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Le film ethnographique comme métaculture : la contribution de Pierre Perrault

Ce texte fait partie d’une recherche en cours sur le cinéma québécois. Il y a quelques années j’écrivis un texte pour Ciné-Tracts sur un certain nombre de documentaires produits, dans leur ensemble, par l’équipe française de l’Office national du film au début des années soixante. Mon propos était de démontrer comment les impératifs moraux d’authenticité inhérents au cinéma direct et la solidarité liée aux aspirations nationales de la “Révolution tranquille” du Québec s’étaient fusion­nés pour former une rhétorique de la sincérité pour donner au cinéma québécois de cette époque une iden­tité distinctive. Un des aspects remar­quables de ces films est leur réflexivité. L’un après l’autre, ces films nous montrent les images de gens occupés à regarder l’exécution de leurs propres rituels, soient-ils traditionnels ou con­temporains. Le réalisateur, équipé d’une caméra portative et d’une men­talité à grand-angle est lui aussi engagé dans l’observation de ces rituels, et, conscient de son propre jeu, il s’identifie à ceux qu’ils filment et conséquemment implique le spectateur du film dans ce même processus de con­science.

En conclusion de cet article, je suggérais que le réalisateur le plus représentatif de cette approche était Pierre Perrault. Ce texte, que j’espère publier dans Journal of Canadian Studies est la conclusion logique de mon article précédent.

Un des symboles persistants du nationalisme culturel de la Révolution tranquille est celui de l’ethnographe. Mon image favorite est celle de l’ethno­graphe amateur François Galarneau dans SALUT GALARNEAU de Jacques Godbout, un jeune vendeur de hot-dogs qui écrit son autobiographie en y entrelaçant un catalogue des éléments de la culture populaire du Québec, et qui devient obsédé par son propre récit au point d’en exclure tout le reste. La vie de l’écrivain et le processus d’écriture en viennent à se fondre dans notre perception.

En regard des développements ré­cents de l’ethnographie, j’aimerais citer brièvement l’article de Hart Cohen, paru dans le premier numéro de Ciné-Tracts.

La solide tradition ethnographique que nous pouvions cerner dans le chapitre précédent, comporte un ris­que de dissociation et d’aliénation qui peuvent être caractéristiques d’une certaine pratique de cette mode scien­tifique. La solution gît dans le dévelop­pement d’une pratique plus ethno- herméneutique d’une part, et le ren­forcement du réalisateur en tant que poète de l’autre. Cette synthèse s’ex­prime le mieux à travers les longs métrages de Pierre Perrault des an­nées soixante.

Les implications d’une nouvelle ethnographie ont été le sujet de longues discussions ces dernières an­nées. Cependant parmi les critiques de l’anthropologie de Lévi-Strauss on retrouve l’articulation d’une approche ethno-herméneutique :

“L’ethno-herméneutique… est caractérisée par certaines fonctions interprétatives basées sur une infor­mation contextuelle et de textes médiatisés, c’est-à-dire, des comptes rendus d’où sont tirées des descriptions ethnographiques et des analyses ethnologiques. La présence du métalangage à l’intérieur de l’ethno-herméneutique est de révéler la présence de codes et de modèles préexistants avant de privilégier la place de l’analyste lui-même à l’intérieur de la con­struction de paradigmes divers ». (Hart Cohen, “Ethno-hermeneutics: ethnography as anomaly” in Ciné-Tracts I (Printemps 77), p. 62).

Dans ce sens, il est possible de dire que ce projet se conforme aux aspira­tions d’un cinéaste tel que Pierre Perrault en autant que tous les deux s’attachent à révéler les interactions à l’œuvre dans l’objet original représenté aussi bien que dans le processus de représentation lui-même dans une forme écrite ou filmique.

Dans le Québec des années soix­ante, le nationaliste culturel se représentait souvent lui-même dans le rôle de l’ethnographe ou du géographe (qu’on pense à Ferron, et peut-être de façon plus frappante au François Galarneau de SALUT GALARNEAU! de Godbout). En d’autres termes, non seulement faut-il accepter la qualité de médiatisation de tout événement ethnoculturel, mais aussi l’ethnographe se voit-il impliqué dans l’événement ethnoculturel et ne peut plus revendiquer un statut privilégié d’observateur empirique.

