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Le cinéma féminin au Québec

Carole Zucker, Louise Carrière et moi, nous nous sommes rencontrées à quelques reprises avant de faire cet exposé conjoint et nous nous sommes divisé le travail. Je vais donc, pour ma part, m’intéresser à la question histori­que : à l’arrivée des femmes dans le cinéma québécois, en faisant quelques incursions dans le cinéma canadien, pour tenter d’en arriver à la situation actuelle dans le milieu du cinéma, en ce qui concerne les femmes. D’autre part, Louise, après le film “COGNE-DUR” nous parlera de la thématique des femmes dans les films québécois. Ensuite, Carole de son côté, a préparé une analyse du film MOURIR À TUE-TÊTE, qui sera présentée aujourd’hui, en fin de soirée. En le reliant à un autre film que nous verrons en fin d’après-midi: “ANASTASIE, OH MA CHÉRIE”.

J’ai donc tenté de faire des recher­ches le plus loin possible, pour essayer de trouver des femmes — cinéastes au Québec. En premier lieu, je me suis rendu compte, et c’est la première constatation que j’ai dû faire; qu’il y a très peu de documents qui s’inté­ressent aux femmes dans le milieu du cinéma. Que ce soit avant 1960, de 1960 à 1970 ou actuellement. Les pre­mières sources que l’on peut trouver se situent (pour les sources plus offi­cielles) du côté de l’Office national du film au moment où l’Office se trouvait à Ottawa. On y retrouve quelques femmes : Jane Marsh, Judith Crawley, etc. Comme d’autre part, ce qui nous intéresse, ce sont les femmes dans le cinéma au Québec, je suis allée voir du côté de Renaissance Films et de Québec Production deux compagnies qui ont produit des longs-métrages avant 1960, pour me demander ce que faisaient les femmes dans ces équipes de production. Il est évident que l’on retrouve plusieurs femmes co­médiennes, dont Nicole Germain, Ginette Letondal, etc. L’énumération serait beaucoup trop longue, alors, passons. On retrouve également les femmes dans les rôles “classiques”, les rôles dans lesquels on va les retrouver encore aujourd’hui, c’est-à- dire à titre de scripte, d’assistante-réalisatrice, de secrétaire de plateau, de secrétaire de production, etc., et dans ce qu’on appelle les métiers fémi­nins, c’est-à-dire la coiffure, les costu­mes, l’habillage, le maquillage, etc.. Sans se donner la peine de donner beaucoup de noms, on peut noter au passage quand même quelques ex­ceptions comme Germaine Janelle à la musique, Jean Desprez aux dialogues, et un nom qu’on aura l’occasion de revoir plus tard dans les métiers audio­visuels, Andréanne Lafond qui a tra­vaillé à Québec Production à titre de scripte et à titre également d’assistante-réalisatrice, à l’occasion.

En 1960 donc, il y a quelques femmes qui tournent des films à l’ONF côté anglais, mais il n’y a pas de femmes réalisatrices du côté français. Peu après le déménagement des bureaux de l’Office national du film à Montréal en 56, des femmes entrent à l’Office à titre en particulier de mon­teuses: il est possible et même proba­ble qu’il y ait eu des femmes à l’ONF, avant 1956, au montage, au secrétariat de production, etc., cependant les gé­nériques des films tournés à ce moment étaient bien souvent succincts pour ne pas dire absents dans certains cas en particulier à l’époque de John Grierson. Il est donc assez difficile de remonter très loin. Cependant dans les documents de l’Office national du film, en particulier dans le document sur légalité des chances, on note la présence de plusieurs femmes travail­lant à l’Office dès le début et un nombre aussi grand au moment du dé­ménagement à Montréal, mais on les retrouve surtout dans des rôles de se­crétariat, dans des rôles de soutien technique et en particulier aux tables de montage et au montage négatif (s’il est un métier qui demande de la pré­cision, de la minutie et de la pa­tience…). D’autre part, au moment du déménagement des bureaux de l’’ONF à Montréal, les préoccupations des ci­néastes francophones de l’Office sont déjà assez envahissantes pour que ne viennent pas s’y ajouter des préoccu­pations féministes : on n’a pas le temps de penser à donner la place aux femmes. En 1960, avec la naissance de petites compagnies de production à Montréal, on note que les femmes ont des rôles plus importants et plus clai­rement définis et on retrouve des équipes constituées d’hommes et de femmes. Des femmes dont les noms fi­guraient aux génériques à titre de monteuses ou assistantes-monteuses, de scriptes, de secrétaires de produc­tion, etc. sembleront accéder à des fonctions de production et des fonc­tions de scénarisation et de recherche. Avec la naissance de ces petites com­pagnies de production, des postes seront ouverts aux femmes: on aura besoin de secrétaires, de réceptionnis­tes et graduellement ces femmes pour­ront avoir accès au fur et à mesure que la compagnie progresse à des postes aux niveaux de la recherche, au niveau du montage et finalement au niveau de la réalisation. Ce sera le cas de Aimée Danis qui après avoir fait ses preuves à Radio-Canada, ira travailler aux Films Claude Fournier en 68, puis chez Onyx Films et qui actuellement est présidente (fondatrice) des Produc­tions du Verseau.

Avant 1968, donc, de 60 à 68, on se rend compte que toute l’histoire du cinéma au Québec est essentiellement celle des hommes: celle de leurs pro­blèmes avec l’ONF, de leurs problèmes d’identité et celle de l’avènement du cinéma direct. Pourtant, dès 1960, une femme commencera à se faire un nom à l’ONF : Anne Claire Poirier. Cette der­nière entre à l’ONF par la porte d’en ar­rière, au montage. Nous reviendrons sur sa biographie un peu plus tard, mais il est quand même intéressant de savoir qu’elle sera la première femme à faire un film long métrage en français à l’Office national du film : “DE MÈRE EN FILLE”, en 1968.

