Le direct et la parole
I De quelques évidences dont il faut tirer toutes les conséquences :
1. Le “direct” est une technique
Le “cinéma direct” désigne d’abord une technique d’enregistrement simultané de l’image et du son, alors que depuis les années trente la pratique de l’enregistrement postérieur du son, après l’enregistrement et le montage de l’image, s’est généralisée, à de rares et célèbres exceptions près (Jean Renoir, par exemple.)
Remarquons donc le “synchronisme” absolu entre la filmographie de Pierre Perrault et l’apparition de conditions nouvelles d’enregistrement : le son magnétique et la généralisation de son usage à partir de 1959-1960 contemporain d’AU PAYS DE NEUFVE FRANCE (1959-1960) et POUR LA SUITE DU MONDE (1963).
Plus encore que cette simultanéité, ce sont les conséquences de cette technique sur la conception du filmage et du sujet cinématographique qui sont radicalement nouvelles.
Ce bouleversement est aussi important que le passage du muet au parlant en tant que phénomène esthétique. C’est ce que Jean-Louis Comolli dans un article publié en 1969 dans Les Cahiers du Cinéma appelait “le détour par le direct” (nº 209 et 211). Mais pour des raisons autant économiques qu’esthétiques, il n’y a pas eu de remplacement d’un produit cinématographique par un autre; seulement, une modification importante des conditions de réalisations des films de l’industrie cinématographique, d’ailleurs variable suivant les pays.
Ce n’est qu’en France que la pratique du son direct a pu connaître une certaine généralisation dans les films de fiction avec acteurs et dialogues préalablement écrits. Le modèle de Renoir et les premiers films de la Nouvelle Vague ont joué un rôle déterminant dans ce processus : ainsi dans les films de Godard, Rivette, Rohmer, Eustache, etc.
Mais cette pratique technique a également donné naissance à un nouveau type de films, aussi exceptionnels que difficilement situables dans la typologie traditionnelle : ce sont les “essais filmiques” de Pierre Perrault.
Ces essais se situent à l’opposé du film narratif classique mais sont aussi très différents du film documentaire, fondé principalement sur la complémentarité images-commentaire, très différents également des films de reportages avec “interviews en direct” pour lesquels le montage et la structure d’ensemble jouent un rôle secondaire.
Cette esthétique n’est pas née abruptement. La filmographie de Pierre Perrault débute deux à trois ans après les premiers films de cinéma direct et s’étale sur deux décennies.
Pierre Perrault, avant d’être cinéaste, est aussi poète et homme de radio; c’est dire qu’il avait, abordant le cinéma, un rapport très particulier au langage parlé, à l’oral au sens plein du terme.
2. Cinéma direct et documentaire
Les origines historiques de la coupure documentaire/fiction demeurent très confuses. On ne peut qu’en constater la relativité et les exemples de permutation des pôles ne manquent pas. Il suffit de se souvenir de la leçon d’histoire du cinéma que développe Guillaume (Jean-Pierre Léaud) dans LA CHINOISE de Jean-Luc Godard au cours de laquelle il démontre que Méliès est le père du documentaire et Lumière celui du cinéma de fiction.
On ne peut en fait observer que des tendances dominantes :
Il y a d’abord une extrême codification du “genre” documentaire, à de très rares et très célèbres exceptions près; ce phénomène atteint son paroxysme dans les années cinquante en raison du poids évident de la commande puisque le documentaire est presque toujours un film produit par un commanditaire dans un but précis.
Schématiquement, on peut distinguer deux principaux types :
— le documentaire qui monte des images sur un commentaire off anonyme. Exemple type : OPÉRATION BÉTON de Jean-Luc Godard (1954). Bien entendu le commentaire peut assumer des fonctions très diverses, jouer sur la grandiloquence, l’ironie, etc. comme chez Resnais, Varda, Franju…
— le film de reportage basé sur l’enregistrement plus ou moins continu d’interventions verbales de personnes interrogées, répondant à un interlocuteur, se confiant, etc. Ces personnes sont rarement en situation de dialogue, il n’y a pas permutation des rôles et des interlocuteurs; devient alors problématique la place du questionneur, celle de la caméra, la relation de l’un à l’autre et des deux instances à l’interrogé selon une structure triangulaire.
Ce second type va être considérablement amplifié et déplacé par les techniques du direct.
