Le cinéma
Dans les banlieues des villes, aux foires et aux expositions, on voit de plus en plus fréquemment des baraques en bois où ronronnent les bioscopes et les cinématographes les plus divers, projetant leurs images vacillantes et tachetées. De nouvelles constructions, des hôtels et des salles de concert dans les grandes villes, s’emplissent de ces théâtres permanents, bons ou mauvais, et les sociétés anonymes pour la production des images animées envoient leurs agents munis d’appareils dans tous les coins du monde. Elles montent des scènes vivantes dans les rues et à la campagne, commandent des pantomimes jouées dans des décors dressés exprès, inventent des merveilles et des surprises, concluent des accords avec les agences littéraires et artistiques pour la livraison de scénarios, perfectionnent à qui mieux mieux leur technique de reproduction. Ainsi des sommes fabuleuses ont commencé à circuler fiévreusement et des centaines de milliers de gens s’adonnent à une nouvelle distraction, une nouvelle jouissance procurée par un ancien moyen des arts plastiques : l’ombre.
La Poétique d’Aristote ne mentionne ni l’ombre ni la marionnette parmi les moyens plastiques de l’art, mais il est assez probable – quoique nous n’en ayons pas de preuve – qu’il y a longtemps déjà que des artistes vivant en Orient éveillaient des états d’âme inspirés par l’art et procuraient des jouissances en utilisant les ombres et les marionnettes, seuls moyens plastiques, en dehors du corps humain, par lesquels on peut créer du mouvement dans l’art.
L’ombre est un moyen plastique plus souple et plus vivant que la marionnette. Elle éveille des états d’esprit plus uniformes et plus profonds, répond mieux aux rêves de la fantaisie et sait mieux développer les créations les plus bizarres et grotesques de celle-ci. Dans les périodes les plus anciennes de leur histoire, les peuples cultivés de l’Orient, dont nous gardons un si grand nombre de reliques créées par des âmes éprises de l’art, trouvaient déjà un moyen pour faire rêver des rêves merveilleux, splendides, multicolores, et pour incarner les créations les plus fragiles de leur fantaisie, laquelle inventait des mondes inconnus et mystérieux, peuples de millions d’êtres merveilleux et supraterrestres : c’étaient des ombres brillantes et versicolores. Nous ne savons pas d’où les ombres ont pour la première fois surgi, leur beauté resplendissant sur un écran tendu; si c’était des Indes, ou de la Chine qu’elles se sont élancées vers l’archipel indien, le Siam, le Japon, Samarkand, l’Arabie, la Syrie, la Palestine, la Perse, l’Égypte, la Tunisie et la Turquie. Mais il reste que dans tous ces pays, ces figures minuscules en cuir transparent continuent à fourmiller et à exciter, par leurs mouvements agités, l’imagination des spectateurs. Du passé lointain, nous n’avons hérité que quelques renseignements épars, mais le genre même des marionnettes et le contenu des pièces où elles apparaissaient témoignent clairement des temps anciens, de la source d’où jaillit la vie spirituelle des peuples… 1
Ces ombres venant de l’Orient se sont installées dans la culture européenne à la fin du dix-huitième siècle pour devenir un passe-temps à la cour de France environ un quart de siècle avant la Révolution. En 1780, Séraphin François, jeune acteur, amusa les dames à Versailles et le roi lui-même avec ses ombres chinoises. Plus tard, au Palais-Royal, il offrit cette distraction de rois aux Parisiens pendant plusieurs années. Pour lui et pour ses successeurs qui firent durer ce théâtre jusqu’à la guerre franco-prussienne, des auteurs français aimaient écrire des pièces de fantaisie et des pièces sentimentales selon le goût parisien. Le monde littéraire et artistique de Paris s’empara avec passion de ce nouveau moyen artistique et, dans le célèbre Chat-noir, créa de vraies merveilles, d’une grâce extraordinaire, en utilisant des ombres noires et colorées. Ces comédies, oratorios, mystères, féeries, pantomimes et fantaisies grotesques de Paris étaient très supérieurs aux œuvres de tous ceux qui les imitèrent dans le reste de l’Europe.
Mais les “ombres chinoises” de la cour de Versailles n’étaient, en dépit de toute leur grâce, qu’un passe-temps bizarre pour une société décadente et fatiguée de jouissances, et les ombres chinoises au Chat-noir n’étaient, en dépit de leur perfection admirable, qu’un jouet pour un monde artistique raffiné. En Occident, à la différence de l’Orient, ni les unes ni les autres ne sont devenues partie intégrante de la culture et de l’art nationaux.
Depuis des siècles déjà, l’ombre vivante intéressait les gens d’Europe, non seulement comme un moyen plastique propre à servir la fantaisie poétique, mais pour d’autres raisons aussi. A partir du seizième siècle, depuis les croquis de Léonard de Vinci et la chambre obscure où on peut observer la réalité mouvante avec toutes ses couleurs, et depuis les essais de l’aventurier loquace Da Porta, projetant des images transparentes à travers une lentille, des phénomènes se produisaient qui étaient, à première vue, mystérieux : au cours de la projection d’ombres animées, diables et morts apparaissaient sur l’écran comme des êtres bien vivants, entourés d’une fumée qui se mouvait. C’était un vrai casse-tête pour l’Inquisition, qui dura jusqu’au dix-septième siècle, jusqu’à ce que le jésuite Kircher ait construit sa “lanterne magique” et fait ainsi reconnaître officiellement tous ces phénomènes troublants. Le dix-huitième siècle inventait des appareils divers, s’efforçant de changer les visions en ombre et d’aboutir à des effets particuliers en utilisant de nombreuses combinaisons. Ces appareils étaient souvent utilisés au cours de séances mystérieuses et charlatanesques.