Quelles sont les dates charnières? Il y a le déménagement de I’ONF à Mon­tréal en 1956 et il y a en 1970 une pré­paration à la grande festivité qui va s’appeler l’Année internationale de la femme en 1975, préparation qui se fait toujours par la porte d’en arrière, bien entendu. En 1969, était apparu à I’ONF, “Société nouvelle/Challenge for change”, qui a pour objectif, la plupart d’entre nous le savent, de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, de per­mettre à des personnes nouvelles dans le domaine de s’exprimer, de donner la parole aux gens qui ont des inter­ventions sociales à faire par le biais du cinéma. Et c’est dans le cadre de “So­ciété nouvelle” que les femmes pour­ront déboucher sur le milieu du cinéma à titre en particulier de réalisatrice. Le tout sera initié par Anne Claire Poirier, avec la collaboration de Marthe Blackburn et Jeanne Morrazain-Boucher. A l’été 70, elles forment un groupe, groupe très informel au début et com­mencent à préparer un dossier pour demander que les femmes puissent par le biais de “Société nouvelle”, réa­liser des films elles-mêmes, seules, pour les femmes et au sujet des femmes. Beaucoup de femmes vien­dront se joindre au groupe de base. Les groupes effectueront des recher­ches jusqu’à la première présentation officielle au comité du programme en 1971. La présentation spécifie que ces femmes veulent faire un ou des films sur les femmes, en mettant à contri­bution les compétences féminines de l’Office national du film, et en accep­tant une participation minimale des hommes. D’après le statut de Société nouvelle à l’ONF, on doit obtenir deux autorisations: l’autorisation du comité du programme et l’autorisation inter­ministérielle. On doit donc faire deux présentations et à chaque présen­tation, on devra mener des “petites” luttes pour que les femmes réussissent à obtenir leur “petit” programme. L’existence de la commission “Bird” donnera un coup de pouce aux femmes. Les réactions seront quand même les réactions classiques: un petit peu de quolibets faciles (“Tâchez au moins d’embaucher de belles filles”) et des réactions un petit peu plus offi­ciellement, comme dire, “critiques » (“les sujets que vous nous proposez ne sont pas des sujets sérieux et des sujets d’intérêt général »). D’autres in­quiétudes seront exprimées face aux intentions féministes du groupe. De ces intentions, le groupe ne se défend pas du tout, au contraire, ces inten­tions seront extrêmement présentes dans la démarche du groupe et le groupe tiendra à les conserver jusqu’à la fin. A ces réactions succédera une forme d’agressivité de la part des hommes: on a peur que les femmes prennent la place de ces messieurs, les réactions seront suivies de badinage de toutes sortes et en particulier, vers la fin, de paternalisme: “Bon allez-y les petites filles, on va vous donner un coup de main, on est derrière vous autres!” “Si vous avez besoin de nous, n’hésitez pas!” “Il serait peut-être sage d’adjoindre un membre masculin à chaque membre féminin à vos équipes”, etc. Les femmes tentent donc, à partir de Société nouvelle, de monter des équipes féminines de tour­nage. On constate à ce moment-là qu’aucune femme n’a d’expérience très grande de la manipulation de la caméra et des appareils de prise de son. On doit donc recourir aux services de ces messieurs. On le fait le moins possible et la philosophie reste quand même “des équipes féminines” autant que possible. Dans certains groupes, on se dit qu’il n’est pas absolument né­cessaire d’avoir une femme à la caméra pour que le contenu féminin du film soit assuré; l’idée n’est pas de s’assurer du contenu féministe du film par la formation d’équipes féminines, mais au contraire de donner la possibi­lité aux femmes d’avoir enfin accès à ces métiers qui leur sont bloqués de façon systématique depuis les débuts. En plus des équipes de l’ONF avec des réalisatrices de la maison, on aura recours à la participation de deux réa­lisatrices qui viennent de l’extérieur, Mireille Dansereau et Aimée Danis. Ce qui caractérise la production des films de la série “En tant que femmes”, c’est la préparation du scénario à partir d’une recherche extrêmement in­tensive et extensive. On formera des comités de travail, qui iront voir d’au­tres groupes de travail et d’autres groupes de femmes déjà constitués. On produira des vidéos de recherche, des vidéos de discussions, des vidéos de témoignages, à partir desquels on reconvoquera les groupes et reverra le contenu de ces vidéos jusqu’à avoir des scénarios possibles de films qui soient agrées par quelques groupes dans certains cas. Ce qui préside donc à la recherche des femmes dans la série “En tant que femmes” c’est d’aller voir les femmes, d’identifier quels sont leurs malaises, quels sont leurs besoins et de tenter d’exprimer ces malaises et ces besoins par le biais du film. On ira voir les femmes des groupes jeunes, des groupes du troisième âge, des groupes de mères de famille de 30 à 50 ans, des groupes de filles-mères, des groupes de femmes séparées et divorcées, des groupes professionnelles, etc. Toutes les discussions avec ces groupes, en­registrées sur vidéo, sont analysées et elles constitueront la base à partir de laquelle on construira les scénarios des films de la série “En tant que femmes”. Ces films seront produits par Anne Claire Poirier qui a présenté le projet au départ et par Jean-Marc Garand.

Attardons-nous un peu aux 6 films de la série. À QUI APPARTIENT CE GAGE, un moyen métrage sera tourné en 1973 par Susan Gibbard. Il y est question des garderies d’État et des problèmes que pose aux femmes le fait de laisser les enfants aux garderies. Toute la question de la responsabilité parentale va être posée à l’écran par divers groupes. Le second : J’ME MARIE, J’ME MARIE PAS de Mireille Dansereau, est un long métrage. On nous y présente quatre visions du mariage, ou à tout le moins de la vie de couple, à partir de quatre témoi­gnages. Le troisième film, sera un film de fiction SOURIS, TU M’INQUIÈTES de Aimée Danis. Le film tente d’expri­mer à travers la fiction le malaise de la femme mariée socialement comblée; situation classique “un mari, deux enfants, la voiture, la maison de banlieue, aucun problème », si ce n’est un problème intérieur de recon­naissance de sa personnalité. Ce film sera suivi de LES FILLES DU ROI de Anne Claire Poirier tourné en 74. Le film tente de nous redonner l’histoire du Québec au féminin à partir de ce que les femmes ont vécu dans l’histoire LE TEMPS DE L’AVANT du Québec. Viendra ensuite le film d’Hélène Girard, LES FILLES C’EST PAS PAREIL en 74. Hélène Girard est allée voir des adolescentes et leur a demandé de parler de ce qu’est la si­tuation à la fois à titre d’adolescentes et de filles, d’où le titre LES FILLES C’EST PAS PAREIL, expression bien connue qu’on a toutes vécues dans notre enfance. Ça faisait partie de notre édu­cation de tout cloisonner, les choses des filles et les choses des gars. Et la raison finale que l’on donnait à la plupart des objections qu’on avait à nos divers projets c’était : “Ah, les filles c’est pas pareil”. En 1975, bien que le programme soit déjà fermé, le film ayant déjà été amorcé, Anne Claire Poirier pourra terminer son film LE TEMPS DE L’AVANT traitant de la question de l’avortement.

