La Cinémathèque québécoise

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Le cinéma gouvernemental

Je tiens d’abord à vous rassurer. Le cinéma gouvernemental dont je vous parlerai aujourd’hui ce n’est pas celui du Canada, mais celui du Québec. Je m’en tiendrai également à une période précise qui va de la création du Service de ciné-photographie à la nomination d’André Guérin à la tête de l’Office du film de la province de Québec, ou, pour situer le tout en termes de gouvernements, du cabinet libéral de Godbout à celui de Lesage en englo­bant l’Union nationale de Maurice Duplessis.

Auparavant, rappelons l’origine de l’implication gouvernementale dans le domaine cinématographique. On fait généralement remonter à 1920 l’utilisa­tion par le gouvernement de films didactiques. Par le gouvernement est un peu vite dit. Tout cela est le fait d’un seul fonctionnaire de l’Agriculture, Joseph Morin, qui rassemble quelques films (quatre à ce qu’il paraît) pour les projeter en diverses occasions selon les besoins de sa tâche. Rapidement ce ministère devient le chef de file de l’utilisation du matériel visuel pour l’enseignement agricole, matériel visuel fixe et animé bien entendu. Naturellement cette activité ne se com­pare en rien avec ce qui existe en On­tario où la cinémathèque agricole, par exemple, est plus fournie que celle du Québec.

Le gouvernement du Québec n’hésite pas d’ailleurs à emprunter aux autres gouvernements le matériel qui lui est nécessaire, car tout indique que pendant longtemps, le gouvernement n’aura pas recours à des productions propres malgré le besoin qui se fait sentir. Ainsi, en 1929, dans un mémo non signé, mais imputé à Jos Morin, on plaide en faveur de la production de films agricoles propres à notre région, c’est-à-dire à la spécificité québécoise, spécificité géographique et humaine. Il est intéressant de noter que dès cette époque, on suggère de confier la réalisation des films à des cinéastes extérieurs qui travailleraient sur des scénarios (entendre mis au point par le ministère). L’auteur évalue la produc­tion à 1 $ le pied (en 35mm ininflam­mable, sous-titres bilingues: un film normal faisait 1000 pieds et comportait de 300 à 400 pieds de sous-titres). L’auteur souhaite aussi la création d’un Bureau des vues animées au Ministère de l’agriculture.

Peu d’années après, son souhait est exaucé et Jos Morin est nommé directeur de la Section des vues animées. Mais celui-ci ne s’occupe pas exclusivement de cinéma; il est aussi responsable des expositions agricoles et son salaire de 1 800 $ en 1936, tout comme celui de son adjoint Paul Roy relève donc de deux affectations dif­férentes. Je signale ce détail, car les questions financières seront toujours énoncées comme les grands obstacles à une implication plus grande du ministère dans le cinéma. À cette épo­que, la Section des vues animées se consacre principalement à l’œuvre propagandiste du ministère auprès de la classe agricole dans sa grande entreprise de rénovation rurale. Ses clients sont surtout des agronomes, mais d’autres utilisateurs font aussi connaître leur demande. En plus de distribuer des films, la section voit à synchroniser quelques-unes de ses pellicules muettes, ou plutôt à donner à des firmes comme Associated Screen News (ASN) ou Cinécraft des contrats de synchronisation. En effet, alors, la plupart des films de la Section sont silencieux et les agronomes préfèrent les commenter. Mais outre le fait que les films muets sont moins utilisables sans les services d’un agronome, ils ont aussi l’inconvénient d’être non seulement plus longs à cause des titres, mais aussi de n’exister qu’en 35mm. Or les films sonores utilisés dans les circuits du ministère sont en 16mm et, quant à s’équiper parce que les projecteurs 35 sont désuets, autant le faire en 16mm sonore.

Par ailleurs la Section des vues animées n’a pas encore mis de côté ses projets de production. Elle calcule par exemple que produire 30,000 pieds de film par an reviendrait, tout compris, à 28 250 $. Le budget global de la Section pour l’année 35-36 étant de 6 242 $, on mesure la distance de la coupe aux lèvres et l’essor qu’il faudrait lui donner pour répondre à ce souhait. Dans l’immédiat, elle suggère plutôt de requérir les services de com­pagnies ou de cinéastes pour répondre aux besoins cinématographiques autochtones.