Ce sera donc mon propos de montrer que ces deux aspects de l’ethno-herméneutique sont au cœur de la méthode de Pierre Perrault. En tant que découvreur de poésie, il attire notre attention sur la qualité médiatisée des événements ethnoculturels des films et en tant que médiateur lui-même s’implique dans le processus et reconnaît la continuité du cycle créateur.

On peut retracer l’importance crois­sante de la poésie retrouvée dans le développement de l’œuvre de Pierre Perrault dans ses propres écrits, ses films ou dans ce mélange particulier des deux domaines d’expression, ses propres scénarios de films! 1Dans la plupart des cas, les scénarios publiés remplissent une fonction d’aide-mémoire ou de référence pour les lettrés ou n’importe quel public intéressé. Dans quelques cas, le scénario pourra inclure une préface pour aider le lecteur/spec­tateur à développer certaines stratégies de perception et de com­préhension. 2 Mais dans d’autres cas, le scénario publié n’est là que pour cacher ou diluer la valeur du produit fini, et de ce fait éloigne le lecteur de l’expérience filmique 3. De tels scénarios n’ont pas de statut artistique à l’intérieur de l’œuvre d’un auteur. Les scénarios de Pierre Perrault, cependant, sont différents. Non seule­ment y trouvons-nous la transcription intégrale du film fini, on y retrace aussi une tentative de fournir une lecture délibérément contrôlée du film, met­tant en évidence des parties spécifi­ques, tout en ne permettant jamais d’oublier la nature du texte imprimé. Cette nette évolution de la forme de ses scénarios nous révèle la con­science croissante de la poésie retrouvée que ses œuvres contien­nent, et des efforts d’inscrire ses films dans une démarche de compréhen­sion de la société et de la culture dont ils font partie.

LE RÈGNE DU JOUR
LE RÈGNE DU JOUR

Le scénario du RÈGNE DU JOUR se présente sous la forme traditionnelle du scénario de tournage, en deux colonnes, dans la colonne de droite, les dialogues (avec des indications de débit ou d’intonation), dans celle de gauche, l’image. Les conventions typographiques sont respectées; par exemple, les images visuelles sont décrites en capitale romaine. Pour dif­férencier les dialogues de l’Ile-aux- Coudres de ceux du voyage en France (ils s’entrecroisent souvent), les premiers sont transcrits en minuscule romaine, les seconds en minuscule italique. Les chansons des person­nages (et la chanson composée par Perrault pour le film) sont spéciale­ment écrites en vers en majuscule itali­que. Dans quelques-uns des dialogues, les rythmes sont indiqués de temps à autrepar des points pour briser le débit.

LES VOITURES D'EAU
LES VOITURES D’EAU

Dans le scénario de LES VOITURES D’EAU, le format deux colonnes (images/dialogues) a été abandonné, et des descriptions de plans visuels (en majuscule) sont insérés dans le dialogue de la bande sonore (en minuscule). Les caractères romains et italiques sont utilisés pour différencier le dialogue ordinaire de celui privilégié par Perrault, comme “poésie retrouvée”. Ainsi, par le choix des caractères typographiques l’arrange­ment en différentes formes et stances, le rejet de la majuscule en début de phrase, et l’utilisation des titres d’introduction (commençant générale­ment par ‘petit poème sur…’ il y en a vingt-neuf en tout dans le texte), le dialogue à l’intérieur du film est élevé au statut de poésie.

UN PAYS SANS BON SENS
UN PAYS SANS
BON SENS

Pour le scénario d’UN PAYS SANS BON SENS, les conventions typogra­phiques ont encore été étirées. En plus des conventions utilisées dans LES VOITURES D’EAU, trois teintes de papier (blanc, pour la description du film, noir, pour la page de notes qui ac­compagne et introduit les intertitres qui apparaissent dans le film, et gris pour les réflexions de Perrault, parfois im­portantes, au sujet de certaines images soit montrées ou décrites dans la sé­quence elle-même). Différentes grosseurs de caractères, et un carac­tère gras sont utilisés pour souligner des mots-clefs cités dans les notes. Les parties parlées privilégiées dans le texte du film sont clairement indiquées et incluent non seulement des extraits des RELATIONS de Cartier et la voix du poète Alfred Desrochers, mais aussi le discours final du généticien Didier Dufour sur “les souris canadiennes-françaises catholiques”, les souvenirs de Grand-Louis sur ses années d’école, et un poème collectif (entrecoupé) à cinq voix sur le “terrible temps de la misère”.