Mais il y avait un problème qui n’avait pas trouvé de solution : la chambre claire reproduisait, sur une surface et à échelle miniaturisée, la réalité dans son mouvement et dans ses couleurs, mais elle ne savait pas saisir et fixer cette image changeante, la séparer de l’objet réel. La chambre noire savait le faire, en utilisant au début les daguerréotypes, plus tard, les plaques mouillées et enfin les plaques sèches, mais ses images, alors, étaient privées des couleurs et du mouvement. En même temps, des mutoscopes étranges essayaient, avec une série d’images animées d’un mouvement rotatoire, de saisir, quoique maladroitement, des figures et des objets en mouvement. Finalement, une combinaison de tous ces trois éléments réussit à créer une succession de prises de vues instantanées de la réalité. Ainsi fut trouvé le moyen d’évoquer, sur l’écran, l’ombre vivante, reproduite mécaniquement d’après des objets réels.
Afin de pouvoir combiner des ombres vivantes sur un écran transparent, les ombres chinoises anciennes d’origine orientale avaient besoin d’objets en mouvement. La chambre obscure européenne reproduisait, sur l’écran, des images figées. Le cinématographe, en utilisant la photographie, a doué l’image du mouvement, l’a séparée de l’objet et a fixé définitivement le mouvement de la réalité.
La science s’empara de cette invention pour montrer exactement le vol des oiseaux, le mouvement des hommes et des machines, la croissance des plantes. A côté des savants, des négociants entreprenants commencèrent à créer de nouvelles ombres chinoises qui étaient des copies de la réalité, des merveilles techniques issues de ce nouveau moyen plastique, des manifestations de la fantaisie humaine. Et c’est ainsi qu’aujourd’hui des cinématographes, des bioscopes et des “théâtres vivants” poussent comme des champignons. Dans leurs programmes variés, les images de pays étrangers alternent avec des scènes comiques, magiques, sensationnelles ou sentimentales. Leur arrangement est dicté par le moyen plastique, par ses particularités et même par des défauts.
La reproduction de paysages réels appartient à la vulgarisation de la science. Les agents des établissements cinématographiques partent pour des expéditions lointaines qui les mènent du cercle polaire jusqu’à l’équateur. Dans tous les pays du monde, ils enregistrent des excursions faites dans les paysages les plus divers, des scènes de guerre, des tableaux de l’industrie et des transports. Sur tout cela sont braqués leurs objectifs, de plus en plus perfectionnés. Les images sont généralement fidèles; quelques petites retouches n’y sont faites qu’occasionnellement. Au cours d’une chasse aux lions, des intermèdes filmés dans un jardin zoologique meublent le temps interminable où on recherche les traces des animaux. L’action est adroitement située dans une forêt tropicale, même si en réalité elle se déroule à l’intérieur d’une clôture sur un rivage, celle-ci étant cachée aux yeux des spectateurs. Une autre pièce, dont le sujet est la chasse aux ours blancs, a de belles prises de vue de la mer au large de la côte d’Allemagne du Nord quand il s’agit du tir aux alcyons et aux phoques, mais pour les ours blancs on emploie des images tournées pour un autre film. Pendant la chasse à l’ours blanc proprement dite, ce géant est remplacé par un petit ours assez inoffensif, prêté par le cirque Hagenbeck. Ailleurs, ce sont des amateurs bénévoles qui jouent la vie d’étudiants dans les parages du Boul’Mich’ (cette expression est utilisée par l’auteur – N.D.T.); en revanche, il est par trop visible, dans la même pièce, que le cancan de nuit, au Bal Boullier, est exécuté par des danseuses engagées, jouant dans un décor de théâtre et sous un éclairage artificiel. Mais dans des cas pareils, la composition et l’imitation du réel ne sont qu’un moyen aidant à surmonter les difficultés techniques qui surgissent si l’on veut reproduire la réalité. Les arts plastiques ne peuvent contribuer à remplir cette tâche qu’en choisissant et en arrangeant les objets. D’ailleurs, peut-on vraiment parler d’art si le choix, comme c’est trop souvent la règle, n’est dicté que par le goût des agents-voyageurs d’un atelier?
Des ombres projetées
Il y a encore moins d’art véritable dans les scènes composées sur un sujet littéraire, dans les comédies et dans les drames sentimentaux et sensationnels qui veulent impressionner l’esprit du public. Pour le moment, l’invention du cinématographe ne sert qu’à faire gagner de l’argent et son application est confiée à des gens qui n’ont ni goût ni conscience littéraire.