Bien entendu, la démarche de Perrault ne correspond ni à l’un ni à l’autre de ces types. L’écart est maximal avec le documentaire classique car celui-ci ne suppose pas du tout simultanéité du filmage et de l’action représentée, mais au contraire implique préméditation, prédisposition des éléments et des événements : Filmer une usine, ses bâtiments permet autant de prises que l’on souhaite; les variations de “performance” sont négligeables.
3. Cinéma direct et improvisation
Improviser veut dire littéralement “composer sur le champ et sans préparation”. C’est une notion assez contradictoire avec les conditions techniques de l’enregistrement filmique, à tout le moins ambiguë. Même dans des cas limites, il ne peut y avoir pure improvisation au sens où l’on dit qu’un musicien de jazz improvise.
Au cinéma, il y a toujours arbitraire dans le choix d’une mise en situation et en relation d’un filmeur et d’un filmé. Celle-ci n’est jamais fortuite; l’improvisation la plus radicale serait représentée par la pratique amateur en super 8.
Dans le cas du cinéma institutionnel, quelque soit son degré, l’improvisation ne peut désigner en fait que la phase du jeu de l’acteur et l’exécution de son texte qu’il crée au fur et à mesure du tournage.
Paradoxalement, dans la production “standard”, alors que texte, acteurs, éclairage, sont prémédités et prédisposés, c’est souvent la place de la caméra qui est “improvisée” au hasard du tournage et des habitudes du chef opérateur (rares sont les cinéastes qui se soucient précisément de cette place pourtant décisive dans l’énonciation filmique).
Il en va tout autrement dans le cadre du cinéma direct. L’improvisation y joue un rôle décisif dans la conception générale de la structure du film, celle du personnage, et dans la nature et la fonction de la parole. Mais là encore, il importe de cerner les nuances, les démarches peuvent être très diversifiées et s’enchevêtrer au sein d’un projet filmique complexe comme l’atteste l’œuvre de Jean Eustache.
4. Cinéma direct et “reconstitution du vécu”
Même dans le cas de l’improvisation maximale, il y a toujours détermination d’une relation entre une instance, celle qui filme, et une autre, celle qui est filmée. Tout se joue dans cette relation de l’une à l’autre, et c’est là que se situe la première originalité profonde de Pierre Perrault cinéaste.
Tous les projets filmiques de Pierre Perrault reposent sur une longue familiarité entre équipe filmante et le milieu et les personnages représentés. Ils s’appuient sur une pratique nouvelle du repérage. Le repérage est une opération classique : c’est une reconnaissance des lieux. Lieux du tournage certes, mais parfois aussi lieux de la fiction lorsqu’un scénariste inscrit son projet narratif dans une topographie précise : un exemple célèbre, PARIS VU PAR Jean Rouch, Jean-Luc Godard, Éric Rohmer, Jean Douchet, Claude Chabrol, Jean-Daniel Pollet.
En ce qui concerne Perrault, il faudrait plutôt parler d’arpentage, de parcours en tous sens et à tous moments, d’exploration méthodique. Au savoir-faire du cinéaste, de l’écrivain, s’ajoute celui du chasseur et du pêcheur. Perrault sait débusquer son gibier filmique, reconnaître son aire, il sait aussi attendre le moment propice parce qu’il a la capacité de la patience; et l’on sait l’importance du facteur temps dans l’organisation d’un tournage classique.
D’où par exemple, cette extraordinaire impression d’identité de place entre caméraman, spectateur et chasseur dans la chasse au caribou d’AU PAYS DE LA TERRE SANS ARBRE.
Familiarité, parfaite connaissance du lieu et de sa dimension mythique, mais également du rapport entre lièvre et terrier, entre personnage et son cadre de vie : d’où la science du repérage et la sélection des lieux filmés, les moments décisifs :
Me viennent aussitôt à la mémoire les conversations sur le bateau au début du GOÛT DE LA FARINE, l’interview dans la cuisine dans ce même film, et plus largement dans les lieux familiers mis en relation les uns avec les autres.
Cela suppose une grande familiarité avec les personnages.
Le statut du personnage filmique chez Perrault est extrêmement particulier. Évacuons pour l’instant le problème du rapport entre personne réelle et personnage du film. Ces personnes sont filmées et par là même deviennent filmiques; dans un certain sens que nous serons amenés à préciser, ces personnages sont tout aussi “fictifs” que des personnages incarnés par des acteurs.
