiques de cinéma.