En lisant les trois scénarios, nous rencontrons deux tendances évoluant côte à côte: le désir de privilégier cer­tains discours, les interventions

orales et les anecdotes des différents person­nages de l’Ile-aux-Coudres ou d’ail­leurs, saisis dans leur habitat naturel : et le désir de capturer ces poèmes spontanés (que Perrault appelle chouennes ou parlêmes dans la pré­face d’un de ses propres recueils de poésie 4) dans une réflexion sur le riche héritage culturel, indompté, de son pays. Cette ambition atteint son apogée avec le DISCOURS SUR LA CONDITION SAUVAGE ET QUÉBÉ­COISE en 1977, un recueil de “poésie retrouvée” rassemblé par Perrault au cours de plusieurs années d’enregis­trement et de tournage.

Cette anthologie est illustrée de pho­tographies de la même façon que les scénarios étaient abondamment émail- lés d’agrandissements tirés des films. Ces traces d’une culture orale vivante sont appuyées par les visages vivants.

“J’ai dressé un inventaire de la parole, cette littérature des pauvres… Mais la parole a aussi un visage. Et ce visage il est cinémato­graphique. Il est aussi parfois pho­togénique… C’est un simple album de famille. Le temps et la distance changeront peut-être ces souvenirs en mémoire, ces balises en poésie.” 5

L’aspiration romantique de saisir le simple, le spécifique, les balbu­tiements crus d’un espace-temps, qui se fondent avec les années dans l’héri­tage culturel d’un collectif (ces souve­nirs en mémoire) et acquièrent l’auto­nomie privilégiée d’un nouvel idéal es­thétique (ces balises en poésie) s’arti­culent clairement dans cette attirance vers le passé authentique et non raffiné.

En laissant ces textes pour nous concentrer sur les films, deux questions se posent. Est-ce que le projet esthétique de ramasser une “poésie retrouvée » dépasse l’enregistrement et le montage des textes oraux? Comment le poète réconcilie-t-il la ma­tière spontanée des événements du film avec la structure délibérée du film lui-même et de son oeuvre filmique (qui nous permet de percevoir la cohé­rence de sa démarche)?

Pour répondre à la première ques­tion, nous pouvons utiliser les défini­tions de Perrault de la poésie retrouvée et de son implantation dans un film. Dans plusieurs de ses écrits, Perrault tend à s’éloigner de la notion d’ex­pression poétique, définie à partir de modèles raffinés (importés) vers l’inté­gration de l’expérience directe des rituels culturels, non contaminés par des institutions complexes. En même temps, la notion de poésie comme sys­tème complexe de codes verbaux est élargie pour inclure des codes d’ex­pression non verbaux. Troisièmement, l’expression passe de l’individuel au collectif.

Le rejet de la Culture et la quête de l’inspiration dans l’expression autoch­tone d’une culture sont particulièrement évidents quand Perrault se fait le champion de langages régionaux non- littéraires par opposition au langage mort, centralisé et standardisé des souvenirs écrits.

"Le langage en dit plus long..." : POUR LA SUITE DU MONDE
« Le langage en dit plus long… » : POUR LA SUITE DU MONDE
© ONF

“nous avons vécu le meilleur entre les mains de ceux-là
de ceux qui ne savaient ni la lettre ni le chant
nous avons vécu le plus haut entre les doigts qui ne savaient ni lire ni écrire”

(“Naguère”, Portulan, Chouennes, p. 84)

“Culturellement nous appartenons à un langage et à un tempérament plus qu’à une littérature.”
(Interview dans Cinéma Québec, I, 1 (Mai 1971) p. 27)

“Je ressens parfois l’étrange désir de tuer dans l’oeuf tous les mots qui n’ont d’autre but que celui d’expri­mer. Tous les mots qu’on emprunte aux lexiques et qu’on n’a jamais parcourus… ni fréquenté… ni même dans une géographie des découvrances.”
(“Témoignages” in La Poésie canadienne-française, Mon­tréal,Paris, Fides, 1969, p. 558)