Je ne les connais pas mais ils me sont à la fois très familiers — le spectateur a souvent l’impression face aux personnages de Perrault de les connaître depuis toujours — et en même temps, ils me sont complètement opaques, difficiles à pénétrer, étrangers, autres, au même niveau que des personnes “réelles”. Essentiellement parce qu’ils sont filmés en situation de paroles, dans des fragments de leur vécu.
Ce ne sont pas des créatures de scénaristes, mais quelque part, ils doivent leur existence filmique à l’opérateur et au monteur; ils n’obéissent pas aux règles classiques de présentation, d’identification. Pour répondre à la question de la simple nomination, “qui s’appelle x ?” le film a souvent recours au sous-titre. Les personnages n’obéissent pas non plus aux règles de développement narratif d’un personnage de fiction classique. Ce qui est par exemple différent chez Rivette qui, malgré l’improvisation, reprend les structures fictionnelles.
C’est une des plus extrêmes particularités du cinéma que de pouvoir à partir de l’enregistrement filmique et du montage, créer des personnages que le spectateur interprète, construit, représente imaginairement : le Basile Bellefleur du PAYS DE LA TERRE SANS ARBRE, c’est une construction que j’opère à partir de ce que me représente le film, c’est une addition d’un certain nombre d’énoncés verbaux, de comportements, une tenue vestimentaire que les valeurs chromatiques de la pellicule transforment et retraduisent. C’est le Basile Bellefleur sous le regard de l’opérateur de Pierre Perrault, à travers l’objectif de Bernard Gosselin, vu par un spectateur de cinéma sur un écran.
5. Parenthèse de caractère plus théorique sur le rapport documentaire/fiction et sur le statut imaginaire du réel au cinéma
Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas pour nous d’aplatir le cinéma de Pierre Perrault sur le cinéma de spectacle, de faire d’UN PAYS SANS BON SENS un film semblable à une production hollywoodienne. Mais, pour donner tous les prolongements imaginaires souhaitables à la lecture des films de Pierre Perrault, leur donner leur véritable dimension, celle qui engendre le plaisir du spectateur de cinéma et non celle de l’ethnologue, il importe de cerner d’un peu plus près la fiction dans un film. 1
Certes, le propre du cinéma de fiction classique, celui qui raconte des histoires avec des personnages incarnés par des acteurs que je reconnais comme acteurs, est de représenter quelque chose d’imaginaire, une “histoire”. Mais en me racontant cette histoire, il produit de la fiction à deux niveaux différents.
— À un premier niveau, le décor, même naturel, les lieux de l’action, les personnages représentent une situation qui devient la fiction, l’histoire racontée, que je peux résumer, retraduire, etc : ainsi, LE GOÛT DE LA FARINE nous raconte l’histoire d’un archéologue et d’un biologiste qui accompagnent un curé jusqu’à une réserve indienne.
— À un deuxième niveau, le film lui-même représente (re-présente) sous forme d’images et de sons juxtaposés cette première représentation fondée sur les situations.
On peut en déduire aussitôt que le film de fiction est deux fois irréel, fictif dans deux sens : par ce qu’il représente — une fiction — et par la manière dont il le représente : l’image des objets et des acteurs, leur reproduction.
Il est évident que, même si les films de Pierre Perrault nous racontent des histoires, ils ne le font pas de la même manière que les films de fiction classique et que les histoires qu’ils racontent n’ont pas le même statut.
Il est également évident que le cinéma de Pierre Perrault n’est pas fictionnel au premier niveau, que ce qu’il représente est radicalement différent du “profilmique” classique et statistiquement dominant. (Pour Étienne Souriau, le profilmique désignait toute réalité objective offerte à la prise de vues, et particulièrement ce qui est spécialement créé ou aménagé en vue de cette prise de vues; le cinéma de P. Perrault exclurait le “particulièrement”.)
C’est ce profilmique classique qui constitue d’ordinaire le noyau fictionnel du cinéma et qui fonctionne comme indice de reconnaissance : c’est du cinéma!
Cependant, les films de Perrault n’échappent pas au deuxième niveau puisque celui-ci est consubstantiel à la représentation cinématographique même. “Le propre du cinéma est d’irréaliser ce qu’il représente” écrivait Christian Metz dans ses premiers Essais, et même si cette représentation est plus réaliste; parce qu’elle est cinématographique, elle rend absent ce qu’elle montre. Le cinéma “absente” ce qu’il représente dans le temps et dans l’espace puisque la scène enregistrée est déjà passée et qu’elle s’est déroulée ailleurs que sur l’écran où elle vient s’inscrire.