La composition des scènes dépend beaucoup de leur exécution. La photographie est la plus vive et la plus efficace si elle saisit ou un événement passionnant et animé qui se joue sur place, ou bien un mouvement rapide, perpendiculaire au spectateur. Voici pourquoi les pièces gaies, dramatiques ou sentimentales s’efforcent soit d’amasser, sur une place, une grande quantité de violents et expressifs mouvements pantomimiques n’ayant pas besoin d’explication verbale —jusqu’ici, la parole absente est supplée par le phonographe, mais avec peu de succès — soit de composer une action centrée sur une fuite et une poursuite dirigée vers le spectateur, ou partant de lui. Cela se passe dans un espace libre, autant que possible plastique, ou traversé par des lignes perpendiculaires au public, telles que de grandes routes, des chemins de fer ou des fleuves. Mais par cela même, ces scènes deviennent monotones, limitant beaucoup le nombre d’événements vraiment passionnants qui puissent être représentés sur l’écran : une fuite parmi des rochers, un saut dans l’eau, un train en mouvement ou des canots dans un courant. Ce choix est encore plus limité par le fait que les objets en s’éloignant vite, deviennent minuscules et cessent d’être plastiques. Un problème qu’on n’a pas encore tenté de résoudre est la différence entre le cinématographe et la réalité : le cinématographe ne compte qu’avec les images planes, projetées de derrière et en perspective, ce à quoi le spectateur s’est déjà habitué. Dans la réalité, une scène dramatique qui s’éloigne oblige le spectateur à se déplacer pour la suivre afin que la distance entre lui et elle n’augmente pas, sinon elle disparaît vite de son champ visuel. Pour pallier cet inconvénient, le cinématographe arrange les scènes comme au théâtre, mais de ce cas-là le trompe-l’œil devient trop visible, ou bien le cinématographe interrompt la scène et, à intervalles rapprochés, la suit dans d’autres milieux, mais sans réussir à lier ensemble tous les moments d’une scène émouvante.
Le cinématographe est supérieur au théâtre parce qu’il peut, en créant la pièce, composer les scènes sans s’occuper de leur chronologie. Ainsi des scènes qu’il faut préparer des heures entières peuvent, sur l’écran, se suivre l’une l’autre immédiatement, sans qu’il faille changer le décor, le terrain, les costumes ou quoi que ce soit d’autre. Une histoire d’amour commence dans une rue réelle de Londres, continue tout d’abord dans un restaurant et puis sur un bateau naviguant plusieurs semaines vers l’Afrique du Sud et se termine sur un champ de bataille boer. Cette œuvre est composée de photographies prises partout où ces mêmes personnes ont vraiment joué cette histoire. À la différence du théâtre, le spectateur du cinématographe se rend toujours compte que l’action de la pièce se déroule dans une copie de la réalité, non dans un décor artificiel. Le rapport de l’art avec le monde réel devient plus étroit et ainsi la scène impressionne davantage le spectateur.
“Sauvée” 2
Un exemple typique de la composition des images est ici donné par une scène assez bien conçue où une fillette, cramponnée à un rocher à marée haute, est sauvée par un chien et un cheval. Dans le jardin d’une villa, la petite fille joue avec son chien et son poney. Elle obtient la permission d’aller à la mer en compagnie de son chien. Elle traverse de larges dunes, arrive au bord de l’eau, retire ses bas. À marée basse, elle patauge dans l’eau pour atteindre un rocher bas, sur lequel elle grimpe pour y jouer avec son chien. À marée montante, l’eau comment à se répandre autour du rocher et s’élève sans cesse. La fille envoie le chien dans les flots pour qu’il aille à la maison réclamer du secours. Le chien nage; l’appareil le suit jusqu’au rivage; nous voyons l’animal courir sur les dunes inondées, arriver à la villa, pénétrer dans l’écurie et s’approcher du petit cheval. Puis les deux animaux s’élancent ensemble dans l’eau, nagent vers le rocher qui maintenant émerge à peine de la mer.
Sur le rocher, une autre fille, plus grande celle-ci, avait remplacé la petite fille. L’image de cette deuxième fille est dûment réduite, parce que l’appareil est maintenant plus éloigné qu’il ne l’était auparavant. Pour monter à cheval, la fille plus grande, jouant assez bien son rôle, fait un saut hardi qui aurait pu être périlleux pour une enfant moins âgée. Mouillée et fatiguée, elle arrive à peine à se tenir sur le cheval qui la porte enfin sur un bas-fond. À ce moment, c’est la première fille, la petite, qui reprend son rôle pour rentrer à cheval à la maison où ses parents, désespérés, sont en train de la chercher partout. Si le cinéaste permet que la fille arrive à la maison avec des vêtements secs et des bas bien tirés, ce n’est que par inadvertance.
L’acteur et la technique
Il est évident que les acteurs jouant ces scènes doivent jouer et se grimer différemment qu’au théâtre. Là, si une copie fidèle de la vie ne correspond pas au caractère de la scène et à ses exigences, elle heurte la vraisemblance. Au cinématographe, ce qui limite l’image ne s’identifie pas avec le cadre d’une œuvre d’art. Au contraire, cette image n’est qu’une découpure de la réalité sans limites, elle doit faire oublier au spectateur qu’il regarde la vie par une ouverture rectangulaire. Dans tous les cas où un “directeur” applique au cinématographe des procédés du théâtre, l’effet devient comique ou très maladroit, y compris les scènes les plus dramatiques. Au cinématographe, les perruques, les fausses barbes, les attitudes théâtrales et les grimaces sont franchement repoussantes. L’ombre animée n’admet pas la convention théâtrale, et l’œil du spectateur exige, sur l’écran, une réalité beaucoup plus fidèle dans ses détails qu’il n’attend sur une scène de théâtre où le cadre, la perspective, l’éclairage, demandent une correction convenue.