Durant la deuxième moitié des an­nées 30, la situation cinématographi­que gouvernementale s’améliore. De plus en plus de ministères ont des cinémathèques. Par exemple, le secteur protestant de l’Instruction publique ouvre la sienne en 1936. Ces mêmes ministères n’hésitent pas à commander à des cinéastes certains films utilitaires ou à acheter du métrage tourné par des cinéastes amateurs pour le monter et le sonoriser. Ainsi de 1936 à 1939, Albert Tessier tournera pour la Santé, l’Agriculture /Colonisation, l’Instruction publique, les Terres et forêts, Maurice Proulx pour la Colonisation, l’Agriculture, le Tourisme, etc. Une des raisons de ce déblocage, qui incidem­ment se produit sous le premier man­dat de Duplessis, c’est la généralisa­tion du 16mm comme format simple et convenant à l’usage didactique, non-commercial, généralisation qui touche également les autres services gouvernementaux canadiens, comme le Canadian Government Motion Picture Bureau qui tourne souvent en 35mm, mais diffuse de plus en plus en 16mm. Signalons entre parenthèses qu’à la fin des années 30, le Bureau traduit peu de ses films en français et aucun de ceux tournés en 16mm, car, comme le disait son directeur F.C. Badgley à Jos Morin en juin 39 : “The demand for French language sound films is not sufficient to warrant the somewhat heavy expense of making them.” On voit bien qu’en ce qui con­cerne les francophones du Canada et de leurs droits, le critère du nombre suffisant pour leur fournir des services ne date pas d’aujourd’hui et du projet constitutionnel du gouvernement Trudeau.

Ce facteur, joint aux autres, explique pourquoi en 1940, année soit dit en passant de la création de la cinémathè­que pédagogique de la section catholi­que d’Instruction publique (à noter non seulement qu’elle retarde sur la section protestante, mais encore que le nombre de ses films sera toujours inférieur pour une plus grande quantité d’institutions à couvrir), le gouverne­ment va envisager de créer un service de ciné-photographie unique. Dès avril 1940, un rapport gouvernemental recommande de regrouper les dif­férentes cinémathèques des mi­nistères de l’Agriculture, Colonisa­tion, Terre et forêts, Travaux publics, Santé, Commerce et industrie, Instruc­tion publique, de centraliser l’achat d’appareils et de films, et surtout de s’impliquer dans la production non pas en créant une équipe de productions, mais en confiant la production à l’entreprise privée. On voit donc que le gouvernement québécois a toujours reculé devant les sommes “énormes” nécessitées par la création d’une unité de production et que ce choix, différent de celui d’Ottawa, est en partie respon­sable de la différence qui peut exister au plan quantitatif et au plan qualitatif entre les films produits par l’ONF et ceux du SCP.

Ce rapport est dans l’ensemble entériné en septembre 1940 quand le conseil exécutif décide de la création du SCP. Avant même l’arrêté en con­seil du 5 juin 1941 qui officialise le SCP, les modalités de la centralisation sont mises en oeuvre. Rapidement tous les ministères transfèrent au nouveau service que dirige Jos Morin leur personnel, leurs films et leur matériel; les argents tarderont jus­qu’en avril 43. Il n’y a que l’Instruction publique qui se rebelle. La cinémathè­que protestante possède 550 films pour 100 institutions et la catholique 165 pour 250 institutions; à elles deux, elles totalisent plus de films que toutes les autres cinémathèques ensemble. Si la cinémathèque catholique dirigée par Gaudry Delisle se plie à moitié aux ordres durant l’été, la protestante résiste et résistera plus longtemps; le gouvernement n’ose d’ailleurs pas s’en prendre aux anglophones et préfère leur concéder des privilèges que de les affronter.

