Le fluide magnétique : Sommes-nous en train de perdre le nord? (Lettre à Pierre Jutras)
Cher ami,
Tu me demandes comment je suis affectée, comme cinéaste, par le passage du film à la vidéo? Voilà, en substance, la question qui se pose à l’aube de cette “nouvelle ère”.
Or, il se trouve que pour te répondre, je vais devoir avouer que – à ma grande stupéfaction – en presque vingt années de métier ou de métiers connexes au cinéma, j’ai toujours vécu avec la vidéo. J’aurais donc bien de la peine à évoquer avec nostalgie la glorieuse époque antédiluvienne où l’on ne travaillait que sur pellicule. Du reste, la nostalgie ne m’est pas familière et c’est avec émerveillement que je constate notre façon d’assimiler les progrès technologiques à des entreprises de création ou d’intervention. Voyons un peu ce que je veux dire par là.
Premier contact avec le fluide magnétique : quelques années de télévision. Alors ça, pour moi, c’est réellement “avant le déluge”. Entre mes premières années de travail en studio télé et ce que l’on appelle aujourd’hui la vidéo, l’écart est infiniment plus grand que ne l’est celui entre les pratiques cinématographiques d’il y a vingt ans et celles que nous exerçons encore de nos jours: caméras lourdes comme des chars d’assaut, enregistrement sur kinescope, pas de montage possible, du un pour un! En 1966, 67, 68! À l’époque où régnait l’Éclair dans toute sa mobilité, sa légèreté, sa capacité de capter la vie, la “vraie vie” en dehors des studios! Par conséquent, le véritable ancêtre de la vidéo, en termes strictement d’effet vidéoscopique, comme on dit effet cinématographique, c’est le 16 mm, surtout pas la télévision. C’est tellement vrai que ce sont les cinéastes eux-mêmes qui s’empareront les premiers du nouveau médium, pas les réalisateurs de la télévision. Pour plus de précision, ajoutons que ce furent ceux de l’ONF. Une longue tradition onéfienne voulait – je l’ai découvert plus tard – que les technologies récentes soient expérimentées à la fois par les techniciens et les créateurs. Ce n’était pas si bête, quand on y pense. Ç’a peut-être été au cœur même de la vitalité de l’ONF à ses débuts.
Or, en 1968, un dénommé Robert Forget, toujours à l’affût d’innovations, rapporte des U.S.A. sous le manteau, des équipements vidéo demi-pouce noir et blanc. Qui s’en serviront les premiers? Bien voyons! Tu te souviens de cette période excitante où les tenants du documentaire, les amateurs de démocratie, les chercheurs de société nouvelle avaient encore leur place à l’ONF? Robert leur présentait un instrument encore plus léger que le 16mm, qui permettait deux miracles : a) non seulement on pouvait filmer le monde ordinaire, mais le monde ordinaire pouvait se filmer soi-même b) cet instrument permettait la rétroaction, le feed-back, la communication à distance. Finie la tribune autoritaire des cinéastes, enfin, l’égalité absolue entre le “sujet” et “l’objet”. Tout cela se déroule durant la phase explosive où le Québec vivait sa renaissance : la vidéo devient donc un outil révolutionnaire, un instrument de changement social. Meanwhile, back west, les groupes de vidéastes conçoivent immédiatement la vidéo comme un médium d’expression artistique. Nous mettrons vingt ans à les rattraper sur ce terrain. Ils en mettront tout autant à comprendre nos pratiques. Toujours est-il qu’à ce moment- là, plusieurs innovations dans le domaine des communications ont lieu ici même, au Québec, sous l’impulsion donnée par les cinéastes de l’ONF. Ainsi, le Bureau d’aménagement de l’est du Québec se dotera, pour la modeste somme de 175 000$ (sic), d’un équipement de télé en circuit fermé. Ces découvertes donneront plus tard naissance à TEVEC, à Multi-Média, aux télés communautaires, au Vidéographe (pas nécessairement dans cet ordre). Quand je rencontre Fernand Dansereau, en 1969, il est à terminer un long métrage en milieu populaire (TOUT LE TEMPS, TOUT LE TEMPS) où la vidéo sert à faire répéter des acteurs naturels qui jouent dans le “vrai” film. Bien avant Woody. Le Groupe de recherche sociale, Michel Régnier, Maurice Bulbulian et les autres se servent amplement de la vidéo. Tout cela pour en arriver à ceci que : Les premiers cinéastes avec lesquels j’ai travaillé faisaient tous de la vidéo et n’en voyaient même pas l’originalité, pas plus que moi, d’ailleurs, nouvelle recrue. Dans mon ignorance, je croyais que cela datait. C’est ici que je me sens un peu brontosaure sur les bords 1.