Au cinématographe, ce sont les scènes comiques et les scènes grotesques ainsi que les scènes dramatiques tirées de la vie qui réussissent le mieux. Les comiques sont très souvent des acrobates excellents. S’ils doivent maladroitement monter un cheval ou une bicyclette, sauter dans l’eau, se bagarrer ou prendre part à des poursuite effrénées parmi des rochers, ils savent le faire avec une virtuosité et une agilité prodigieuses. Le grotesque exagéré de ces scènes attire l’attention du spectateur à tel point que tout le reste lui échappe : un décor, souvent en toile, ou une copie assez maladroite des mouvements réels, exprimant des états d’esprit. Les scènes dramatiques avec des assauts, des meurtres et des attaques à la bombe font passer inaperçue une composition souvent artificielle. Au contraire, les scènes de transition et les scènes préparatoires, même si elles sont indispensables, détruisent souvent complètement l’illusion. Il est encore trop visible que leur auteur est un directeur professionnel qui veut surtout aboutir à une scène émouvante pour passionner le spectateur coûte que coûte, sans s’efforcer de traiter le sujet avec art et d’une façon homogène. Cette volonté de parvenir à un effet immédiat et forcé, de tenir le spectateur en haleine par une série de scènes mouvementées et de cacher les défauts de la reproduction, est le vice principal de la direction de ces pantomimes. Par leurs idées comiques ou tragiques elles sont minables, complètement dominées par un humour de farce, une sentimentalité excessive et le sensationnalisme caractéristique de la presse ou des romans “à succès”.
L’intervalle artificiel
L’unique avantage de quelques-unes de ces pantomimes est dans les intervalles artificiels grâce auquel on peut construire des scènes dramatiques sans mettre les acteurs en péril. Un père, avec un bébé qui joue à ses pieds, est en train de charger son revolver. Appelé par le facteur, il quitte la pièce, laissant le revolver sur la table. Le bébé prend l’arme chargée, suce l’extrémité du canon et s’efforce de presser sur la détente. Arrive la mère qui s’évanouit. L’enfant continue de jouer. Rentre le père. En voyant ce qui se passe, il s’affole, essaie d’attirer l’enfant avec des friandises et des jouets. Enfin, prenant mille précautions, il parvient à lui enlever le revolver dont il tire ensuite toutes les balles sur une cible. Le spectateur n’a pu remarquer qu’au cours des intervalles où on ne photographiait pas, le revolver chargé avait été remplacé par un autre, vide. Ainsi le bébé put jouer avec cette autre arme sans que cela présentât aucun péril. Mais le spectateur qui ignore cette substitution est en proie aux affres et ne se rend même pas compte que le rôle de la mère est bâclé.
Des scènes pareilles, n’étant pas soumises à une critique littéraire ou artistique, ne veulent avoir qu’un effet sensationnel et elles y réussissent. Plus mauvais est le résultat des pantomimes qui ont la prétention d’être composées selon les règles de l’art et de réaliser un nouveau théâtre. D’habitude, les pensées qu’elles expriment se réclament d’une sentimentalité excessive, des nouvelles de la presse à sensation ou de la virtuosité d’un roman à suspense.
Il est assez étrange qu’on ne puisse déceler aucune trace de sentiment ou de pensée réelle dans ces pièces cinématographiques dotées d’une composition dramatique et qui, de par la manière de leur exécution, doivent obligatoirement être plus réalistes que le théâtre. Ce moyen plastique est probablement trop nouveau encore, trop dépendant de ceux qui le savent maîtriser techniquement, pour qu’il soit complètement accessible aux créations dramatiques modernes. C’est ainsi que les pantomimes, si on les juge sur leur composition, ne sont que de simples déchets de la création spirituelle de périodes antérieures, exprimée par des bouquins circulant dans les milieux populaires, ou des interprétations superficielles d’événements passionnants, telles que la presse de boulevard en diffuse parmi le public, ou des adaptations habiles d’une littérature visant à exciter l’imagination et, pour y parvenir, s’occupant de Peaux-rouges, de conjurés, de criminels et de détectives.
“Une vendetta” 3
Prenez, par exemple, la “Vendetta”. La pièce commence par une scène de bal dans une auberge espagnole qui a un décor à la “Carmen”, avec des comparses du genre tout-à-fait cosmopolite, en costumes de théâtre. On se bat en duel pour une maîtresse; l’un des hommes, après avoir tué l’autre, s’enfuit. Ensuite, on voit une petite maison quelque part en Campanie où vit la dite maîtresse avec son vieux père. Il a des touffes d’ouate à la place des sourcils et autour de la bouche; elle porte un collant brun pour que ses jambes aient, sur l’écran, un teint qu’en réalité elles n’ont pas. Le fugitif est poursuivi par des gendarmes italiens vêtus d’uniformes simplifiés d’avance en vue de pouvoir convenir aux exigences d’une expédition et d’un réemploi ultérieur. Il passe parmi des roches, traverse un torrent et un bras de mer, continue parmi des vignobles et des sables, toujours talonné par les gendarmes aux bottes énormes afin que ni le gibier ni les chasseurs n’échappent, malgré la distance, à l’objectif. Suivent le retour à la chaumière, une fusillade et, enfin, le suicide de l’assassin. Dans la dernière scène, le vieillard théâtral, roulant des yeux et faisant des mouvements d’automate, indique à un petit garçon qu’il devra venger son père. Ce sujet était extrêmement populaire avant la bataille de Solferino, mais quel peut être son intérêt aujourd’hui? D’ailleurs, le jeu des acteurs manque de coordination.
“Un médecin qui s’est corrigé”
Cette pièce est un autre exemple d’une sentimentalité éthique et sociale. La petite fille d’un médecin est un peu malade. Le père, impatient, quitte sa femme et son enfant pour chercher la compagnie gaie d’un demi-monde brillant, et s’enivre en buvant du champagne. À la maison, la fillette atteinte de diphtérie étouffe et la mère, désespérée, envoie un domestique chercher le père. Quand celui-ci rentre chez lui, la vue de sa fille étouffant le dégrise; il se rafraîchit dans une cuvette d’eau, pratique une trachéotomie, sauve l’enfant, et cette expérience le rend à sa famille. Les personnages de cette scène font une impression moins rocambolesque que ceux de la pièce précédente. Surtout la petite fille qui joue avec une virtuosité consommée — dans ces pièces, le jeu le plus direct est celui des enfants, des chiens, des voleurs et des assassins —, mais même dans ce cas-là les acteurs ne peuvent empêcher que leurs gestes et leurs mimiques ne puent les suppléments dominicaux des feuilles pour les familles, ainsi que toute la pièce, elle, pue la morale des derniers chapitres d’un roman.