LE TEMPS DE L'AVANT
LE TEMPS DE L’AVANT
© ONF

On retrouve donc 2 films de fiction et 4 documentaires, qui bénéficieront d’une distribution spéciale. D’une part, ils bénéficient d’une distribution com­munautaire très poussée, (caractéris­tique de la distribution à l’ONF) à l’inté­rieur du programme Société nouvelle/ Challenge for Change. On engagera des animateurs formés spécialement pour sillonner la province et le pays, si besoin est, avec les films en question afin de présenter ces films et susciter une animation autour d’eux. Les ani­mateurs auront pour travail non seule­ment de susciter l’animation, mais éga­lement de dépister les groupes auxquels on pourra présenter ces films. Par exemple LE TEMPS DE L’AVANT sera présenté en milieu exclusivement masculin à plusieurs reprises, et on produira des documents à la suite de ces diverses distributions avec anima­tion, répertoriant et classant les com­mentaires des spectateurs et les résul­tats de ces expériences d’animations avec divers groupes. Les dossiers de distributions sont très intéressants à consulter et ils font partie intégrante du phénomène que constitue “En tant que femmes” à titre de programme spécial. La distribution de ces films passera également par les télévisions, et cette présentation à la télévision sera couplée à la diffusion dans les jour­naux régionaux de même que ceux des grandes villes comme Montréal et Québec, de questionnaires auxquels les gens sont invités à répondre. On pou­vait répondre à ces questionnaires en les retournant à l’ONF, ou en partici­pant à des lignes ouvertes après la présentation des films. Ce fut une cueillette de “feed-back” extrêmement intense, exclusive à la série “En tant que femmes”, et qui constituera une partie de l’intérêt très grand du phéno­mène “En tant que femmes” comme tel. Encore ici, il existe des documents où l’on a colligé toutes les réponses aux questionnaires et les participations aux lignes ouvertes, après la présen­tation des films. D’autre part, la série “En tant que femmes” est extrê­mement importante pour les femmes-cinéastes du Québec, parce qu’elle constitue un premier déblocage au niveau de la réalisation. Il est évident que le déblocage se limite à l’ONF, mais il n’en constitue pas moins une première porte ouverte au niveau de la réalisation.

Pourquoi ce déblocage-là doit-il passer par Société nouvelle? Premiè­rement, parce que comme Société nouvelle bénéficie de fonds à 50% venant de l’ONF et à 50% venant de divers ministères, il est moins problé­matique d’investir dans des réalisa­tions de femmes, des productions dont on pense qu’elles auront une distri­bution moins large, étant donné, pense-t-on toujours l’étroitesse du public visé. D’autre part Société nou­velle a exprimé ainsi sa volonté d’ac­corder une certaine priorité aux femmes depuis la commission “Bird”, et finalement c’est l’aboutissement de nombreuses demandes des femmes à l’intérieur de l’ONF. On en profite pour satisfaire ces demandes prévoyant l’arrivée en 1975, de l’Année interna­tionale de la femme. En général, c’est quand même un déblocage qui per­mettra l’existence à la fois de femmes- cinéastes au Québec et de films faits par des femmes pour des femmes, et au sujet des femmes, et qui permettra au public de faire connaissance avec ce type de documents. C’est égale­ment un début à la réalisation pour Hélène Girard, ce n’est pas un début pour Anne Claire Poirier et Mireille Dansereau, mais c’est quand même un premier moyen-métrage pour Aimée Danis à l’exclusion des films tournés pour la télé et c’est un début de partici­pation, à ce qui s’appelle le tournage d’un film et la préparation d’un film pour bon nombre de femmes.

On note ensuite durant les années 1970, plusieurs possibilités d’approche concernant la situation des femmes dans le domaine du cinéma. Ce­pendant il est très intéressant de cons­tater que les femmes, par le biais de Société nouvelle toujours, auront accès au monde de la vidéo et ce monde de la vidéo continuera à être exploité par les femmes encore au­jourd’hui. C’est une petite parenthèse dans le monde du cinéma, mais qui est très importante dans l’histoire des femmes réalisatrices qui s’expriment dans le monde de l’audiovisuel au Québec. La première expérience de vidéographie des femmes se retrouve à l‘ONF, où des secrétaires, des récep­tionnistes, de téléphonistes, des recherchistes décident d’avoir accès elles aussi aux moyens d’expression audiovisuels, et ne se voyant pas la possibilité de tourner en cinéma, de­mandent de tourner en vidéo, de­mandent d’avoir accès à un pro­gramme spécial de vidéo pour elles, plus ou moins en parallèle avec l’expé­rience du Vidéographe qui sera mise sur pied à Montréal par Robert Forget. Je dis plus ou moins en parallèle, en ce sens qu’il y a une coïncidence du point de vue des dates, mais le lien entre les deux n’est pas un lien très formel ni un lien de structures. Pourquoi la vidéo intéresse-t-elle les femmes à ce point- là? Et pourquoi en parler? Premiè­rement parce qu’on a dit du vidéo, qu’il était beau, bon, pas cher, et que c’était un moyen idéal de s’exprimer quand on avait pas la possibilité de faire du cinéma. Il faudrait peut-être se poser la question: “Est-ce que ces productions sont belles, bonnes et pas chères”? Premièrement est-ce que c’est beau? Tout le monde sait que, esthétiquement parlant, on n’a pas la même qualité visuelle avec la vidéographie qu’on peut obtenir avec le 16mm et, bien entendu, avec le 35mm. La définition de l’image est beaucoup moins nette que le film lui-même. D’autre part quand on dit qu’il est bon on peut se référer à sa facilité. C’est un fait que la vidéographie est facile à apprendre, facile à manipuler, elle demande des équipes réduites, et est rapide d’uti­lisation. Elle permet une grande mobi­lité, et elle permet une chose qui est extrêmement importante pour les femmes et c’est la possibilité de l’uti­liser dans le milieu, d’en faire un outil d’intervention sociale. Déjà avec “En tant que femmes”, on sentait la né­cessité au niveau des films de cons­truire, de bâtir des documents avec les gens et pour les gens et d’une certaine façon, par les gens. Et c’est également ce qu’on retrouve avec le monde de la vidéo. C’est une des caractéristiques de la vidéo cette facilité de l’utiliser dans le milieu, de même que la facilité de distribution et d’animation dans le but d’une discussion ou d’une cueil­lette de feedback. Cette caractéristi­que de la vidéographie, fera en sorte que plusieurs femmes se serviront de ce médium pour exprimer ce qu’elles ont à dire qu’elles ne peuvent pas ex­primer dans le milieu du cinéma. L’as­pect “démocratisation du cinéma” ex­trêmement important pour les femmes en tout cas, et qu’on ne peut retrouver au niveau du film, pourra être expéri­menté dans le monde de la vidéo. Chez les groupes de vidéo qui existent ac­tuellement, c’est-à-dire Le groupe d’in­tervention Vidéo à Montréal, “Vidéo Femmes » à Québec et chez plusieurs autres groupes (l’énumération serait trop longue), on constate à l’intérieur de ces groupes un intérêt très fort pour les thèmes qui reviendront dans le monde du cinéma des femmes: l’ac­couchement, l’avortement,.la santé, la violence, les garderies, la sexualité, le féminisme, les mouvements féministes et l’enregistrement des manifestations de femmes. Après ce petit écart dans le monde de la vidéo, si on revenait à 1970.