Voici donc le SCP en fonction, in­stallé néanmoins dans d’étroits locaux. Il faut préciser ici que son secteur photo est au départ mieux outillé et plus développé que son secteur cinéma et que cette activité sera tou­jours très importante au sein de l’organisme gouvernemental. L’activité cinématographique du SCP est alors monopolisée par la distribution ou plutôt par la diffusion. En effet le ser­vice a pour philosophie de ne pas pas­ser ses films à tout venant, mais de les confier à un utilisateur propagandiste (agronome, enseignant, prêtre, etc.) qui pourra jouer un rôle d’animateur. C’est pour cela que le service dit faire de l’éducation populaire par le film. Ce sera d’ailleurs là un des points de fric­tion dans la collaboration SCP/ONF dans le cadre de la “Campagne d’éducation civique par le film” que lancera Ottawa en 1942. Cette cam­pagne constitue un volet de l’activité du SCP durant la guerre, mais je ne m’y attarderai pas ici.

À cette époque, et pour longtemps encore, le SCP se targue d’être le ser­vice provincial le mieux organisé au Canada “sous le rapport du cinéma gratuit d’enseignement populaire et scolaire et de battre la marche vers des progrès certains et constants” (Lettre de Morin à Godbout, novembre 43). Néanmoins son organisation laisse à désirer, surtout sur le plan de la produc­tion. Aucun cinéaste n’y travaille (si l’on excepte Paul Carpentier engagé com­me photographe, mais appelé oc­casionnellement à faire de la prise de vues) aucun producteur. Seul le côté cinémathèque fonctionne relativement bien : 800 titres fin 43 et 10,000 demandes en 4 ans. En décembre 43, Morin produit un mémoire sur l’orien­tation du Service après la guerre. Il y affirme :

  1. — “Il est universellement reconnu et admis, aujourd’hui, que le cinéma est appelé à sauver la société du chaos menaçant de l’après-guerre. Il y a donc obligation grave pour nous de prendre les mesures nécessaires pour affronter la situation telle que chacun peut la prévoir. La cinématographie a devant elle une tâche colossale qu’elle remplira heureusement, si nous som­mes prévoyants”.
  2. — “Le cinéma doit être mis à la dis­position de tous les hommes de bonne volonté et de toutes les bonnes causes, spécialement de l’enseignement popu­laire et scolaire, et aux fins de pro­pagande”.
Maurice Duplessis à la première de JEUNESSE RURALE de Maurice Proulx. Coll. Cinémathèque québécoise
Maurice Duplessis à la première de JEUNESSE RURALE de Maurice Proulx.
Coll. Cinémathèque québécoise

Ces principes, et quelques autres que l’on retrouve dans son mémoire guident toute la restructuration que Morin propose. Mais ses suggestions ne rencontrent pas l’attention qu’il aurait souhaitée. Deux ans plus tard, tout est encore pareil et on en est tou­jours à reparler de direction in­telligente, habile et énergique du Ser­vice, d’établir une orientation logique, de définir un plan annuel ou quinquen­nal, de limiter la production à des courts métrages d’intérêt provincial ou régional (ce qui est plus économique et entraîne de moins lourdes pertes en cas d’insuccès), d’assurer un contrôle efficace de la qualité et des coûts, de retenir les services de techniciens qualifiés, d’équiper convenablement les studios et, finalement, d’approprier un budget adéquat (Note du contrôleur J.E. Dion à R. Baby, chef du secrétariat du premier ministre). En ce sens “il vaut mieux tenter de satisfaire que d’éblouir, viser à la qualité plutôt qu’à la quantité, et pousser en profondeur plutôt que de chercher à couvrir en surface seulement.”