“Une nihiliste” 4
De grands lecteurs de journaux se délectent, par exemple, d’un attentat nihiliste, même si cette pièce se fonde sur des idées encore plus mauvaises que celles d’un fait-divers sensationnel. Des nihilistes se réunissent et tirent au sort pour savoir qui perpétrera un attentat. Le sort tombe sur une jeune fille. Ensuite, une lettre l’avertissant du péril qu’il court est remise à un haut fonctionnaire russe. Sans y prendre garde, celui-ci congédie ses enfants et part en voiture. Tout cela se relaie comme en un éclair et dans un décor réel qui varie d’une scène à l’autre. La voiture roule — l’effet des grandes routes longues et perpendiculaires au spectateur, des courbes imprévues, a tout loisir de se manifester—; la bombe est lancée et l’automobile vole en éclats. Entre le lancement d’une bombe inoffensive sur une automobile vraie et l’explosion artificielle d’une voiture en bois se trouvant à la même place, il y avait bien sûr intervalle artificiel qui n’a pas été photographié, et son unique trace, c’est l’aspect des parties détruites de la voiture qui rappellent par trop la toile et le bois. La nihiliste s’enfuit, poursuivie par des cosaques à cheval, ce qui rend à nouveau possible l’effet d’une fuite longue, artificiellement prolongée par la perspective. Après avoir atteint la femme, les cosaques la lient à leurs chevaux et la traînent brutalement dans la neige profonde. Vient la fin, lamentablement sentimentale : la veuve de l’assassiné, accompagnée de ses enfants, visite la prison — figurée par un décor en toile peinte —, pardonne à la nihiliste, et lui prête son manteau et son chapeau afin qu’elle puisse s’évader. Ensuite, la veuve se dénonce elle-même aux gardiens.
“La Mort d’un Aveugle”
Les tableaux tragiques qui veulent éveiller surtout la compassion du spectateur, se fondent généralement sur des idées qui ne valent pas grand-chose, mais quelquefois ils contiennent des scènes assez convaincantes et jouées correctement. J’ai vu, par exemple, la pièce intitulée “La Mort d’un aveugle”. L’effet théâtral de ce tableau est assuré par un chien dont le jeu direct est conduit avec virtuosité par un directeur invisible. Le chien arrive, joue avec l’aveugle malade qui est au lit, se serre affectueusement contre lui. Ensuite, le chien court chez le médecin avec un message écrit du malade, en cherchant son chemin dans un dédale de rues pleines de gens et de voitures. Le médecin arrive, prescrit une ordonnance et donne une monnaie à l’aveugle. Le chien court à la pharmacie, s’agite pour obtenir son médicament, attend sa préparation et rentre chez l’aveugle qui est en train de mourir. Ensuite, le chien trotte tristement derrière le corbillard jusqu’au cimetière, se couche sur la tombe, ne permet pas au gardien de la chasser et ne se laisse pas tenter par les friandises que lui offrent des gens compatissants. L’impression produite par le jeu était tout-à-fait directe et le chagrin profond du pauvre animal a réussi à éveiller la compassion.
La pièce policière
D’habitude, la composition des pièces policières est relativement la meilleure. Dans ces pièces, le jeu des acteurs est extrêmement fidèle et direct. Il y a certainement beaucoup de gens qui, dans leur vie privée, ne sont pas tellement éloignés de scènes pareilles. Deux choses cependant dérangent le spectateur : primo, ces trucages trop souvent répétés où, dans des scènes tourmentées, une petite troupe s’agite trop sur place. Secundo, ces fuites longues, perpendiculairement au spectateur, ou en sens contraire. Quant aux idées de ces pièces, ce sont celles des romans policiers aujourd’hui en vogue. Leur but suprême est le sensationnel et une tension ininterrompue, le tout assaisonné plutôt par l’emploi d’inventions modernes de toutes espèces que par une sentimentalité démodée. Par leurs sujets mêmes, ces romans conviennent à la vivacité de l’appareil cinématographique de projection et à cette exigence d’une brièveté d’action, de sa concision et de son intelligibilité. Cette exigence vient, d’un côté, de la pantomime obligatoire et, de l’autre côté, de la façon avec laquelle on reproduit le mouvement dans une série d’images successives : plus le mouvement est rapide et défini, plus il est direct et moins saccadé. Je me souviens de deux exemples dont la composition ne manquait pas d’habilité littéraire.