Dans le même souffle, un groupe se forme. Il a nom In-Média et réunit des créateurs de toutes disciplines convaincus que “tout le monde peut créer”. J’en fais partie. Nous développons des pédagogies propices à la stimulation du processus créateur par tous les biais: danse, théâtre, musique, écriture. Au sein du groupe, le magnétoscope fera figure de baguette magique au cours de stages ou de happenings où toutes ses ressources introspectives, descriptives et interrelationnelles seront explorées. Toujours au sein d’In-Média, Donald Turcotte réalise (sur film 16mm) en 1972 une demi-heure intitulée PASCAL ET LE VIDÉO où l’on voit l’engouement des très jeunes adolescents pour cette forme d’expression 2. Mais, les très grands changements technologiques restent encore à venir. Nous sommes encore à l’image noir et blanc, sur demi-pouce.
Un jour, Raymond Savoie de Télé-publik, télé communautaire de Bathurst, vient rendre visite à Fernand Dansereau à In-Média. La télévision communautaire acadienne stagne, malgré tous ses efforts et ses recherches pour rejoindre son public. Peut-on utiliser la vidéo pour d’autres fins que des reportages, des actualités, des entrevues “chaises” ? Fernand leur propose de faire un long métrage. C’est alors que commence l’une des odyssées les plus étranges de la vidéo au Canada et dans le monde. Un long métrage, n’est-ce pas, se devrait de rejoindre non seulement les Acadiens du nord, mais être diffusé “coast to coast”. Inutile de dire qu’avec ses deux cents lignes de définition, le signal de la vidéo demi-pouce “déchire” entre Carieton et Bathurst, au grand désespoir de ses artisans. Mais la nécessité de faire un long métrage reliera entre elles des compétences qui rendront l’expérience possible. Il faut d’abord parler de Charles Picot, technicien de génie et prêtre ouvrier, qui ne fait pas la différence entre le fait de parler à Dieu le père et aux ingénieurs de Sony, à Tokyo. Informé par la voie des ondes de toutes les recherches faites dans le monde, il découvre aux États-Unis deux ingénieurs qui s’acharnent à mettre au point une nouvelle technologie pour amplifier et stabiliser les signaux en provenance des satellites. Aujourd’hui, on appelle cela des “time-base corrector”. D’usage absolument courant. Les deux ingénieurs viendront donc éprouver leurs appareils à Carleton, pour pouvoir permettre la diffusion de SIMPLES HISTOIRES D’AMOURS. Ce film sera scénarisé, joué et tourné par les Acadiens, après quelques stages de formation aux diverses étapes de production. Encore une fois, l’ONF fournira de l’aide (à l’étape de la formation), grâce à la bienveillante attention de Maurice Paradis. Par la suite, Radio-Québec collaborera en offrant les ressources de Guy Laurent, l’un des meilleurs superviseurs techniques de l’époque, qui jouera à l’oscilloscope – comme on dit jouer à l’oreille – du “time base corrector” pour assurer le transfert du demi-pouce au deux pouces. Enfin, Radio-Canada, par une chaude soirée de juin, diffusera de Halifax à Vancouver ce premier long métrage qui préfigurait le demi-pouce couleur d’aujourd’hui.
L’une des dernières expériences menées par In-Média dans le secteur de la vidéo fut celle de fabriquer, avec les premiers magnétoscopes couleur, une émission diffusable – toujours le même objectif – pour contrer les méthodes d’implantation de Radio-Québec… L’ICEA en était le commanditaire. Pressentant dans nos os l’avenir fulgurant du médium, il nous paraissait ridicule d’implanter une nouvelle station de télédiffusion traditionnelle, avec ses studios, ses caméras poids lourds, ses méthodes de production traditionnelle… On nous en a beaucoup voulu, un certain temps. Le temps que nous abandonnions ces jeux dangereux pour revenir au cinéma sur pellicule, souventes fois pour la télévision!