Ces avis, le gouvernement Duples­sis, au pouvoir depuis 1944, n’en tiendra pratiquement pas compte. Le premier geste concret qu’il pose à l’égard du SCP, c’est de le détacher du Conseil exécutif pour l’intégrer à l’Of­fice provincial de publicité créé en avril 46. Dans les attendus de cette loi, on lit le passage suivant :

“Attendu que le film et la photographie sont, avec les journaux, les périodiques et la radio, de puis­sants médiums d’information, de propagande et d’éducation populaire;

Attendu qu’une saine publicité, organisée par la province, offrirait à la population de grands avantages d’ordre éducatif et contribuerait large­ment à la faire connaître sous son vrai jour, à mettre en relief son caractère propre, ses traditions et ses aspira­tions, ses valeurs culturelles, ses at­traits touristiques, ses promesses d’avenir et ses réalisations dans tous les domaines…”

Ces attendus serviront donc de ligne directrice au choix des sujets et au contenu des films du SCP. La loi réaf­firme le mandat exclusif du SCP en matière de cinéma. Jos Morin se ser­vira d’elle pour essayer de finalement mettre au pas l’Instruction publique qui maintient une cinémathèque pédagogique et n’a jamais voulu totalement faire comme les autres ministères: se borner à suggérer des films à acheter ou à produire et choisir dans la cinémathèque du SCP les films qui lui sont nécessaires.

Lénine a dit un jour, les historiens ne s’entendent pas trop en quelles circon­stances : “De tous les arts, pour moi, le cinéma est le plus important.” Pour ne pas être en reste, Maurice Duplessis a aussi prononcé en 1946 une phrase historique : “Nous ne nous sommes pas suffisamment occupés du film chez nous.” Cette phrase devait guider l’orientation et l’épanouissement du SCP, avec prudence toutefois, car la province estimait ne pas avoir les moyens de faire les expériences coûteuses qui avaient été tentées ailleurs (entendre ici à l’ONF).

En cette fin des années 40, le cinéma demeure donc toujours un moyen propagandiste d’éducation populaire mis au service des différents ministères, et cela est particulièrement vrai pour la production autochtone. D’ailleurs le SCP est fier de ses productions, comme l’exprime élo­quemment le chef de la production, Maurice Montgrain, dans son rapport 1949-50 : “Le SCP est le seul or­ganisme, chez nous, capable de garan­tir des films conformes à notre caractère national et à nos exigences raciales en Amérique (…) Nos gens sont logiques de priser davantage des films québécois où ils retrouvent, avec leurs choses et leur mentalité, réponse précieuse à leurs questions (…) Con­stamment, soir après soir, tout le long de l’année, nos films répandent au sein du peuple l’œuvre bienfaisante de l’Eglise, de l’Etat et de notre corps de savants”. Et selon Montgrain. l’ad­ministration publique n’a-t-elle pas, « dans l’ordre divin, la responsabilité première de l’avancement du peuple et de son bien-être?” C’est pourquoi le SCP doit s’opposer, par son exemple, à l’autre cinéma, celui qui “envisagé sous son angle proprement moral et éducatif tel que répandu dans le monde sous sa forme industrielle et dans nos salles publiques d’amusement, joue un rôle fort pernicieux qu’il est superfétatoire d’exposer ici, mais qui est encore plus nocif dans une population de mentalité catholique et française. 1” En conclusion Montgrain rappelle que le SPC illustre bien la pensée du premier ministre, à savoir l’utilisation à double effet des talents de chez nous et qu’on peut dire de lui qu’il est une œuvre, “l’œuvre du film d’enseignement populaire chez nous autres, par nous autres et pour nous autres. ”

Malgré cette belle rhétorique qui est très personnelle à Montgrain, le SCP ne décolle pas vraiment de terre. Fidèle à sa ligne de conduite depuis toujours, le service confie ses produc­tions extérieures à des amateurs éclairés, disons semi-professionnels, qui possèdent leur propre matériel et assurent presque toutes les étapes de la réalisation de leurs films; pensons aux abbés Proulx et Tessier, au père Lafleur, au frère Adrien, à Jean Arsin. Le service lui-même n’a qu’une seule caméra 16mm qui sert à Paul Carpentier, le seul cinéaste maison. On devra attendre 1953 pour acheter une deux­ième caméra; 1955 pour accroître l’é­quipe de production de deux person­nes qu’elle est (Michel Vergnes et Dorothée Brisson) à cinq : Paul Vézina, Suzanne Caron et Charles Dumas; ces deux dernières ne demeureront pas très longtemps au Service. La situation restera inchangée jusqu’à la mort de Duplessis en 1959. Ceux qui lui succè­dent se rendent compte que l’Office provincial de publicité et le SCP ne constituent pas un modèle du genre. Ils nomment un nouveau directeur, Robert Prévost, auquel rapidement on suggère de nouvelles politiques : meilleure administration, uniformité de fonctionnement entre les bureaux de Montréal et ceux de Québec, inventaire des originaux, formule de contrat pour la réalisation des films, etc. Mais Prévost ne donne pas suite immédiate­ment à ces suggestions. Il n’a d’ailleurs pas l’occasion de le faire, car en 1960 l’Union nationale est défaite et le Parti libéral prend le pouvoir.