“Une poursuite de faux monnayeurs” 5
Dans la première pièce, un détective poursuit des faux-monnayeurs. Au début, quelqu’un dépose de la fausse monnaie dans un poste de police. Le commissaire appelle un homme qui est l’archétype de Sherlock Holmes et qui, son inséparable petite pipe à la bouche, les mains dans les poches, se met en chasse. Assis dans un bar américain, d’où la fausse monnaie est venue, il surprend un monsieur élégant, vêtu d’un habit de gala, en train de payer avec des pièces d’or fausses. Il suit l’automobile de ce monsieur jusqu’à des ruines au milieu d’une forêt et, avec des policiers, pénètre dans une galerie secrète. L’atelier des faux-monnayeurs est en plein travail; leur sentinelle signale les assaillants; les malfaiteurs déposent des cartouches de dynamite dans la galerie et s’enfuient. Mais le détective, prévoyant l’explosion, la provoque prématurément et dirige la chasse aux fugitifs. Policiers et criminels tirent les uns sur les autres : les morts tombent d’une grande hauteur sur les rochers. La poursuite du chef des malfaiteurs n’est prolongée qu’à cause d’intéressants effets de représentation. Enfin, le chef des bandits et le détective se trouvent seuls, face à face, leurs revolvers braqués, sur un haut rocher tombant à pic. Au moment décisif, le détective sourit, met son revolver dans sa poche et, avec un geste de gentleman, montre à son élégant adversaire le précipice en face de lui et la file des policiers sur un sentier en contrebas. D’un seul coup, l’homme en habit comprend sa situation et se brûle la cervelle, exactement comme fait le “Masque noir” de Jokai. Devant le cadavre, le détective, accompagné de policiers retire la petite pipe fumante de sa bouche et ôte son indispensable casquette. Les lecteurs de Jokai et de Doyle éprouvent une douce satisfaction.
“Une automobile attaquée” 6
L’attaque dirigée contre une automobile est jouée plus “à l’américaine”. Un motocycliste s’arrête sur une grande route, renverse sa machine, la met en travers de la chaussée, sort deux brownings de ses poches et attend l’arrivée d’une automobile occupée par des messieurs et des dames. En déchargeant ses brownings, il les oblige à s’arrêter, à jeter tout leur argent et tous leurs joyaux, à faire écouler toute l’essence de la voiture — le jeu des visages et des mains est extraordinaire — puis il monte sur sa motocyclette et repart. Une autre automobile arrive, embarque les victimes et tout le monde se dirige vers un poste de police. Commence la poursuite du fugitif. Les policiers branchent un appareil télégraphique portatif sur une ligne télégraphique qui court le long de la route. Ils avertissent ainsi les autres bureaux de police de la région. Le bandit est enfin attaqué dans une auberge. Non seulement il réussit à s’échapper mais encore, en braquant son browning, il contraint le chauffeur d’une voiture à l’embarquer et à entreprendre une course effrénée. Nouvelle poursuite au cours de laquelle les voitures s’élancent l’une après l’autre à travers les rails juste avant que le train passe, filent par la ville, pénètrent dans une forêt et s’embourbent dans un marais. La lutte se termine dans une rivière où le voleur, qui maintenant fuit à pied, est enfin repris.
“Un accident dans la montagne”
Dans de pareilles pièces, l’action est déjà largement combinée avec des paysages. Il y a d’autres scènes qui savent combiner une action simple avec la présentation d’un site particulier. Celles-là font un moindre effort pour bousculer le spectateur, mais montrent plus de goût et de retenue produisant ainsi des impressions plus profondes. Une des scènes les plus réussies de ce genre est “Un accident dans la montagne”, photographié dans le décor réel des Alpes autrichiennes. Un matin de bonne heure, des guides, des porteurs et les membres d’un cercle d’alpinistes se rencontrent dans l’auberge située au fond d’une vallée. Puis ils montent à travers la forêt et la neige jusqu’aux glaciers, passent par des ravins couverts de glace et montent toujours, le long des pentes enneigées, jusqu’à une crevasse profonde sous un champ de glace. Un guide descend dans la crevasse et trouve au fond deux cadavres. Il fait monter leurs sacs tyroliens et leurs pics, recouvre leurs têtes de toile, met leurs corps gelés dans des sacs qu’il lie avec des cordes. Ensuite, il se fait remonter avec les cadavres. Le cortège, portant des brancards, traverse difficilement plaines et ravins afin d’arriver à un petit lac où sont des canots qu’on utilise pour transporter les morts sur l’autre rive.
L’histoire était bien longue, mais tout le temps qu’elle durait, ni les visages des participants, ni le mouvement des corps transportés n’ont révélé s’il s’agissait d’une scène montée avec des moyens de théâtre. Si c’était le cas, il faudrait dire alors que la direction était si simple et si efficace qu’elle produisait l’impression du réel et de l’art. D’habitude, le cinématographe fait un effet puissant sur l’imagination et le sentiment lorsque les personnages et leurs mouvements ne rappellent pas trop les mannequins ou le théâtre. On regrettera d’autant plus que la technique de reproduction et la pantomime obligatoire n’aient pas encore permis un traitement artistique plus perfectionné de sujets plus sérieux.
Il faudra encore de longues études et de nombreux essais avant que l’esprit créateur accommode ce nouveau moyen plastique à ses besoins et que les auteurs apprennent à le manier efficacement.
Les scènes grotesques
Dans le mouvement des visages et des gestes, dans un changement facile du décor, dans la préparation commode des scènes et dans les avantages techniques grâce auxquels l’image peut rendre réelles toutes les choses irréelles, les scènes grotesques et comiques trouvent des moyens plastiques beaucoup plus satisfaisants que les œuvres dramatiques sérieuses. En outre, ce genre comique convient mieux à l’esprit des directeurs et des acteurs que nous avons connus jusqu’ici. Il a créé certes de nombreux navets mais aussi des compositions vraiment nouvelles et efficaces, techniquement bien faites, même si elles n’ont pas une grande valeur littéraire. L’effet de ces compositions est dû à l’exagération d’événements apparemment réels et au renchérissement qui les porte à la limite du possible. Souvent, ces compositions utilisent très intelligemment et très adroitement les possibilités techniques des ombres chinoises. Ces avantages, qui transposent la réalité dans le monde de l’impossible, des rêves et de la fantaisie, l’Orient les a connus en partie depuis longtemps déjà. Le jeu même des acteurs et la façon de les diriger sont à l’origine de certaines extravagances. On choisit des acrobates accomplis qui, habillés en simples citoyens et agissant dans les rues et à la campagne, exécutent des gestes de la vie quotidienne, mais en y développant une agilité incroyable. Ces films montrent des chocs entre des voitures, des chevaux et des piétons, la destruction d’une maison entière par un seul homme fort, l’ascension de la façade d’un bâtiment de cinq étages par tout un peloton de policiers, le saut d’un homme avec une bouée de sauvetage dans un fleuve du haut d’un pont, une bagarre au cours de laquelle des gens sont jetés, en trajectoire courbe, des fenêtres d’un deuxième étage jusqu’au rez-de-chaussée — et ainsi les accidents et les gestes de tous les jours deviennent de véritables miracles.