Une des premières choses que l’on remarque, c’est qu’à partir de 1970, l’histoire des femmes dans le cinéma devient l’histoire de personnalités. C’est-à-dire que, déjà, on a des têtes d’affiche, et des têtes d’affiche qui vont d’une certaine façon occulter le regard qu’on peut porter sur l’ensemble du cinéma des femmes. (Je ne veux pas du tout m’attacher aux thèmes qui sont traités par les femmes, je laisse ce sujet à Louise Carrière.) Il y a trois possibilités pour les femmes dans le monde du cinéma, actuellement, et ce sont les mêmes finalement que pour les hommes. On retrouve tout d’abord des femmes dans le cinéma artisanal. Ces femmes fonctionneront à peu près de la même façon que les hommes, c’est-à-dire en allant chercher des sub­ventions ou des bribes de sous et d’in­vestissements personnels privés un peu partout. On note, par exemple, dans les conseils d’administration de l’ACPAV (dont on a parlé ce matin) la présence de femmes de façon presque régulière. Ce phénomène que cons­titue le cinéma artisanal, permet aux femmes de tourner leur premier film de la même façon que ça le permet aux hommes hors industrie, (puisque, comme on le verra, l’industrie étant ex­trêmement hiérarchisée, ce sont des gens avec des back-ground extrê­mement sûrs qui pourront tourner des films et à qui on confiera des budgets). Comme les femmes ont derrière elles des expériences qui ne sont la plupart du temps pas très diversifiées ou pas énormes, il leur sera très difficile de travailler dans l’industrie cinématogra­phique à titre, en tout cas, de réalisa­trices. D’autre part, on remarque que les femmes ont pris une place très im­portante dans un secteur qui est presque à côté de ce qui s’appelle la cinématographie comme telle, c’est-à- dire dans le monde de la distribution, en particulier avec Cinéma libre, Les films du Crépuscule, etc. où des femmes comme Sylvie Groulx ont fait leur marque et continuent de le faire d’ailleurs. Le monde du cinéma ar­tisanal est un monde bien particulier qui ne reflète pas nécessairement l’entièreté de la production cinématogra­phique au Québec et qui ne reflète pas également l’entièreté des réalisations de femmes au Québec.

Pour revenir au monde de l’industrie privée. Il est assez amusant de faire des “petites statistiques” au niveau des membres par exemple du Syndicat na­tional du cinéma au Québec, où on re­groupe les gens par métier. On se rend compte que sur 12 personnes inscrites à titre de scriptes il y a 12 femmes, sur 3 personnes apprenties scriptes, il y a 3 femmes, sur 10 secrétaires de production, il y a 8 femmes, sur 36 personnes inscrites au montage, il y a 10 femmes, sur 46 assistants de production, il y a 13 femmes. Il y a donc évidemment des postes où on retrouve plus de femmes. Et il y a donc des postes où l’on retrouve évidemment moins de femmes. A la caméra par exemple, sur 41 inscriptions on re­trouve une femme, sur 39 inscriptions à l’assistance à la caméra on retrouve 0 femme, sur les apprentis assistants-caméramen qui sont en liste dans le bottin du syndicat, on retrouve 1 femme sur un total de 17. La même chose dans le secteur du son où il n’y a aucune femme qui fait de la prise de son sur 22 hommes, et une femme per­chiste sur 10 hommes. Ce cloison­nement reflète encore le cloison­nement qu’on avait remarqué au niveau de Renaissance films et de Québec productions en 1950 et reflète également les constatations et les con­clusions auxquelles en arrive le docu­ment de l’Office national du film sur l’égalité des chances à l’Office. Bien sûr, quand on prend la liste des personnes inscrites à l’Association des réalisateurs de films, on retrouve quand même 19 femmes. Mais les cri­tères ou exigences pour devenir membre sont : avoir réalisé un film d’un minimum de 30 minutes, qu’il soit de fiction ou de direct, en 16mm ou 35mm, de sorte que le fait qu’il y ait 19 femmes inscrites au bottin est très peu significatif. D’autre part, dans l’indus­trie privée, dans les compagnies de production on relève plusieurs noms de femmes aux postes de secrétaires de production, de directrices de production et de secrétaires trésorières. On retrouve une femme présidente de compagnie et c’est Aimée Danis. (A moins évidemment de prendre les petites compagnies de production où il n’y a que des femmes.) Il y a donc, encore là, des postes qui sont féminins, c’est-à-dire l’assistanat, le secrétariat, l’administration: les femmes perpétuellement derrière les hommes qui seront, eux, les “créa­teurs”.