Le nouveau gouvernement se met en frais d’étudier le fonctionnement du SCP et de l’Office de publicité. Il y con­state beaucoup d’arbitraire et plusieurs anomalies. Par exemple, les producteurs sont plus intéressés à obtenir de nouveaux contrats qu’à ter­miner les travaux en cours, ce qui fait que des productions aux 3/4 terminées restent sur les tablettes et deviennent désuètes. Une des façons de mettre de l’ordre dans tout cela, tout en consoli­dant les acquis du service, c’est de lui donner un nouveau statut.

En avril 61, par la loi 38, le SCP pas­se au Secrétariat de la province et change son nom en Office du film de la province de Québec. Dans un article ironique paru dans le Nouveau journal cinq mois plus tard, Michel Brûlé, futur patron de la boîte, estimait que c’était là un “nom nouveau pour un vétuste machin” et que rien n’avait changé; il raillait le système de production exis­tant et les “experts” à qui on confiait les contrats et dont il valait mieux ne pas parler, qualifiait les films de navets et concluait que la responsabilité de cet état de choses n’était pas entièrement imputable aux pauvres experts, mais à “l’incurie des dirigeants, leur lenteur administrative et le manque de sur­veillance exercée”. On devra attendre la nomination d’André Guérin au printemps 63, qui remplacera le directeur intérimaire Prévost, aussi et toujours en charge du tourisme, pour que les choses changent et s’améliorent. La venue de Guérin mar­que vraiment le nouveau départ de la cinématographie provinciale et la fin de la période couverte dans cet ex­posé.

Nous allons maintenant parler des cinéastes et des films dont nous verrons à titre d’exemple, des extraits.

Maurice Proulx n’a pas besoin d’être longuement présenté ici. Ce prêtre-agronome-cinéaste est le prototype même du cinéaste SCP. C’est d’ailleurs ce qu’affirmait le chef de la distribution du SCP, Alphonse Proulx en 1947 dans une importante lettre reprise in ex­tenso dans l’excellente brochure de la DGCA consacrée à l’abbé Proulx. Alphonse Proulx disait: “Vos activités dans le domaine du film ont en effet été si intimement liées aux nôtres, et votre apport à l’oeuvre que nous pour­suivons a été si considérable qu’il me semble difficile aujourd’hui de dis­socier votre travail du nôtre”. Pour celui-ci, Maurice Proulx est un cinéaste de premier ordre, qui réalise des films comparables à ce qui existe à l’étranger et qui représentent le fleuron des films d’action catholique qui con­viennent à la seule cinémathèque de caractère catholique au Canada, celle du SCP. Tout comme la colonisation, qui est pour le diocèse de Québec “l’une des formes les plus urgentes d’action catholique” comme disait le cardinal Villeneuve en 1934, le cinéma de l’abbé Proulx en est essentiellement un d’action catholique. En 1947, épo­que où il met l’accent sur cette dimen­sion de son travail, il écrit à Mgr Grand- bois : “Instinctivement, comme prêtre, je tâche d’inclure dans mes films, même de pure technique agricole, le plus possible d’édification populaire : c’est une bonne parole, c’est une petite croix, un clocher ou son de cloche, etc., etc. le tout d’autant plus efficace qu’il porte au bien sans avoir le caractère de sermon”. Cela se perçoit par l’im­portance que le commentaire accorde aux considérations sur la nation canadienne-française, la terre, la famille, etc. On peut néanmoins croire que certaines phrases passent trop vite pour que tous en saisissent le jus. Pour Proulx, ROQUEMAURE, c’est le couronnement de ses films sur la colonisation, la glorification en beauté de la Société de colonisation du diocèse de Québec. Beaucoup d’autres choses seraient à préciser au plan idéologique sur l’oeuvre de Proulx, car, il ne faut pas l’oublier, faire l’analyse de films, c’est faire l’analyse de sociétés. Mais cela nous entraînerait un peu loin. Voyons donc un extrait d’EN PAYS NEUFSSTE-ANNE-DE-ROQUEMAURE (1942).