Les trucages
L’appareil cinématographique, lui, autorise d’autres moyens de s’écarter de la réalité pour aboutir à des effets comiques et grotesques : les personnages disparaissent soudainement de leurs vêtements; l’un est remplacé par l’autre dans un lit ou une cachette; ils continuent à jouer tandis que le décor change; des rues et des maisons tournent autour d’un ivrogne chancelant; un chercheur d’or voit ses rêves exaucés; des jumelles montrent des images impossibles dans la réalité. En tout cela, on joue avec des prises de vues de la vie réelle, et ces jeux sont tellement habiles, techniquement, qu’ils inspirent des idées vivantes et produisent une impression de réalité dans l’esprit du spectateur. Mais cette habileté technique reste encore au stade embryonnaire et ce ne sera que dans le futur qu’elle produira certainement des œuvres composées d’une manière beaucoup plus raffinée et efficiente.
Aujourd’hui, ces jeux produisent leur effet grâce surtout à leur nouveauté et ils inclinent les directeurs à produire des compositions particulières et autonomes qui ne sont rien d’autre que des séances de magie. Magie qui peut être aisément expliquée par quelques illusions optiques, jusqu’à présent peu nombreuses au demeurant. C’est ainsi que des images mouvantes peuvent être photographiées une deuxième fois, ensemble avec une autre image mouvante. Les premières images ayant des dimensions beaucoup plus réduites que les secondes, on peut avec une vitalité extraordinaire, faire danser des filles minuscules sur une table ou dans un miroir tandis que d’autres personnages, ceux-là grandeur nature, assistent à ce spectacle. On peut de même enchâsser des têtes de filles vivantes dans les montures de joyaux, dans des boucles de ceintures ou dans les diamants des bagues, faire apparaître ou disparaître, à volonté, des être vivants dans les brumes d’un étang ou dans les airs, faire sortir d’une noisette des rangs entiers de figures grouillantes, décapiter des têtes vivantes, évoquer des revenants au cimetière ou projeter les ombres qui épouvanteront Richard III.
La perspective
L’invention des directeurs qui pratiquent cette sorcellerie et produisent ces merveilles est encore peu originale, très naïve et quelquefois de mauvais goût, exactement comme dans les autres arts. Les ombres chinoises de l’Orient témoignent d’une maîtrise beaucoup plus complète et raffinée de leurs moyens primitifs. Le cinématographe, lui, en est encore au stade embryonnaire, mais entre les mains de véritables artistes il peut donner naissance à un genre neuf et extrêmement efficace. Bientôt, la reproduction sera tellement mécanisée et les personnes maniant l’appareil tellement bien préparées techniquement que les écrivains et les artistes qui auront réussi à s’habituer aux particularités, aux difficultés, ainsi qu’aux ressources de ce nouveau moyen plastique, pourront l’utiliser pour créer de véritables œuvres d’art, sans avoir à surmonter des obstacles techniques. Le vieux moyen plastique de l’art dramatique de l’Orient, l’ombre, gagnera une forme nouvelle, plus perfectionnée, se libérera des objets réels qui l’engendrent et deviendra indépendant des pochoirs et des figurines produites par l’artiste. Il sera alors le moyen par lequel l’artiste européen pourra éveiller des états d’esprit et produire des impressions chez le spectateur, en utilisant les œuvres d’art fondées sur une représentation du mouvement réel et sur l’expression du visage dans un milieu réel. Il est vrai que ce ne sera qu’une étoffe très délicate et bien peu résistante pour qu’on y taille des œuvres d’art, mais son chatoiement et son élasticité même laisseront l’essor à l’imagination. Ce moyen permet des préparations compliquées, et la manière suivant laquelle on les dirige laisse le champ libre aux compositions les plus hardies.
Pour le moment, la production de ces scènes, qui n’a pas encore dépassé le stade des essais, se limite à l’Europe occidentale et à l’Amérique où l’on est en train de faire les premiers essais pour mettre le cinématographe à la disposition des genres créateurs.
Les milieux littéraires français sont les plus éveillés. L’architecte Formigé a construit à Paris, dans la rue Chauveau, un petit théâtre où une société d’acteurs, d’écrivains et d’artistes crée des scènes d’art pour le cinématographe 7. Anatole France, spectateur passionné des nouvelles ombres chinoises, est un conseiller assidu de l’institut nouveau dont le directeur littéraire est Henri Lavedan et le directeur cinématographique Le Bargy, de la Comédie Française. Tout d’abord, ils ont essayé d’adapter, sous le titre de “L’empreinte”, la vieille pantomime de Ruff “La Main sanglante”. Puis Lavedan a écrit le scénario de “L’Assassinat du Duc de Guise” pour lequel une musique fut composée par le grand Saint-Saëns, et Jules Lemaître a fait une adaptation cinématographique du “Retour d’Ulysse”, accompagnée de la musique de Georges Huë. Sarah Bernhardt, Mme Bartet, Mounet-Sully, Delaunay et d’autres comédiens célèbres de Paris jouaient les rôles principaux. Les prises de vues de ces premiers essais, sous le nom du “Film d’Art”, circulent déjà en’ Europe. La scène et le jeu de ces pièces sont encore trop tributaires du théâtre et les mots qui les accompagnent, reproduits par un phonographe, ne donnent pas une illusion complète.