D’autre part à l’analyse des biogra­phies des réalisatrices, (je me réfère à “Copie Zéro » publié par la Cinéma­thèque), on a des petites surprises! Des petites surprises auxquelles on s’at­tendait, bien entendu, mais quand même…

Sur 54 femmes, 16 ont fait de la re­cherche avant d’être réalisatrices, 23 ont fait du cinéma d’animation, et 13 ont fait du montage. Est-ce à dire que la recherche, l’animation ou le montage sont des étapes par lesquel­les il faut absolument passer avant d’accéder à la réalisation? La réponse est peut-être “oui” puisqu’il n’y a qu’une seule femme qui n’ait exercé ni l’une, ni l’autre de ces activités et qui soit réalisatrice (toujours dans le ré­pertoire colligé par Copie Zéro). Au niveau des constantes, on se rend compte aussi que les femmes réalisa­trices sont très scolarisées: beaucoup ont fait des études universitaires allant même jusqu’au doctorat ou au cumul de maîtrise dans les domaines de la communication, de l’éducation, des lettres, des beaux-arts, de la philoso­phie et des domaines tout à fait exté­rieurs au monde du cinéma, comme la physique, les mathématiques, la socio­logie, les sciences politiques, etc. Pour ce qui est des expériences de travail, on se rend compte, comme je le disais plus tôt que beaucoup de femmes ont fait de la recherche, du cinéma d’ani­mation, (en industrie privée, ou à l’Of­fice national du film). Et du montage, en parallèle avec leurs activités de réa­lisation. Beaucoup ont de l’expérience dans le domaine du théâtre et du cinéma, devant la caméra, les deux plus connues étant bien entendu Luce Guilbeault et Micheline Lanctôt.

Plusieurs ont fait de l’administration et de la production : les deux plus connues étant Anne Claire Poirier et Louise Carré qui a réalisé tout récem­ment “ÇA PEUT PAS ÊTRE L’HIVER ON N’A MÊME PAS EU D’ÉTÉ”. Plusieurs femmes sont également passées par les postes de scripte et d’animatrice à la télévision, de secré­taire, etc. D’autre part au niveau des réalisations, en terme de dates c’est à partir de 1977 qu’on commence à pouvoir noter les réalisations de femmes avec un s. Avant on se re­trouve avec 1 réalisation en 72,1 en 73, 1 en 75, 1 en 76 et ensuite en 77 on en retrouve 3, en 78, 1, en 79, 4 et en 80- 81 on en retrouve 7. Autre caractéristi­que (ça fait beaucoup de statistiques, mais pour moi les statistiques portent en elles l’évidence des conclusions qu’on peut en tirer) il y a 1 film en super 16 et deux films en 35 mm, les autres étant exclusivement des films en 16mm. D’autre part pour qu’une femme soit considérée comme ci­néaste, il faut qu’elle ait tourné un long métrage ou qu’elle ait derrière elle plusieurs réalisations alors que ce n’est pas nécessairement le cas du côté des hommes. Par exemple on va parler de “cinéaste” en faisant réfé­rence à un caméraman, comme pas exemple M. Protat ou un preneur de son comme M. Beauchemin, alors qu’on ne parlera pas de cinéaste quand on parlera de Monique Crouil­lère qui est caméra-woman, de Suzanne Gabori qui était caméra-woman, et on ne parlera pas de ci­néaste quand on parlera des femmes qui sont à l’enregistrement du son, comme par exemple Esther Auger, etc.

Je disais plus tôt qu’à partir de 1970, l’histoire des femmes dans le cinéma au Québec devient l’histoire de personnalités aussi ai-je relevé quel­ques noms de personnalités dont j’ai­merais vous parler de façon assez suc­cincte. Par exemple, parlons de Miche­line Lanctôt. Dans la “tradition” des femmes cinéastes, elle a commencé d’abord par faire du cinéma d’anima­tion à titre d’intervaliste et elle a été co­médienne dans de nombreux films Québécois dont LA VRAIE NATURE DE BERNADETTE, LES CORPS CELES­TES, SOURIS, TU M’INQUIÈTES, DUDDY KRAVITZ, TI-CUL TOUGAS, MOURIR À TUE-TÊTE, avant d’arriver à réaliser son film L’HOMME À TOUT FAIRE. Mireille Dansereau, elle, est ti­tulaire d’une licence ès-lettres de l’Uni­versité de Montréal, et a étudié au Royal College of Art à Londres, avant de revenir ici avec en poche son expé­rience de cinéaste à Londres et les quelques films étudiants tournés là-bas. De retour au Québec, elle parti­cipe à la fondation de l’Association coopérative de productions audio­visuelles et tourne quatre longs métra­ges LA VIE RÊVÉE, J’ME MARIE, J’ME MARIE PAS, FAMILLE ET VARIA­TIONS, et L’ARRACHE-COEUR, le premier film de femme tourné en 35mm. Aimée Danis, par exemple, me semble également une cinéaste impor­tante. Elle a commencé comme scripte à Radio-Canada, a fait du montage chez Claude Fournier, et a réalisé une quantité presque industrielle de bandes publicitaires chez Onyx Films, avant de fonder avec Guy Fournier Les Productions du Verseau, dont elle est présidente. Elle a aussi été présidente et vice-présidente de l’Association des producteurs de films du Québec. C’est une femme dont on parle très peu, mais elle a quand même réalisé plusieurs moyens et courts métrages, et travaille dans le film publicitaire, etc. Mais qui a entendu parler de Aimée Danis comme réalisatrice? Très peu de gens et je trouve que c’est dommage. Je voudrais vous parler de deux autres cinéastes, Paule Baillargeon dont on verra cet après-midi en fin de journée, ANASTASIE OH! MA CHÉRIE. Elle a d’abord fait des études à l’Ecole natio­nale de théâtre et a fondé avec un groupe de gens travaillant dans le monde du théâtre le Grand cirque ordi­naire. Elle a joué dans plusieurs films avant de réaliser LA CUISINE ROUGE, (c’est probablement le long métrage qui porte le plus à discussion parmi les longs métrages tournés par des femmes au Québec). Et finalement je veux vous parler d’Anne Claire Poirier. Titulaire d’une licence en droit à l’Uni­versité de Montréal, elle a fait des études en théâtre et a fait de la radio et de la télévision (en particulier à Femmes d’aujourd’hui). Elle est le producteur exécutif et l’initiatrice de la série “En tant que femmes”.

