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Le film n’est pas un langage

Le film n’est pas, comme on le croit souvent, un langage, dans lequel certaines combinaisons de signes couvrent certaines notions et dont des séries de signes peuvent être ordonnées jusqu’à obtenir une syntaxe.

  1. Ni signe, ni signification

Le film ne possède ni signe ni signification. La communication : « Jean est un gredin », il est impossible de la transformer en une combinaison de signaux relatifs au film. Toutefois, il est par exemple possible de faire voir au moyen de la caméra que Jean donne des coups de pied à un chien. On comprend alors subitement pourquoi Jean est un gredin. Ceux qui parlent du film comme d’un langage, parlent en fait d’un nombre limité de signaux auxquels correspondent un nombre limité de réactions conditionnées. Jean donne des coups de pied au chien = méchanceté; une mère embrasse son enfant = amour; une main en serre une autre = fraternité. Ces signaux n’ont rien à voir avec le film en soi. Même si Jean donne des coups de pied à un chien sur la rue, certaines personnes peuvent se fâcher sans qu’il y ait renforcement et l’extension du signal. Il ne peut que faire voir, mais : il peut tout faire voir, de toutes sortes de manières.

L’idée d’un langage du film ayant une grammaire respectable, va de pair avec le maintien de lois supposées du film. Ces lois définissent ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire, mais surtout ce qu’on peut faire. Elles sont appliquées par une partie de la critique, des connaisseurs et des quasi-connaisseurs de manière inaltérablement répressive (défense de…). Les notions de langage du film et de lois du cinéma servent de motif, à nombre d’entre ces gens, à trouver bons, les mauvais films et les bons films, mauvais. Heureusement qu’il n’existe pas de lois du cinéma ni de langage du film : tout est possible.

(Kunst van Nu, Amsterdam, août 1963 / traduction de René César)

  1.  La vérité 24 fois par seconde

L’idée de « la Vérité 24 fois par seconde » n’est pas juste. L’accélération qui a lieu dans le procédé mécanique crée un fossé entre la « fonction » de répétition mécanique et la forme sous laquelle elle apparaît, celle d’un courant continu, qui ne se manifeste que sous la forme d’une perception du temps purement subjective. La fragmentation telle qu’elle apparaît dans l’idée contemporaine du montage, ne constitue pas une conséquence d’une fragmentation intérieure de la mécanique du film, mais ne correspond souvent qu’aux mouvements tâtonnants du conscient, l’allée et venue entre les différents niveaux de la réalité. De la même façon que l’on peut toucher les coins, les trous, les creux et les bosses d’un espace donné, la relation des fragments-temps dans le film correspond aux creux et aux bosses dans l’expérience-temps qui sont formés par différents états du conscient.

Alors que le montage « cubiste » d’Eisenstein créait dans le temps un équivalent d’une position libre dans un espace donné, dans le montage actuel nous nous trouvons libres dans un espace qui ne connaît plus de limites. L’élément dialectique réside dans le fait que le montage se voit sans cesse anéanti par sa propre disparition : une avalanche amorphe d’impressions dans laquelle les formes titubent. Ces formes représentent, pour ainsi dire, notre sentiment de responsabilité, de choix, d’orientation. Ce sont de minuscules signes de solidarité quotidienne dans le courant des perceptions.

Le film est un médium si vorace que l’on doit renoncer à toute catégorisation schématique dans l’espace et dans le temps. C’est la liberté et l’incertitude qui nous sont échues depuis le cubisme. (Et cela alors que la majorité des films — aussi des films modernes — se trouve dans un stade d’évolution d’avant le cubisme, comme l’impressionnisme, ou sur une voie de garage de l’art moderne comme ce fut le cas pour le réalisme magique).

Tout peut servir pour faire du film un espace. Il ne s’agit pas de la représentation d’une réalité en trois dimensions, mais plutôt de la création d’un espace indépendant justement au moyen des « éléments-temps » dans le film. Toute la syntaxe des positions de prise de vue et des mouvements, que l’on n’avait jamais espérée, a été brisée en même temps que l’idée d’un espace uniforme, ou d’une idée centrale ou, si l’on va plus loin, d’une fragmentation mécanique qui se place en regard de la donnée centrale.