La vie étant ce qu’elle est, je me retrouve à Québec et rencontre les “Filles des vues”. La rencontre avec Vidéo Femmes fut très éclairante. Ces cinéastes, car elles sont des cinéastes, je m’en expliquerai plus loin, utilisaient la vidéo avec le bonheur des empiristes. D’abord, elles étaient convaincues que la vidéo était un moyen d’expression aussi valable que le cinéma sur pellicule et ne l’associaient pas du tout à la télévision. Ce qui leur valut, à plusieurs reprises, d’être obligées de faire faire des transferts 16mm de leurs oeuvres, aux fins de diffusion. CHAPERONS ROUGES par exemple. Elles ne pouvaient plus faire de copies : un transfert 16mm s’imposait.
En plus, ces militantes fantaisistes ne reculaient devant rien pour arriver à faire leurs films. Elles produisaient, en 1980, un moyen métrage dramatique d’une heure pour la modique somme de 45 000$. C’était le maximum dont pouvait disposer le Radio-Québec régional de l’époque. Mieux valait produire que d’attendre trois ans pour faire des “films”. Or, on sait aujourd’hui où en est rendue Helen Doyle, par exemple. Au cinéma. Dans les cinémas. De même que Nicole Giguère. C’est là que j’ai aperçu une autre facette de la vidéo: elle permettait à des femmes de former des équipes techniques. D’inventer leur langage. D’échapper aux normes. Comme cinéaste, cela me fit les rejoindre rapidement. Leur attitude de bonne humeur dans la création, leur production et leur distribution constante, donc leur impact, me fascinaient, me fascinent encore. Leurs douze années d’existence ne les rend ni plus sages ni moins créatrices. Nous n’avons sans doute rien vu encore de ce qu’elles peuvent faire.
Alors? Alors, je me demande combien de temps encore nous confondrons l’effet et la cause. À toutes les époques, des supports furent considérés comme majeurs, d’autres comme mineurs. De même dans les genres. Il est bien clair que les sonates de Mozart valent bien ses symphonies. (Sonatine…). Ce qui n’est ni mineur ni majeur, c’est l’enthousiasme et l’énergie que nous mettons à créer, en harmonie avec la nature même du médium. J’appelle cela, pour des fins pédagogiques , la théorie de la sculpture inuit. Quand un Inuit prélève une pierre pour la sculpter, il l’observe soigneusement et dégage, respectueusement, la forme qu’elle contient déjà. Il ne prétend pas lui imposer sa forme, sa vision. Pour l’instant, il est clair que mis à part les vidéo-clips, nous avons utilisé la vidéo comme un substitut au film ou à la télévision traditionnelle. Or, pour avoir fait du montage vidéo durant de longues heures, j’ai l’impression que la matière même, ce fluide électronique, résiste terriblement au découpage tel qu’il est conçu en cinéma. En vidéo, on ne découpe pas tellement les images qu’on les relie, comme une série de barques qui voguent sur l’océan magnétique. Elles sont évanescentes. La luminescence, car ce n’est plus de la lumière, la luminescence électronique supporte un certain type de contraste et pas un autre. Il ne s’agira plus bientôt de définition, le nombre de lignes devant être augmenté à deux mille. Il me semble qu’il s’agit d’autre chose. D’autre chose qui tend à abstraire davantage, à éloigner toujours plus de la représentation pour nous rapprocher d’un flot modulé d’informations visuelles. Plusieurs expérimenta- listes travaillent sur cela même. Je pense ici aux créateurs et créatrices de Western Front. Leur perception initiale que la vidéo est un nouveau médium d’expression me paraît de plus en plus juste. Ainsi, la photographie renonça-t-elle un jour à reproduire pour se consacrer à elle-même, à sa spécificité. Comme la peinture. Cela n’empêche nullement l’utilisation, ou plutôt la subtilisation d’un médium pour d’autres fins que celles qui lui sont propres. Mais au bout du compte, en bout de piste, son énergie propre finit toujours par dominer. L’aspect narratif du cinéma lui serait- il venu du fait que, comme des traverses de chemin de fer, les images sont imbriquées les unes aux autres jusqu’à épuisement d’une bobine? L’aspect fugitif de la vidéo lui vient-il de ce qu’elle ne fait que moduler, temporairement, des ondes fragiles? Sans avoir de réponses avec ces questions, sans même en désirer vraiment, je tente, à la manière inuit, d’observer la forme de la pierre. Il me semble que comme cinéaste, c’est la seule attitude possible quand j’utilise ou que je subtilise la vidéo. Par ailleurs, quand je travaille sur support film, les mêmes réflexions m’habitent. J’ai un peu l’impression – tout le monde sait que je suis musicienne – de passer d’un instrument conçu à l’ère “mécanique” – le piano, par exemple, à un synthétiseur. Je peux “imiter” le son d’un piano. Ce n’est pas ce faisant que se sont le mieux distingués les appareils électroacoustiques. Mais j’adore jouer du “vrai” piano.