“Ceux qui ont appris à vivre en lisant Le Cid de Corneille., refusent de se reconnaître.”
(Un pays sans bon sens — script — p. 184)

“Le langage en dit plus long sur l’homme québécois que l’histoire et la littérature et les registres… et les annuaires…”
(Un Pays sans bon sens p. 42)

“Et s’il advenait que toutes archives de l’âme soient le fait des mémoires négligées de littérature comme un fleuve et tout le langage à sa source, vous ne me ferez pas renier le moindre mot de la bouche des misères qu’ils ont vécues sans l’assistance des dictionnaires opu­lents”
(Gélivures, p. 191)

Dans ses films, Perrault met claire­ment en valeur ceux qui représentent cette tradition, les Tremblay, Grand- Louis, Lalancette… Mais il utilise aussi le choc de la rencontre des deux mondes, quand il se produit.

"Nous appartenons à un langage et un tempérament... " : POUR LA SUITE DU MONDE
« Nous appartenons à un langage et un tempérament…  » : POUR LA SUITE DU MONDE
© ONF

Dans LE RÈGNE DU JOUR, l’exo­tisme d’une chasse aristocratique est souligné par la juxtaposition des prises de vues de la chasse avec la bande sonore qui nous fait entendre le récit de Léopold aux gens de l’Ile-aux-Coudres, où il insiste sur la distance qui le sépare de l’aristocratie. Dans UN PAYS SANS BON SENS, les sé­quences montrant le volubile Jean-Louis, dans ses vêtements de travail avec, à l’arrière-plan, de petits arbres et une rivière, sont entrecoupées avec les images du brillant jeune Franco-Albertain dans son appartement pa­risien, où un gros plan ingénieux dirige notre attention du nom Vermeer sur un poster à la vaisselle élégante posée sur la table au premier plan. Le sujet de discussion, les mérites des différents types d’éducation, est parlé par les personnages, vu par la caméra et ciné­matographiquement lu par les plans alternés des séquences. Dans le même film, les prises de vue des Maillol au Jardin des Tuileries, qui illustrent les propos du jeune professeur sur la sensualité de l’environnement parisien, sont entrecoupées avec les images d’un travailleur parisien, visiblement insensible à ces images de beauté idéale. La Culture est à nouveau opposée à la réalité des travailleurs qui, comme les Tremblay, Grand-Louis ou André Lepage le démontraient ail­leurs dans le film, peut générer sa propre culture.

Nous devons aussi considérer l’élar­gissement de l’intérêt de Perrault-poète au-delà du verbal, vers les codes d’expression non-verbaux :

“Un vrai discours ne s’écrit pas. L’intonation et la tissure même de la voix, l’odeur du souffle, la dent noircie, la rondeur du palais, la con­viction, tout s’évanouit: il ne reste qu’un squelette.”
(“Discours sur la Parole”, Culture Vivante, I (1966) pp. 19-36)

« le mot n’est pas le signe du langage parlé mais seulement son support grossier. C’est l’intonation, le ton, le débit, l’homme parlant qui donne un sens aux mots. Je ne réponds pas du langage. Je ne le défends pas non plus. »
(Un Pays sans bon sens — script — p. 41)

Mais l’expression d’une culture qui a consigné sa transmission écrite à une distante élite ne se limite pas seule­ment à l’expression orale pour Per­rault. La célébration poétique peut se retrouver dans la grâce d’un geste, la dextérité manuelle de l’artisan ou les rythmes corporels de la danse :

“Geste incalculable dans l’alchimie du poème, réunissant les adresses du félin, la grâce du discobole et les mystères des prérogatives aux ima­ginations pures… comme si leur enfance précédait la nôtre.”
(Toutes Isles, p. 192; les enfants at­trapant des anguilles)

“un canot bien fait, en forme de poème.”
(Toutes Isles, p. 197)

“le couteau tourne autour de la bête sacrifiée…
composition de gestes sans motifs… pour justifier le couteau…
puis les gestes très simples et très beaux de cette singulière bou­cherie… puis la connaissance des articulations… puis l’adresse de la lame…”
(Toutes Isles, p. 137)

“Le tambour est récit, le tambour est acte, et sans le tambour intérieur la marche insoutenable se briserait aussi bien qu’une danse sans tambour…
Et la danse aussi intraduisible que le langage préserve et démontre le mystère.”
(Toutes Isles, p. 227)

Mais si la présentation orale d’une tradition culturelle à travers ses racon­teurs d’histoires et ses taquineries est une partie intégrale de sa célébration, comme l’est le langage du corps et du geste, combien plus importante est la célébration d’un exploit physique à travers ses manifestations et re­présentations, et surtout à travers sa transmission orale.