Quelques conclusions sur la situa­tion des femmes dans le cinéma au Québec s’imposeront. Il y a peu de films qui se tournent au Québec il est donc un peu normal qu’il y ait peu de films de femmes. Ceci dit, il y a également peu de femmes qui ont la possibilité de tourner des films au Québec. Les femmes se retrouvent surtout dans les secteurs de la production ou du cinéma d’animation, au secrétariat et à l’assistanat, c’est-à-dire non seulement derrière la caméra, mais derrière les hommes avant d’avoir enfin accès au fameux déclencheur de la caméra. D’autre part, une femme-cinéaste c’est nommément une femme-réalisatrice alors que l’homme-cinéaste peut être de son côté cameraman, ingénieur du son, scénariste, etc. Il y a peu de femmes dans les métiers techniques, uniquement parce qu’on ne permet pas aux femmes d’apprendre le manie­ment de la caméra. On a donc une atti­tude très paternaliste vis-à-vis des femmes, on leur dit : “Vous êtes très faibles physiquement, c’est bien bien lourd une caméra, les petites filles. Vous allez avoir mal au dos, c’est vrai­ment terrible”. On mythifie énormé­ment les appareils, en parlant par abréviation, en parlant par code d’une certaine façon, de façon à éloigner les femmes de ces espèces d’énormes boîtes, presqu’explosives. D’autre part quand une femme a enfin accès aux métiers techniques, on attend d’elle qu’elle soit meilleure qu’un homme sauf qu’on lui donne tellement moins la possibilité qu’un homme de faire ses preuves et de faire sa pratique, que fina­lement on peut lui reprocher de ne pas être aussi compétente qu’un homme. Les femmes qui ont accès à ces métiers, n’y ont accès que très lente­ment, elles gravissent les échelons à un pas de tortue, un pas de limace, un pas de colimaçon, toutes les compa­raisons sont permises ici! Et il y a éga­lement peu de femmes qui persistent dans ce travail dans le milieu du cinéma, par exemple à titre de caméra- women ou d’ingénieur de son) parce qu’elles doivent se battre doublement: à titre de technicienne et à titre de femme. On a vu des hommes de­mander à des femmes de ne pas porter de jeans sur les lieux du tournage! S’il y a quelqu’un qui demande à son camé­raman de ne pas porter de jeans en si­tuation de tournage, j’aimerais qu’il me le présente, ça me ferait plaisir! Bien peu de femmes trouvent que ça vaut la peine finalement de se battre conti­nuellement pour rester dans ce secteur et elles finissent par disparaître de la profession. Comme Suzanne Gabori qui était une excellente camérawoman, mais qui ne tourne plus.

D’autre part, il y a une conclusion qui m’apparaît extrêmement intéressante c’est que les sujets de femmes sont marqués à l’heure de l’intervention sociale. Elles tournent à titre de femmes, à titre de cinéastes, à titre d’ê­tres humains et à titre de Québécoises. Chaque film tourné par une femme semble être le résultat d’une recherche personnelle ou d’une recherche de groupe. Dans tous les cas, c’est le résultat d’une lutte, que ce soit au niveau de la recherche ou au niveau de l’obtention des possibilités de tourner. Finalement, cette discrimination est une discrimination “ à la petite semaine”, elle n’est pas très claire, pas très évidente et se fait sous forme de sous-entendus. Ceci dit la production des femmes au Québec me semble être la production cinématographique parmi la plus intéressante des dernières années. Quand on parle de sujets passéistes, de sujets folkloriques, je pense que si l’on regarde la production des femmes, on constate qu’elle s’inscrit au contraire, dans le présent. L’HOMME À TOUT FAIRE s’inscrit dans le présent, MOURIR À TUE-TÊTE s’inscrit dans le présent, CA PEUT PAS ÊTRE L’HIVER ON N’A MÊME PAS EU D’ÉTÉ de même, et je pense que les femmes s’inscrivent dans le présent parce que leur passé est constitué de batailles continuelles. Même si personne n’en est mort, je pense que ces luttes caractérisent les productions de femmes au Québec ! Ceci dit je vous invite à me bombarder de questions.

Micheline Lanctôt réalisant L'HOMME À TOUT FAIRE
Micheline Lanctôt réalisant L’HOMME À TOUT FAIRE
Coll. Cinémathèque québécoise

Zuzana Pick : Il y a seulement une chose que je voudrais dire ce n’est pas une question, c’est peut-être seulement un commentaire. Dans ta conclusion, tu as dit quelque chose de sûrement très important. Tu as parlé de ce qui est vrai­ment positif dans le cinéma des femmes. Le tableau histori­que du cinéma de femmes est très négatif. C’est un tableau qu’on connaît bien. Mais je crois que c’est un tableau dans lequel on pourrait peut-être relever un ou deux points. La première chose que j’ai noté c’est que dans les tableaux his­toriques tu mettais en évidence très clairement que c’était seulement à l’intérieur d’une régie d’État que les femmes avaient eu accès aux moyens de production, et précisément au moment où non seulement l’état canadien, mais tous les états du monde sont prêts à récupérer certaines revendi­cations féministes à l’occasion de l’Année internationale de la femme. Il me semble qu’en prenant ces chances qu’on leur donnait de faire du cinéma, et de prendre en main les moyens de production, les femmes auraient dû s’attendre à ce qu’il y ait une certaine récupération par les têtes d’affi­che, par les femmes représentantes de ce cinéma, et qu’en fin de compte il y aurait aussi ces petites manifestations : « O.K. les filles, allez-y, vous êtes bien capables. On va vous aider un petit peu parce que c’est votre année!” Donc, il me semblait que dans ta présentation, peut-être que tu le penses, j’en suis presque sûr, mais il me semble c’est une chose qu’il aurait fallu analyser à l’intérieur d’une “histoire” des femmes cinéastes au Canada, au Québec. On pourrait même, je crois, couvrir d’une manière beaucoup plus large la récupération politique à l’intérieur d’une régie d’État, comme l’ONF.