On reconnaît là un thème classique de la réflexion phénoménologique sur le cinéma développé notamment par Albert Laffay (Logique du Cinéma, Masson, 1964) repris par Christian Metz dans les Essais, puis dans une perspective psychanalytique dans Le Signifiant Imaginaire (UGE, 1977).
Ce processus intervient à plus forte raison dans le système du cinéma direct où la notion d’enregistrement unique de l’événement — ce qui s’est passé qu’une fois — joue un rôle beaucoup plus décisif encore que dans le cinéma de fiction classique.
Dans ce sens, rien n’est jamais “réel” au cinéma, même si j’ai l’impression que ce l’est. Tout y est “fictif”, relevable de l’imaginaire. Le film documentaire, comme le film de cinéma direct tombent sous cette loi en tant que documents enregistrés sur pellicule.
Le spectateur du film documentaire se comporte d’ailleurs comme le spectateur du cinéma de fiction : comme lui, il suspend toute activité pendant la projection, il ne fait que voir et entendre car le film n’est pas la réalité. Même s’il est bouleversé par des événements traumatiques que lui montre un film de cinéma direct, comme par exemple LES MAÎTRES FOUS de Jean Rouch (1955), pendant la durée de la projection, il ne peut que voir et entendre, donc surseoir à tout acte, à toute conduite qu’impliquerait nécessairement la situation réelle : par exemple une intervention dans le processus réel.
À partir du moment où la représentation cinématographique “irréalise” ce qu’elle montre, elle ouvre alors la porte à l’imaginaire du spectateur, qui ne fait que recevoir des images et des sons pour nourrir sa rêverie. Mais, comme le montre magistralement le cinéma de Pierre Perrault, toute réalité, même “brute”, est déjà prise dans un imaginaire social. Tout objet, tout personnage, tout animal est déjà le support d’une petite fiction; et, à plus forte raison lorsque dans un film documentaire ou d’exploration — la plupart des films de Perrault ont ce caractère, notamment ceux du cycle du Mouchouânipi — on nous présente des aspects inconnus de la réalité, à tout le moins peu connus de l’ensemble des spectateurs. Ces aspects inconnus relèvent alors plus de l’imaginaire que du réel puisque le film nous les raconte.
Le spectateur se trouve alors embarqué dans le mouvement de la fable, dans l’ordre du récit fabuleux au sens strict. D’où la structure du voyage, de l’expédition, de la découverte, jusqu’à celle de la quête que l’on trouve à la base de tous les longs métrages de Pierre Perrault, et ceci avec de plus en plus d’évidence.
II Le direct et la parole
Ce que bouleverse encore plus radicalement le cinéma de Pierre Perrault, plus que les frontières de la fiction et du documentaire et leurs règles internes, ce sont les modalités de la parole cinématographique.
1. L’action parlée.
Chez Perrault, apparaît tout à coup à l’écran sous un jour nouveau, un continent que nous côtoyons sans le voir, ou plus exactement sans l’entendre. Ce continent, c’est l’oral, ce qui est parlé
On se rend brutalement compte, et rétroactivement, de l’extraordinaire artifice des conventions verbales qui gouvernent le cinéma. Je n’insisterai pas trop sur les caractères spécifiques du dialogue dramatique tant il est à des années lumières de l’univers cinématographique de Pierre Perrault. Le dialogue préalablement écrit par un scénariste ou un dialoguiste professionnel, même lorsque celui-ci a un très grand savoir-faire dans la reconstruction du langage parlé, comme par exemple Éric Rohmer dans LA FEMME DE L’AVIATEUR, n’est précisément qu’une reconstruction fût-elle géniale. Il obéit à certaines règles dramatiques et psychologiques, des règles de syntaxe, d’exposition, de stratégie communicative. Le personnage parle dans ce cinéma plus pour les spectateurs que pour son interlocuteur. C’est là que pèse le poids du modèle dramatique d’origine théâtrale. En fait, il ne s’agit pas de théâtre comme processus de représentation; mais plus largement de la “mimésis”, c’est-à-dire de l’imitation en actes et en paroles des comportements humains dans le but de raconter une histoire.