“La pêche aux marsoins est aussi une aventure du langage.”
(Interview, Cinéma Québec, I, 1, (Mai 1971), p. 27)

“Car la chasse devient exploit du langage. Et enfin le langage lui- même devient l’exploit. »
(Un Pays sans bon sens — script — p. 42)

“et nous avons tenté l’alliance de nos chansons et de l’écorce fine jus­qu’au fin bout de cette terre illusoire et pacifique”
(Gélivures, p. 171)

Dans les films, il est important de comprendre que le “racontage” d’ex­ploits est une partie importante des ex­ploits eux-mêmes. Dans POUR LA SUITE DU MONDE, la séquence visuelle la plus enlevante, celle des pê­cheurs de l’île plantant des perches dans la rivière pour attraper l’achigan, est commentée par la voix d’Alexis Tremblay décrivant les étapes tradi­tionnelles de la chasse. Le rapport de la voix-off et de l’image n’est plus le traditionnel commentaire didactique et explicatif. Il montre deux niveaux de manifestation d’un héritage culturel: sa réalisation physique et sa réalisation médiatisée par la parole. La même chose est vraie de la fête du cochon dans le RÈGNE DU JOUR. Une sé­quence d’abattage traditionnel du cochon à l’Ile-aux-Coudres est juxta­posée à une cérémonie semblable à Bupertré en France, où les Tremblay sont en voyage. Sur la bande sonore on entend Léopold Tremblay raconter, l’arrangeant un peu, la scène à ses amis à son retour à l’Ile. Les diffé­rences spécifiques entre les deux com­munautés peuvent être importantes pour Perrault, pour délimiter les spéci­ficités des cultures et de territoires. Ce­pendant les différences entre l’accom­plissement du rituel et le récit de Léopold ne sont pas importantes. Ce qui importe, c’est que Léopold en ra­contant son histoire de façon à en amortir les différences, réagit à des im­pératifs de sa propre tradition cultu­relle, et, bien que les significations structurelles profondes des rituels puissent être semblables, on retrouve le même besoin dans les deux cas, d’être exprimées à travers une variété du code (gestuel et oral) et que des changements apparaîtront inévita­blement dans la structure de surface.

Ce désir du réalisateur est le plus manifeste dans la célèbre histoire de pou racontée par Jean-Louis dans UN PAYS SANS BON SENS. Deux fois en deux ans, le réalisateur avait eu l’oc­casion de filmer le raconteur du village, Louis Harvey, racontant une vieille his­toire de la drave, les deux séquences clairement différenciées par l’état d’usure du chapeau de Louis et le décor. Une fois de plus, notre attention est dirigée de la narration de l’histoire vers les changements subtils d’une narration à l’autre.

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© ONF

Une fois de plus, dans LE RETOUR À LA TERRE, le récit du développement de la région de l’Abitibi, tel que rap­porté au réalisateur est juxtaposé à des séquences tirées des films de Maurice Proulx tournés à l’époque. Si, à un niveau, on sent la distance ironi­que, illustrée par les différences des promesses des années trente et de l’évidence de leur échec dans les années soixante-dix, en même temps, on découvre une résonnance entre les deux points de vue d’une expérience collective qui est le matériau même dont se forgent les traditions cultu­relles.

Cela nous conduit au troisième aspect de la définition de poésie re­trouvée dans le monde des films de Perrault: le passage à l’expression col­lective. Les individus choisis (Alexis Tremblay, Louis Harvey, Didier Dufour, Hauris Lalancette, Cyrille Labrecque, Camille Morin) ne sont pas élevés au statut de poètes individuels, célébrant la liberté d’imaginations autonomes. Ils sont montrés dans un contexte social et historique par le réalisateur, et servent à donner vie à la continuité de l’expérience culturelle et des aspira­tions qui définissent ‘un pays’ au niveau humain. Le véhicule préféré de Perrault est celui d’une mémoire col­lective qui émergerait des différents aspects (rituels, gestuel et oral) pour définir une identité autonome.