Un autre volet de la production SCP, c’est le film ethnographico-religieux à usage pédagogique. Le père Lafleur, missionnaire oblat, a tourné ses meilleurs films chez les différentes na­tions amérindiennes. Signalons sur le plan de la production, une caractéristi­que de bon nombre de films tournés par le SCP; le cinéaste prend les prises de vues et vend son original muet au SCP pour montage, sonorisation et copies. Tel fut le cas du CANOT D’ÉCORCE (1946) où il s’écoula deux ans entre le tournage et la copie.

À propos de ce film, il faut précisé­ment noter la qualité de la prise de vues où l’opérateur sait quoi et où regarder, comment découper une ac­tion et un processus, ce qui contribue pour beaucoup à la clarté du montage et à celle de l’exposé pédagogique. La “synchronisation” par contre (entendre par là sonorisation) est carrément déficiente, non parce que le texte est envahissant comme dans toutes les productions du gouvernement québécois, non parce que la musique est omniprésente, encore comme dans toutes les productions, mais parce que celle-ci n’a absolument aucun rapport avec l’image: voir un Indien travailler et entendre “Bring Back My Bonnie To Me”, faut le faire! Cette disparité est si flagrante que le narrateur doit la justifier par une note catholico-missionnaire extra-diégétique : “La robe noire a appris ces chants à ces In­diens et ils adorent les chanter” (cita­tion approximative). Mais cela ne doit pas nous faire oublier la qualité du travail du père Lafleur qui se compare, toute proportion d’époque et de con­texte gardée, à celui de Bernard Gosselin dans CÉSAR ET SON CANOT D’ÉCORCE ou à certains films didacti­ques amérindiens d’Arthur Lamothe. Ces deux cinéastes ont évidemment une meilleure intelligence du langage cinématographique, du film comme ensemble, que Lafleur ou que le personnel du Service de Cinéphotographie, mais la qualité ethnographique soutient la com­paraison.

Nous avons dit dans l’historique que les écoles étaient de gros consom­mateurs de films gouvernementaux. J’ai choisi pour exemple un film d’Albert Tessier, FEMMES DÉPA­REILLÉES (commencé en 1945, ter­miné en 1948). À cette époque, le département de l’Instruction publique avait décidé de mettre l’accent sur l’enseignement ménager, une formule d’éducation féminine centrée sur le foyer et ses multiples problèmes, sur le rôle familial de la femme qui est surtout spirituel et moral. Cet enseignement devait donc former d’abord l’intelligence et l’âme de la femme; les travaux manuels n’avaient officielle­ment qu’un rôle complémentaire bien qu’occupant la place principale dans les cours. Albert Tessier était in­specteur général des écoles ménagères et son film (en fait c’est un film de C.D. Cloutier) reflète entière­ment son point de vue et ses préoc­cupations sur le sujet de même que, naturellement, ceux du gouvernement qui, incidemment, lui décerne en 1947 la médaille du mérite scolaire troisième degré.

Par contre, pour ce film, Tessier ne mériterait pas la médaille du meilleur cinéaste. Ses images sont générale­ment très statiques, sans dynamisme. Face à un événement, il le regarde, il ne le découpe pas. Son esprit est davantage photographique que cinématographique. Le montage qui en résulte ressemble plus à de la jux­taposition d’images quasi-fixes; à l’intérieur d’une séquence (vg la cuisine, le tissage, la mise en con­serves, etc.), l’enchaînement des images n’est pas très narratif; il fonc­tionne comme une suite d’exemples il­lustrant l’idée principale. Certains qualifient ce style de Tessier de con­templatif; au royaume de l’interpréta­tion, tous les qualificatifs sont rois. Dans un film comme FEMMES DÉPAREILLÉES, toute l’importance est dans le discours qui fait le lien, com­mente les images et fournit une part appréciable du sens du film : la femme au service de sa famille, de son mari et de ses enfants. À l’image de la servante du Seigneur, la femme n’a pas de pro­jet personnel de vie, de dimensions personnelles. Le développement de ses capacités n’est qu’instrumental. C’est ça une femme dépareillée.