La compagnie des acteurs de l’Odéon a pris un autre chemin quand elle essayait de produire des œuvres d’art à l’usage du cinématographe. Elle a joué “L’Arlésienne” de Daudet non sur une scène de théâtre, mais dans son décor réel = dans une ferme des environs d’Arles et dans ses vieilles arènes (dans l’amphithéâtre, une histoire d’amour se déroule entre Frédéric et l’Arlésienne tandis qu’en bas des courses de taureaux ont lieu) dans une ruelle tranquille de la ville, dans un verger, au milieu d’une forêt, dans un champ au bord d’une fontaine où l’amant malheureux voit en pensée l’ombre de son instable maîtresse. Ce décor réel convient beaucoup mieux aux scènes mimiques jouées avec virtuosité et permet aux acteurs des expressions et des mouvements beaucoup plus libres et directs que s’ils jouaient en costumes de théâtre dans un décor de toile.
Pour les artistes, ce nouveau moyen plastique a certainement quelque chose de séduisant. Il y a du merveilleux et de l’attrayant dans ces ombres silencieuses, remuantes et vacillantes, qui réveillent avec une profonde évidence, dans l’âme du spectateur, ses propres rêves, des images mystérieuses, juste esquissées, illuminées par un éclair de la conscience, images éteintes sitôt qu’allumées dans notre cerveau, sans que notre volonté y participe. C’est tout le jeu des images de notre vie intérieure, ce jeu que l’intelligence s’efforce continuellement de capter et de retenir, mais qui, ou tourbillonnant, ou bien s’enveloppant comme de brumes, s’évaporent sans cesse sur le seuil de notre conscience.
Un reflet coloré dans l’eau, les ombres mouvantes d’un corps ou d’un nuage, les ombres effrayantes d’objets éclairés par la lune, vrais spectres de la montagne, cela suffisait pour que l’homme primitif s’étonne, donne libre cours à son imagination, soit contraint de réfléchir sur des choses surnaturelles et divines. Même en milieu évolué, des âmes simples continuent de projeter leurs rêves dans les silhouettes sombres et mouvantes des ombres nocturnes, intégrant celles-ci à leurs visions paradisiaques ou infernales. L’appareil cinématographique moderne a mécanisé la création de ces visions sur l’écran et la démarche par laquelle un objet réel se convertit, sur la rétine de l’œil humain, en une image qui pénètre dans la conscience. Ainsi les créateurs d’œuvres d’art disposent-ils d’un moyen qui permet que les prises de vue de la réalité en mouvement soient converties, sur l’écran, en un monde mouvant et vivant, le monde de la fantaisie humaine.
Pour le moment, ce monde n’est peuplé que de vieilles idées trouvées dans les poubelles et des tentatives maladroites de parvenir à ces impressions ordinaires, tirées du réel, que la presse, les romans sans grande valeur et le comique des clowns des théâtres, de variétés, produisent en série. Mais dans ces activités, énergiques et enfiévrées, souvent maladroites et déployées à l’aveuglette, à travers lesquelles les ombres chinoises modernes continuent de se perfectionner, on pressent déjà la germination d’un art nouveau.
Notes:
- Ici, plusieurs paragraphes comportant des précisions sur les ombres chinoises en différents pays et en différentes époques ont été supprimés; ils ne se rattachent pas directement au sujet de cet article (Note du traducteur). ↩
- Les films décrits par l’auteur sont très approximativement identifiés; les génériques de l’époque se résumaient d’ailleurs le plus souvent à un seul carton assez laconique. Avec l’aide d’André Gaudreault, professeur d’histoire du cinéma à l’université Laval, nous avons essayé de préciser le titre et l’origine de quelques uns des films cités; nous le faisons sous toute réserve et invitons les lecteurs qui reconnaîtraient certains films de nous faire part de leurs découvertes. Ainsi le film que Tille appelle “Sauvée” pourrait vraisemblablement être DUMB SAGACITY de Cecil Hepworth (G.B. 1907). ↩
- Peut-être s’agit-il de LA VENDETTA de Zecca, tourné pour Pathé (France 1905), ou VENDETTA ALSAZIANA de Luigi Maggi (images de Giovanni Vitrotti), tourné pour d’Ambrosio (Italie 1906). ↩
- Peut-être s’agit-il de l’ASSASSINAT DU GRAND-DUC SERGE de Lucien Nonguet, tourné pour Pathé (France 1905), ou encore LE NIHILISTE du même Nonguet, tourné également pour Pathé (France 1906), ou encore STORIA RUSSA de Luigi Maggi (images de Vitrotti), tourné pour d’Ambrosio (Italie 1906). ↩
- Il s’agit vraisemblablement d’un film français de 1906 dont une copie est conservée au British Film Archives de Londres sous le titre THE FALSE COINERS. ↩
- Peut-être s’agit-il de BRIGANDAGE MODERNE de Zecca, tourné pour Pathé (France 1905). ↩
- Il s’agit du studio de verre édifié à Neuilly au début de 1908 pour la société Le Film d’Art (NDLR). ↩