“Car la danse n’est qu’une façon de mettre au présent les exploits passés, les chasses à venir… et toutes paroles du tambour s’insi­nuent dans cette mémoire immense, comme l’acte même fomenté à l’avance et à jamais dans cette messe du caribou-dieu.”
(Toutes Isles, p. 229)

“La mémoire est une faculté vivante. Le langage est une oeuvre de mémoire. Un pays trouve aussi, dans la mémoire épargnée, son ins­piration.”
(Interview in Pierre Perrault, p. 23)

“Il est incontestable que les pays prennent naissance dans la mémoire et que la mémoire ne manque pas d’imagination.”
(“Discours sur la Parole” in Culture vivante 1 (1966), pp. 19-36).

Ayant montré certains mécanismes par lesquels la fusion du vécu et du poème (spécialement le parlême) 6 s’opère à travers les films de Perrault, vers une vision collective plus large, nous étudierons maintenant de quelle façon les films de Perrault réalisent leur cohérence tout en retenant un sens d’authenticité aux témoins filmés.

Il y a trois niveaux d’intervention dans la mise en œuvre d’un film de Perrault. D’abord, le matériel filmique (parlé ou physique), qui constitue le cœur même de l’œuvre bien que la présence des réalisateurs ait pu servir de catalyseur à la réalisation des évé­nements; un second niveau, la caméra accompagnant la réalisation de l’évé­nement, peut isoler un geste ou le ra­conteur lui-même de son environ­nement, ou jeter un regard ironique ou critique, utilisant le panoramique, le zoom ou le gros plan pour attirer l’at­tention sur un détail, à un moment par­ticulier; à un troisième niveau, le montage, dont l’intérêt principal consiste à assembler une suite de scènes suivant un certain déroulement logique, qui transcende la logique interne des événements à l’intérieur de chaque scène, ou dans une juxta­position de plans, dont les ressem­blances et les différences se défi­nissent en passant d’une scène à l’autre, ou encore dans la combinaison de la bande sonore d’une scène avec les images d’une autre, en d’autres mots, le montage asynchrone du son/i­mage.

Ce qui reste incontrôlé alors, est l’événement filmique lui-même, qui constitue l’effort de plonger dans la mémoire collective d’une communauté. Par exemple, les coutumes locales comme la pêche au marsouin dans POUR LA SUITE DU MONDE, l’abat­tage du cochon dans LE RÈGNE DU JOUR, la construction d’un bateau dans LES VOITURES D’EAU, les diffé­rentes étapes du défrichage dans la série sur l’Abitibi. D’une façon plus déli­bérée, les excursions à la recherche d’un passé collectif comme les voyages en France dans LE RÈGNE DU JOUR, UN PAYS SANS BON SENS ou C’É­TAIT UN QUÉBÉCOIS EN BRETAGNE, MADAME! Les personnages peuvent évoquer un passé historique, tel Alexis Tremblay dans LE BREF RÉCIT de Jacques Cartier, ou les habitants de l’Abitibi se référant aux films de Maurice Proulx, célébrant le dévelop­pement de leur région. Mais, quelle que soit l’activité, un rituel physique ou un compte-rendu oral, sa projection dans l’univers filmique est une tentative évidente de définir une identité collec­tive, dont les exigences, les revendi­cations et les aspirations jaillissent d’une mémoire commune.

UN PAYS SANS BON SENS : B. Gosselin (à gauche), P. Perrault (au centre)
UN PAYS SANS BON SENS : B. Gosselin (à gauche), P. Perrault (au centre)
© ONF

Perrault décrit d’ailleurs le tournage comme étant un processus de mémoire, l’emmagasinement de l’évidence d’une mémoire collective qui s’exprime elle-même :