Cette imitation reconstituée avec écriture préalable influence considérablement, en raison de son hégémonie sur le cinéma, toutes les pratiques filmiques, y compris celles du cinéma direct.
L’acteur du direct, lorsqu’il incarne son propre rôle, lorsqu’il est filmé, intériorise les modèles du cinéma fictionnel, se comporte comme un personnage en s’efforçant de respecter les règles communicatives imposées par ce modèle :
— il cherche à se faire comprendre, donc recherche la plus grande audibilité possible pour le spectateur,
— il obéit à une économie dramatique dans l’échange des répliques. Ces deux contraintes conditionnent les choix du preneur de son et du monteur. Rares sont les cinéastes qui y échappent. Il n’y aurait que Godard dans le cadre du cinéma de fiction depuis À BOUT DE SOUFFLE jusqu’à PASSION pour aller systématiquement à l’encontre de ces deux fonctions communicatives et provoquant par là même les résistances bien connues.
Le cinéma de Pierre Perrault est d’abord fondé sur l’oral. Il renverse la suprématie classique de l’image qui règne depuis que le cinéma est parlant non sans paradoxe. Ce cinéma est le lieu privilégié de l’enregistrement d’une parole unique, celle qui n’a été énoncée qu’une fois et que l’on ne répète pas. Barthes aurait dit de lui qu’il est le cinéaste de l’“appax”.
On y enregistre la parole dans le continuum sonore de son émission avec son environnement bruité (le vent, le souffle, celui des hommes, celui de la nature), avec tous les traits de son oralité : la précipitation, le rythme, les variations d’intensité, avec une syntaxe qui n’a rien à voir avec celle de l’écrit.
Bref, il y a dans la parole des personnages de Perrault, une large part qui est irréductible à la transcription, même si plusieurs de ses films ont donné lieu à des publications écrites (LE RÈGNE DU JOUR, UN PAYS SANS BON SENS!, LES VOITURES D’EAU, LA BÊTE LUMINEUSE). Il s’agit alors d’œuvres de nature différente, de recréation par l’écriture, comme d’une certaine manière Marguerite Duras réécrit ses textes en pièces et en films pour constituer autant d’œuvres singulières.
Les films de Perrault, au contraire, radicalisent l’écart entre oral et écrit. C’est que la parole y est portée par une voix, c’est-à-dire une émission phonique tout à fait spécifique. Or, à l’évidence, la sélection des personnages chez Perrault s’opère à partir du rapport que le cinéaste établit à la voix de chacun d’entre eux. Nul doute que la trame sonore de cette voix joue un rôle tout aussi important que tel ou tel autre critère d’appartenance socio-culturelle : il y a la voix si caractéristique de Serge-André Crête, celle de Didier Dufour et celle du Père Alexis. Chez Perrault, chaque personnage est fortement caractérisé par son timbre et sa présence acoustique. Et paradoxalement, on retrouve ici certaines pratiques du cinéma de fiction, comme celles de Jean Renoir qui choisissait ses acteurs en les écoutant.
2. Parole et montage
La nature spécifique de la parole joue un rôle décisif dans la structure globale des films de Perrault. Ses films sont des fictions orales. Elles s’ancrent dans des récits, des mythes, des pratiques sociales caractérisées par leur transmission orale sans le recours à la transcription écrite.
Les traits d’oralité programment la construction filmique. On est frappé, lorsqu’on voit en continuité un film de Pierre Perrault, par la complexité de son montage, l’alternance entre des plans de durée très diverse, par le découpage et la fragmentation des échanges dialogués à plusieurs personnages, les va-et-vient de la caméra, la proximité du regard et de l’écoute par rapport aux personnages.
Tous ces paramètres formels éloignent et opposent ses films aux films de fiction classique : l’articulation spatio-temporelle des plans y est totalement différente et obéit à une autre logique.
Chez Perrault, le langage filmique épouse complètement la structure du verbal, il fonctionne à l’unisson avec lui et ne répond plus du tout aux règles du découpage classique dont l’économie est toujours spatiale et dramatique, fondée sur une certaine conception du dialogue d’essence dramatique, de Marcel Carné à Éric Rohmer pour prendre des démarches fort éloignées les unes des autres.