En dépit de ce qui nous a été enseigné, la coupe nette peut introduire un élément de faiblesse, mais surtout elle peut servir comme horizontale ou verticale pour délimiter un champ de bataille ou une aire de jeu éphémère dans l’espace de notre film. De cette totalité d’espaces vierges et de formes vacillantes se dégage, une fois que le film s’est déroulé devant nous, une forme définitive. Cette forme définitive, de dimensions maniables, le spectateur peut l’empaqueter et l’emporter dans sa tête. C’est une chose. Mais cette chose bouge aussi, elle est à la fois fragile et expansive, et peut s’égarer dans l’espace de la tête. Mais aussi longtemps qu’elle y reste sous surveillance, on peut à tout moment voir au travail les tensions qui régissent la réalité ou, pour qui le veut, l’univers.

L’équilibre dynamique d’une composition est un contrôle permanent de tensions, de violence et de l’agression émanant de la réalité. En ce sens, une situation idéale. Le caractère d’actualité, le « niveau-surface » du conscient, consiste à ne jamais oublier la violence incontrôlée et son antipode, la faiblesse incontrôlée. Si le but d’une œuvre d’art est de détruire les formes faibles et de créer un équilibre de formes fortes, les faiblesses, stagnations et violences fracassantes doivent aussi entrer dans la composition. C’est choisir un point de départ dans la réalité « de tous les jours », réalité qui s’oppose en fait vigoureusement à toute composition. Le film possède ainsi deux niveaux : d’une part l’échange perpétuel de formes fortes en équilibre dynamique qui expose une vision générale progressiste du monde. D’autre part une succession de moments de stagnation et de violence non résolues, le destin individuel qui ne peut pas (encore) être influencé par des formes fortes et qui, la plupart du temps, génère le courant plutôt anecdotique dans le film. Mais dans le processus du film, les deux niveaux doivent se fondre en une forme définitive dans laquelle plus aucune différence hiérarchique n’existe entre les éléments qui la composent.

C’est pourquoi un texte ou une anecdote peuvent également devenir un élément spatial. Le « travail » instinctif de la composition d’un film est effectivement la dépense d’énergie causée par l’allée et venue de l’information et sa mise en forme. Le film lui-même n’est que le véhicule de cette information : non pas un produit, mais une matière qui possède certaines caractéristiques que l’on peut opposer les unes aux autres. D’où l’idée d’une structure dynamique en opposition à l’idée de produit fini.

(juillet-août 1967)

  1. La subversion du langage n’a pas lieu

(…) Je scrutais le courant des images qui coule jour et nuit en dessous de moi, afin d’en saisir quelques-unes, de les immobiliser et de les présenter aux lecteurs — qui cessent par là d’être uniquement lecteurs. Des images senties, vues et entendues, qui disent : ouvre tes yeux et tes oreilles et redeviens pour un instant le barbare de la perception. Le regard précède la pensée.

À l’arrière-plan de ce jeu d’images, on trouve une fascination, mais aussi l’idée de la subversion du langage, une perturbation dans la relation relativement stable qui existe entre un message et sa forme imagée. En 1963, j’écrivais déjà : « le film n’est pas un langage… Le film ne possède ni signe ni signification » et bien que cette affirmation ne soit pas valable dans toutes ses articulations, elle renvoie très précisément à ce « renouveau de l’œil » qui promettait tant d’être un moyen d’échapper au mythe de la croissance économique. Et maintenant, vingt ans plus tard, force est de constater que cette subversion du langage n’a pas eu lieu, sauf peut-être dans la marge de la marge, et que la souveraineté du roman traduit en images est restée intacte. Le seul grand changement dans cette monarchie absolue est peut-être l’introduction de la bande dessinée-comme-film par Spielberg. Mais dans cette nouveauté — littéralement fabuleuse — ce sont justement les superpuissances matérielles qui l’emportent. L’ensemble est resté foncièrement bourgeois. (…)

(Skrien, Amsterdam, novembre 1984)

HERMAN SLOBBE / L'ENFANT AVEUGLE 2
HERMAN SLOBBE / L’ENFANT AVEUGLE 2
Coll. Cinémathèque québécoise
QUATRE MURS
QUATRE MURS
Coll. Cinémathèque québécoise
BIG BEN
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