J.D. : Je pense que la série “En tant que femmes” constitue une récupération politique et c’est le bonbon donné aux femmes par l’Office national du film, en prévision de l’Année internationale de la femme. Sauf que, comme toujours, quand on donne un bonbon aux femmes (et je pense que c’est une caractéristique des femmes) elles savent très bien s’en servir et en faire une espèce de tremplin vers autre chose, et c’est ce qui s’est produit. Fort heureusement! D’autre part, je pense qu’il faut également souligner qu’il y a des femmes qui ont réussi à faire des films à l’extérieur de ce cadre-là, et en particulier dans le domaine de l’industrie privée. Je pense que “En tant que femmes” a été une espèce de déblocage social important en ceci que le public a pu se rendre compte qu’une femme pouvait tourner un film intéressant et intelligent et pas nécessairement limitatif au niveau de l’intérêt, c’est-à-dire excluant les hommes. Bien sûr, cet historique et cette mise en situation doivent se faire en parallèle avec l’historique de l’histoire des femmes au Québec ou de l’histoire du féminisme au Québec égale­ment et de l’histoire des femmes dans le cinéma au Québec, c’est double et triple à la fois. C’est l’histoire des cinéastes au Québec, c’est l’histoire du cinéma au Québec et c’est l’histoire des femmes au Québec, et c’est pour cette raison que ça devient si difficile pour les femmes d’être femmes-cinéastes. Alors quand on offre un bonbon aux femmes bien sûr qu’elles sautent dessus, et disent “merci beaucoup”. Mais quand elles se rendent compte que ce n’est qu’un bonbon, elles se disent: bon, ce n’est pas grave… Je vais m’en servir, je vais l’étirer le plus longtemps possible il va me servir de tremplin vers autre chose”. C’est ce qui s’est passé avec “En tant que femmes”. Malheureusement comme il y a marasme général dans le cinéma au Québec actuellement ce marasme-là atteint également les femmes. Mais il ne faut pas nier le fait qu’il y a également des femmes qui ont réussi à percer à l’extérieur des cadres de l’ONF et à l’extérieur du programme “En tant que femmes” de Société Nouvelle/ Challenge for change.

Z.P. : Donc l’importance que tu as donnée à la série “En tant que femmes” c’était parce que ça donnait lieu disons, vrai­ment à l’éclosion…

J.D. : Pour moi, c’est vraiment un moment-charnière. C’est la première fois qu’on présentait des films de femmes à la télé­vision et au grand public en disant: « Ce sont des films de femmes qui parlent aux femmes, qu’en pensez-vous?”. Au niveau du sujet, de la qualité, etc. C’était la première fois qu’ouvertement on parlait des femmes à titre de réalisa­trices et ça me semble très important pour les femmes-cinéastes du Québec.

Réal LaRochelle : Je voulais te demander d’abord ce que tu penses de l’arrivée des femmes dans le cinéma, arrivée que tu situes à la fin des années 60, début des années 70. Dans quelle mesure elle est liée au mouvement de lutte des femmes au Québec. (Louise me dit que c’est son exposé, bon, je pourrais peut-être attendre tantôt… Mais c’est juste pour qu’on ait une idée…) Est-ce que cette inscription-là, cette arrivée-là des femmes dans le cinéma était comme un aboutissement d’autres luttes, ou si c’était le début de ces luttes?

J.D. : Non, c’est nécessairement l’aboutissement. Si tu prends juste pour le plaisir toutes les publications Médium-Média de Société nouvelle/Challenge for Change. Il y a une lettre du directeur du personnel de l’Office national du film au sujet des femmes cinéastes à l’ONF. La lettre est très hu­moristiquement commentée, en marge, par des femmes de Société nouvelle et en particulier de “En tant que femmes: les commentaires disent : “Attention, c’est bien beau, ce Monsieur nous dit qu’il nous a donné la possibilité de nous exprimer dans “En tant que femmes”, mais il a fallu se battre pour l’obtenir. C’est l’aboutissement de nos luttes. C’est l’aboutissement de nos demandes et de la préparation de ces films-là, préparation qui remonte à 70. Mais c’est effecti­vement une histoire de luttes. Il n’y a rien qui ait été donné de façon gratuite aux femmes, mais “En tant que femmes” s’inscrit nécessairement dans la reconnaissance pour les femmes qu’elles ont quelque chose à dire, et qu’elles veulent prendre les moyens pour le faire. (Louise en traitera un peu plus tantôt).

R.L. : Je voudrais essayer d’éclaircir autre chose, même si je pense que tu as donné l’essentiel de la réponse là-dessus, malgré tout. Tu as signalé la présence de beaucoup de femmes dans le cinéma artisanal et dans un cinéma qui, dans la crise générale du cinéma, subit les mêmes contre­coups, fait face aux mêmes difficultés que le cinéma des hommes. Est-ce que, à cause de cette situation objective, tu penses qu’il y a un peu plus de chance que s’installe une sorte de compréhension mutuelle, ou de meilleure unité entre les hommes et les femmes, ou si tu penses que malgré ça la discrimination persiste ou va s’accentuant? Autrement dit, le fait de vivre cette discrimination économique, est-ce que ça a (un peu) aidé les hommes et les femmes à se rap­procher dans une meilleure compréhension de leur situa­tion ou si c’est aussi pire qu’avant?

J.D. : Personnellement, j’ai l’impression qu’en situation de crise les gens ont tendance à sauver leur peau plutôt que celle des autres. De sorte que les hommes-cinéastes essaient de sauver leur peau, mais si par hasard il arrive que, effectivement, il y a une femme-cinéaste qui collabore avec eux, ils ne vont pas lui mettre des bâtons dans les roues, plus qu’il ne le faut. Dans la mesure où elle ne leur nuira pas! Mais je pense que ce n’est pas gagné pour les femmes ni dans le cinéma artisanal, ni dans le cinéma gou­vernemental, ni dans l’industrie privée. Quand, je disais tantôt que l’on demande à une femme camérawoman de ne pas se balader en jeans et de ne pas fumer en public, ce sont des choses que l’on ne demande absolument pas à un homme dont le nombre de rapiéçages sur les jeans est une espèce de preuve et de garantie de ses compétences à la caméra! Je ne pense pas que ça soit la même chose pour les femmes. Et ces choses-là persistent. Quand on présente Mme Unetelle cinéaste “fort jolie d’ailleurs”, par exemple, je me demande ce que le “fort jolie » fait là. Personnelle­ment, je me considère insultée quand on me présente comme étant “fort jolie ». Je pense que j’ai d’autres compé­tences derrière ça et que c’est quand même pas mal plus important que le fait d’être jolie ou non. Quand on te présen­tera comme étant “fort beau” j’accepterai qu’on me présente comme “fort jolie”. Ça, c’est mon petit côté fémi­niste… En tout cas pour ce qui est des cinéastes, ces choses existent et se vivent au jour le jour. J’en parle comme de dis­crimination “à la petite semaine”. Il y a ces choses-là et des situations qui vont plus loin, aussi, finalement. Par exemple un scénario présenté par une femme doit être meilleur qu’un scénario présenté par un homme. Mais elle a souvent moins de films à son actif, on lui reconnaît donc moins de compétence. C’est le syndrome des “Saucisses Hygrade ». Je pense que c’est inévitable.