Le langage filmique de Perrault restitue toutes les figures de l’oralité dont les plus caractéristiques sont l’enchevêtrement et le va-et-vient. Pour clarifier et simplifier outrageusement les oppositions, on dira que l’économie de la parole classique a pour but essentiel de supprimer les accidents propres aux situations de production de l’oral et aux phénomènes d’interactions directes. Francis Vanoye dans son étude sur les dialogues du film PARLER LA BOUCHE PLEINE (Communications, 1983, à paraître) cite parmi ces accidents caractéristiques l’hésitation, les répétitions, les reprises, la segmentation de l’énoncé par des pauses et silences, l’utilisation de formes invariantes et spécifiques à l’émission verbale où s’opèrent simultanément la conception et la réalisation du message. Ce dernier trait peut être considéré comme le fondement même de l’improvisation verbale.
Cette parole supprime ou atténue la présence des contraintes propres au langage écrit. La rapidité de l’énonciation improvisée modifie en effet de manière considérable la syntaxe de la langue par phénomènes de contractions et de réductions. D’autre part, l’oral a sans cesse recours à des outils complémentaires qui régulent les échanges comme les gestes et les regards : toutes ces caractéristiques se retrouvent à la base du cinéma de Pierre Perrault. Elles sont la matière même de son projet filmique. Ainsi, une véritable retranscription de la bande parole de ses films devrait recourir à une technique phonétique pour noter l’intonation, le débit, et visuelle pour noter les gestes, les regards et les mimiques.
3. Parole et appartenance
La parole des personnages de Perrault est une parole en actes. Son unicité fait qu’elle n’appartient qu’au personnage qui l’énonce au moment même où il est filmé. Mais c’est aussi une parole filtrée par des déterminations socio-culturelles extrêmement précises.
Il existe dans les films de Perrault une véritable typologie sociologique des personnages, comme le chasseur de caribou, le curé de village, l’intellectuel, l’indienne, le grand-père Tremblay et bien d’autres.
À ceci s’ajoute pour le spectateur français métropolitain un effet de retour saisissant sur la pratique de la langue entendue avec une autre intonation, une autre économie, un autre lexique et une autre syntaxe. Le français parlé de Basile Bellefleur, celui des Indiens de Mouchouânipi, celui des pêcheurs de l’Ile-aux-Coudres nous rappelle alors la diversité des pratiques régionales et sociales de notre langue en France que le cinéma de fiction classique nous restitue si peu.
Le cinéma direct est souvent un cinéma de minorités linguistiques où le rapport à la langue a une valeur stratégique particulière.
La voix des personnages de Pierre Perrault me produit un effet si particulier que je n’en ai trouvé l’écho que dans le monologue et les faux dialogues d’Edward G. Robinson et de sa petite amie Dorothy Lamour dans MOI, UN NOIR filmé par Jean Rouch en 1958.
J’y retrouve les particularités du rapport à une autre pratique de la langue, celle du français usuel des jeunes émigrés nigériens à Abidjan avec ce mixte de structure syntaxique provenant d’une langue africaine mêlée à celle du français, cette métaphorisation constante dans l’usage des mots, métaphorisation qui rétroagit même sur l’expression de la pensée et la verbalisation de l’imaginaire des personnages.
Car c’est bien d’imaginaire qu’il s’agit, de rapport de l’individu à la représentation qu’il se fait du monde tant à travers l’appartenance à la communauté québécoise dans UN PAYS SANS BON SENS! qu’à travers celle de territoire dans LE PAYS DE LA TERRE SANS ARBRE.
Perrault n’est pas un cinéaste “réaliste”, un documentariste au sens étroit du terme. C’est un cinéaste qui explore de la manière la plus concrète que l’on puisse imaginer avec les moyens du cinéma direct la part d’imaginaire que chaque personnage possède en lui-même, c’est-à-dire la poésie.
N.B. Ce texte correspond assez précisément à la communication orale faite au cours du colloque. Certaines de ses formulations demeurent trop générales; une étude plus précise du fonctionnement concret des processus que nous avons décrits serait évidemment souhaitable à partir de l’analyse détaillée d’un ou plusieurs films de Perrault. Celle-ci pourrait alors vérifier le bien-fondé de nos hypothèses sur le rôle prépondérant des traits d’oralité dans la conception des films.
Notes:
- Je reprends ici certains développements du chapitre « Cinéma et narration » écrit par Marc Vernet dans l’ouvrage collectif L’esthétique du film, Nathan, 1983, collection “N”. ↩