Coll. Cinémathèque québécoise
Coll. Cinémathèque québécoise
Coll. Cinémathèque québécoise
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L’agriculture fut le fer de lance de l’utilisation cinématographique gouvernementale. Dès la création du SCP, ce ministère tient à initier des productions propres qui refléteraient les grands axes “progressistes” (au sens de progrès) de l’action mi­nistérielle. Ce ministère était peut-être celui qui se servait le plus du cinéma de manière instrumentale, c’est-à-dire comme outil d’éducation de la classe agricole à certains problèmes, à cer­taines techniques, à certaines nouveautés. Au début des années 50, le ministère avait produit un film intitulé LA VACHE CETTE INCONNUE. Les plaintes avaient été nombreuses au su­jet de ce film, du titre notamment: oser dire à des cultivateurs qu’ils ne con­naissent pas la vache…! Les officiers du ministère lui reprochaient quant à eux de ne pas montrer des étables as­sez propres, comme si une étable pouvait se comparer avec leurs salons… En 1954, on décide donc de reprendre et de remonter le film, de le compléter, et de parler spécifiquement du contrôle laitier postal dont le but est de contrôler la qualité de la lactation pour améliorer le troupeau. Ce film, LE CONTROLE LAITIER (1957) est un bon exemple d’une production SCP à 100%.

Signalons-y le travail correct et soigné des cameramen Fernand Rivard et Paul Vézina qui donne, par sa diversité, une certaine latitude au monteur que celui-ci exploite au mieux. Le réalisateur de ce film est Charles Dumas, la seule personne engagée à ce titre au SCP.

Dans le volet historique, j’ai men­tionné qu’au début, ce qui caractérisait le SCP, c’était de répondre aux be­soins locaux et régionaux précis des fonctionnaires intervenant dans cer­tains milieux définis. Ces films devaient avoir un sujet clair, circonscrit. Ils devaient aussi répondre, correspondre à notre mentalité, au contraire des films canadiens destinés à tout le Canada, c’est-à-dire gommant les par­ticularités régionales. En conséquence les films touristiques ne jouissaient pas de la place prépondérante que la légende ou les préjugés accordent à ce genre devenu trop facilement symbole de la production gouvernementale. Plutôt que de porter mon dévolu sur la conception stéréotypée du film touristi­que, film de saumon et d’orignal, j’ai choisi un sujet autre, tout aussi stéréotypé dans le fond parce que plusieurs fois objet de cinéma: le Car­naval de Québec. Ce film, RAMEURS DES GLACES, compte parmi les productions luxueuses du SCP. Quatre caméramen : Maurice Proulx, Jean- Marie Nadeau, Louis-Paul Lavoie et Fernand Rivard. 4000 pieds de pellicule pour un montage final de 14 minutes : du 6 pour 1! Comme c’est souvent le cas des films gouvernemen­taux québécois qui portent sur des événements liés à d’autres organisa­tions, ils vont chercher l’approbation de ces dites organisations, en l’occurence ici la Chambre de commerce de Québec, qui n’hésite pas à faire ses suggestions pour remonter le film, ajouter telle phrase au commentaire, etc.

Ces suggestions sont moins impératives que lorsque tel ministre demande d’avoir sa présence, ou celle du premier ministre ou de tel évêque dans le film, mais quand même. Les cinéastes œuvrant pour ou gravitant autour du SCP auront souvent à faire face à ces interventions extérieures et devront apprendre à défendre diplomatiquement leur bout pour don­ner au film la structure qu’ils souhai­tent, surtout que nombre de politiciens de l’époque considèrent les services gouvernementaux comme étant à leur service et que les différents organismes ou corporations (du genre Chambre de commerce) croient que ces mêmes services doivent servir leurs fins ou leur publicité! Voyons donc RAMEURS DES GLACES de Fer­nand Rivard (1956).