“On peut définir le tournage comme une mémoire… » etc. 7 Ce n’est ce­pendant pas un emmagasinage passif. Le rôle du caméraman (ou caméra- mage, comme Perrault l’appelle 8) se compare à une quête, à l’affût des rap­ports visuels, des détails qui complé­teront ou mettront en évidence le sujet de base. Un des meilleurs exemples de caméra-chercheuse se trouve dans UN PAYS SANS BON SENS. Le cadrage nous montre l’arrivée des oies migra­trices, accompagné par la voix des Dufour, parlant de l’instinct d’appar­tenance et de définition du territoire, la séquence enchaînant sur l’apparition du gros cargo de la corporation multi­nationale, annonçant la mort de l’éco­nomie locale. Plus tard, lorsque Didier Dufour essaie de comprendre de quelle façon un territoire peut laisser sa marque sur une conscience, la caméra bouge et se concentre sur deux amou­reux sur la grève pour qui le territoire devient le lieu de leur rencontre. De façon plus spectaculaire la scène où le jeune Franco-Albertain essaie de trouver une identité culturelle, qui ne soit ni l’Alberta ni Paris. Il est filmé sur les rives de la Seine avec les Dufour. Au moment où il sent le Québec devenir sa nouvelle patrie, une péniche passe derrière lui, la caméra cadre sur le nom du bateau : l’Emérillon, le nom d’un des trois vaisseaux de Jacques Cartier.

Lorsque l’information a été emma­gasinée dans la mémoire filmique (le tournage terminé) le long processus de digérer, de choisir et d’organiser (le montage) commence. Perrault en parle comme d’une lecture du réel (incluant ce travail de choix-montage de la caméra, dont nous avons parlé) :

“Le montage serait donc une sorte de ‘lecture du réel’ comme disant Yves Lacroix. Mais cette lecture devient une écriture à partir du moment où je me préoccupe de fournir à un spectateur les outils de perception pour qu’il puisse péné­trer à l’intérieur et le plus pro­fondément possible de la matière vécue qui est en jeu. … Donc après avoir fait cette lecture attentive du réel… je dois parler, écrire, raconter, réciter mon propos.”
(Interview in Pierre Perrault, p. 30)

La tâche d’exprimer ce qui s’est nourri de cette riche mémoire, après avoir été réorganisé par l’esprit et filtré à travers les conventions et les limita­tions du médium de communication, cette tâche est pour Perrault cinéaste, une réplique du processus qui le conduisit à l’événement filmique. Cette homologie est la solution apportée au dilemme posé par le style empirique (distancié et détaché) au cinéaste qui souhaite dire sa solidarité de la culture qu’il veut exprimer. Incluant le pro­cessus filmique dans une expression poétique d’une mémoire collective qui continuellement se projette à travers différents moyens et codes, le créateur parvient à un niveau plus élevé d’ex­pression culturelle. C’est donc dans ce sens qu’on peut parler de l’œuvre de Perrault comme d’une suite d’événe­ments métaculturels.

(Traduit de l’anglais d’après le texte original)


Cet article a été écrit par David Clanfield. Critique, il enseigne à l’University of Toronto.

Notes:

  1. Pierre Perrault, Bernard Gosselin, Yves Leduc, Le règne du jour, Montréal, Lidec, 1968; Pierre Perrault, Bernard Gosselin, Monique Fortier, Voitures d’eau, Montréal; Lidec, 1969; Pierre Perrault, Bernard Gosselin, Yves Leduc, Serge Beauchemin, Un Pays sans bon sens, Montréal, Lidec, 1970.
  2. v.g. Alain Robbe-Grillet, L’année dernière à Marienbad, Paris, Minuit, 1963.
  3. v.g. Claude Jutra, Mon oncle Antoine, Montréal, Art Global, 1978.
  4. Pierre Perrault, Chouennes, Montréal, Editions de l’Hexagone, 1975, p. 7.
  5. Pierre Perrault, Discours sur la condition sauvage et québécoise, Montréal, Lidec, 1977, dans la préface s.n.
  6. “Cette confusion que j’opère entre le vécu et le poème” cité des “Témoignages” in La poésie canadienne-française, Mon­tréal/Paris, Fidès, 1969, p. 558 (aussi voir la note 26).
  7. Interview in Pierre Perrault, Cinéastes du Québec 5, Montréal, Conseil Québécois pour la Diffusion du Cinéma, Septembre 1970, p. 28.
  8. Interview avec Pierre Perrault et Bernard Gosselin in Cinéma Québec, V, 5 (s.d. 1976), p. 13.