Maintenant, sur l’avenir : l’avenir du cinéma, bien sûr, personne ne doute de l’avenir de la vidéo, c’est déjà un signe. Il me semble que c’est très simple : l’apparition d’un nouveau médium rend l’ancien à ce qui lui est propre. Ainsi, il n’était pas vraiment propre au cinéma de “cadrer” télé. Il fallait y penser. Il n’était pas vraiment propre au cinéma de travailler dans des espaces réduits : quelle gymnastique! Il n’était pas vraiment propre au cinéma de “jouer” à la vidéo ou à la télé. Cette dure période de transition est terminée. Chaque médium sera désormais utilisé pour lui-même, pour ses atouts et non en “dépit de”. Ce qui laisse une large place au cinéma, si tu veux bien me croire! Sauf que je mets désormais en garde mes étudiants sur leurs chances de tourner sur pellicule. Selon “des sources bien informées”, d’ici cinq ans, le 16mm aura disparu des laboratoires. Tous les cris, pleurs et grincements de dents n’y feront rien du tout. Rappelons-nous “l’abolition” du noir et blanc, lors de l’avènement de la couleur en télévision. Par conséquent, le 35mm, le 70 mm etc. seront réservés, je suppose, au long métrage pour diffusion en salles, qui elles-mêmes deviendront des rampes de lancement pour la diffusion télé. Ces gros moyens ne seront pas à la disposition de tout le monde. Mais l’attitude, la façon de travailler en cinéma qui souvent est le moteur même de l’adhésion des plus jeunes à ce vieux médium, peut ne pas disparaître. Il n’en tient qu’à nous. La façon de faire, la façon d’atteindre un “effet cinématographique” ne devrait pas être absolument liée au support. Les écrivains ne sont pas moins bons depuis qu’ils ne calligraphient plus. Il y en a même davantage et ils sont davantage diffusés, quoiqu’ils en pensent!
Il est évident que nous nous acheminons vers le “crayon électronique”. Tous ceux qui auront accès pourront écrire, cela veut dire tout le monde à plus ou moins brève échéance. Tout le monde ne sera ni célèbre ni payé pour écrire. Il arrivera peut-être que, comme pour les livres, on découvre l’oeuvre vidéoscopique de quelqu’un après sa mort. Les correspondances vont s’installer. Certaines comporteront des recettes de cuisine, d’autres, des poèmes géniaux… Le travail des vidéothèques va devenir incommensurable! Déjà, ceux qui ont recensé du super-8 en savent quelque chose! Bref, je vois beaucoup de boulot en perspective pour les conservateurs et les archivistes, qui travailleront, bien sûr, à l’aide d’ordinateurs. Mais je ne vois pas que beaucoup de personnes aient accès à cet écran géant, à ce cérémonial qui deviendra le cinéma. Peu de personnes, en fait, dans le monde, dirigent des orchestres. Pourtant, il n’y a jamais eu autant de musiciens, et de bons. D’autres formes de musique sont accessibles à tous. Je ne déplore ni ne me réjouis de cet état de fait. J’en constate l’avènement.
En attendant, je prépare simultanément… un film de télévision et un long métrage de salles. On verra bien.
Je demeure,
Iolande Rossignol
Réalisatrice, scénariste, recherchiste et animatrice, Iolande Rossignol est l’auteure de plusieurs films, dont la série La tradition de l’orgue au Québec, RENCONTRE AVEC UNE FEMME REMARQUABLE LAURE GAUDREAULT, MUSIQUE OUTREMESURE et, avec Fernand Dansereau, THETFORD AU MILIEU DE NOTRE VIE. Elle prépare actuellement un long métrage intitulé JEAN DESPREZ.