Comme dernier film j’ai choisi aussi un film touristique, mais tourné au début du règne libéral avant l’entrée en fonction d’André Guérin. ST-JEAN-PORT-JOLI est sorti à l’automne 1962. Celui qui eut l’idée du film et en est le producteur, Michel Morisset, écrit son projet en juillet 60. Il y dit notamment : “Cette orientation nouvelle de notre publicité doit se réaliser par étapes. Le programme que nous proposons con­cilie les exigences de l’heure présente et les responsabilités de l’avenir.” L’auteur est donc bien adapté au nouveau régime qu’il flatte dans le sens du poil; il est incidemment mili­tant libéral. Pour ne pas rompre avec les “bons” usages, il envoie copie de son scénario à Jean Lesage et à quel­ques autres ministres. Puis il sollicite directement l’approbation du Secrétaire de la province et du Ministre de l’Industrie et du Commerce; inutile pour lui de s’adresser aux officiers du SCP. Si le ministre veut, tout ira, et le SCP devra se plier. Lesage intervient même directement auprès du Se­crétaire de la province pour que le film puisse se réaliser et ce, même si le SCP affirme ne pas avoir les argents nécessaires pour payer le film. Finale­ment, après avoir achalé tout le monde, Morisset obtient son film.

RAMEURS DES GLACES
RAMEURS DES GLACES
Coll. Cinémathèque québécoise

Morisset avait été auparavant lié à la Nova films, un exemple, le meilleur, des compagnies surgies dans l’orbite du SCP. Au changement de gouverne­ment, Morisset avait décidé de négocier lui-même le contrat du film, estimant la Nova trop identifiée à I’Union nationale, mais la réalisation serait confiée aux gens de la Nova. Ce type d’entente pas claire rejaillira sur le film lors de la faillite de Nova; entre autres la distribution américaine par Universal sera entièrement bousillée. En tout cas ST-JEAN-PORT-JOLI, réalisé par Pierre Dumas, sera con­sidéré en 1962 comme le prototype du film de prestige qui devrait être le lot de l’OFPQ. Parmi les raisons de ce fait, signalons l’utilisation d’une musique originale de François Morel, fait rarissime pour le gouvernement du Québec, un montage plus vivant dû à Werner Nold, une dramatisation du texte par l’utilisation de la voix off (dite par Robert Gadouas) représentant le discours de Médard Bourgault et des effets d’éclairage et de découpage sur les sculptures qui rappellent le travail de Carlos Vilardebo qui lui est contem­porain. ST-JEAN-PORT-JOLI sera le chant du cygne de Morisset (il ne réus­sira pas à vendre au gouvernement sa LÉGENDE DE PERCE) et la faillite de Nova (elle aussi liée à ce film) mar­quera la fin d’un type de production pour la province de Québec. Une épo­que venait de mourir et tout était en place pour qu’André Guérin vienne modifier les paramètres de la produc­tion gouvernementale. Sous sa direc­tion, ce sera, autant que possible, l’audiovisuel au service de la nation, selon la devise qu’il donne à l’OFQ, et non l’audiovisuel au service du gouvernement, comme c’aurait pu être la devise du SCP.

Avant de voir le film, signalons que celui-ci fut exceptionnellement tourné en 35 mm négatif et que la copie positive fut tirée sur une pellicule qui a virée. Nous verrons donc ici une copie totalement rouge.


Pierre Véronneau : historien et critique, il travaille à la Cinémathèque québé­coise et enseigne à l’Université Concordia.

Notes:

  1. Notons que toutes ces raisons: mentalité, caractère national, etc. faisaient égale­ment partie des griefs adressés aux films de l’ONF. mal adaptés à notre réalité, lors de la rupture avec la « Campagne d’éduca­tion civique par le film ». À noter aussi leur parenté avec les griefs des catholiques envers le cinéma hollywoodien de divertis­sement.