Pierre Véronneau : Je voudrais d’abord amener une infor­mation, parce que c’est quelque chose qui n’est pas connu. J’en ai glissé un mot ce matin dans mon exposé, mais ç’a passé comme ça… Au Service de ciné-photographie du Gouvernement du Québec, on note la présence de Dorothée Brisson, puis de Suzanne Caron qui vient se joindre à elle; ces femmes-là ont réalisé des films au milieu des années 50. Elles sont les premières réalisatrices francophones québé­coises qui aient vu le jour dans cette belle province. Et pour­tant elles sont complètement ignorées. Pour ce qui est de Suzanne Caron, elle a quitté parce qu’elle s’est mariée, comme c’est souvent le cas! Dorothée ne s’est jamais mariée, et elle travaille toujours pour le gouvernement du Québec. Quand on l’interroge là-dessus, elle est très sur­prise qu’on s’intéresse à son activité de réalisatrice parce que ç’a passé si vite; au milieu des années 50, il y avait très peu de monde et qu’il fallait quelqu’un fasse le montage, la synchronisation et le bout de commentaire, bref assurent la réalisation. Puis après, quand on a engagé un peu plus de monde, elles ont repris des métiers “secondaires”. Elles sont comme étonnées, et en même temps heureuses, qu’on reconnaisse leur activité. Je pense qu’il faut rendre leur juste part à ces deux femmes, et surtout à Dorothée Brisson.

À propos de ton commentaire par rapport à l’intervention de Réal, sur ce qui se passe en temps de crise, lorsque les coudes se serrent, je voudrais raconter une anecdote. L’an passé, il y a des postes qui se sont ouverts à l’ONF. L’ONF, pour des raisons tout à fait politiques, a engagé de façon permanente plus de femmes-cinéastes. Il y a des cinéastes qui ont été très agressifs, très offusqués par le fait qu’on engage tant de femmes et surtout des gens comme Tahani Rached : “Qu’est-ce qu’elle fait? Ce n’est pas une bonne ci­néaste; moi, j’ai des longs métrages derrière moi, j’ai quelque chose! etc.” C’est là une indication du chauvinisme d’un certain nombre de réalisateurs même s’ils ne le disent pas très clairement. On a voulu retordre la barre par le choix, effectivement politique, d’engager plus de femmes que d’hommes, afin de rétablir un peu l’équilibre. Tous ceux qui croyaient que leur carrière s’ouvrirait parce qu’enfin, il y avait des postes de réalisateurs disponibles, ont « pris leur trou” et ils étaient très malheureux. Je pense que c’est une information intéressante malgré son aspect potin.

Dans le même ordre d’idée, fréquentez un peu les réalisa­teurs. Demandez-leur: “Tu prépares un film? Quelle équipe auras-tu?” “Personne, spontanément ne dira qu’il veut une camérawoman ou un preneur de son-femme. Sponta­nément il pensera: “Quel homme est disponible sur le marché pour ces postes?” Jamais: “Quelle femme?” Tu soulignais que les femmes vont être obligées d’accorder des fonctions à des femmes pour leur donner la possibilité de faire leurs preuves parce que spontanément, c’est ce qui se passe, les hommes les boycottent dans certains postes, même ceux qui se disent non chauvins, non paternels et les plus “ouverts” au monde! Dans les faits, quand ils sont mis en face de leur oeuvre, de leur création, ils osent rarement risquer que leur création soit “mise en danger” par le fait qu’une femme touche à une caméra ou un Nagra!

Je voudrais te poser une question. Est-ce que dans le cinéma d’animation, puisqu’on va voir un film d’animation, est-ce que tu décèles le même “pattern” ou trouves-tu qu’il y a une plus grande ouverture aux femmes? Et si oui, pour­quoi est-ce différent dans ce cinéma?

J.D. : Bon. Je n’ai pas de statistiques en main, précises, quand aux hommes cinéastes dans le cinéma d’animation. Ce que j’ai surtout noté pour ce qui est des femmes, c’est que, d’une part, avant d’arriver à la réalisation, même en animation, la plupart ont passé par des stades de coloristes, d’intervallistes, etc. et d’autre part, qu’elles ont également, parallèlement, fait du montage, la plupart du temps. Ce­pendant, ce qui me fascine à ce niveau-là, c’est le nombre de réalisatrices qu’on retrouve dans le domaine de l’anima­tion. Dans ce domaine où on retrouve toutes les qualités qu’on a toujours considérées comme très féminines, c’est- à-dire la patience, la minutie, etc. Et c’est un des rares sec­teurs où les femmes, dans le milieu du cinéma en tout cas, ont une possibilité de création aussi grande, où elles ont autant de liberté d’expression. On va d’ailleurs retrouver des femmes dans tous les types de cinéma d’animation, à partir bien entendu d’Evelyn Lambart qui a travaillé longtemps avec Norman McLaren et qui réalise ses propres films à l’oc­casion, en passant par des grandes créatrices dans le domaine du cinéma d’animation comme Caroline Leaf, Francine Desbiens, etc. Sur cinquante-quatre femmes ré­pertoriées dans le Copie Zéro il y en a vingt-deux qui sont réalisatrices d’animation, ou à tout le moins qui ont colla­boré à quelques films d’animation. Ce qui me semble carac­téristique, c’est que justement elles n’occupent pas des postes “glamour” ce qui est “glamour” c’est faire du cinéma commercial “hollywoodien” ou de grandes séries qui sont vendues à la télévision. Or ce n’est pas ce que les femmes font. Elles réalisent des choses, de très belles choses, mais leurs productions ne sont pas “glamour”. On a des femmes comme, par exemple Anik Doussau, qui travaillent dans le monde de la réalisation. Cette dernière travaille énormé­ment, mais les productions “glamour” le nom de la “boîte” où elle travaille. Elle est complètement cachée derrière ces réalisations. On ne compte plus les postes où les femmes sont présentes, sont efficaces, sont créatrices, dans le monde du cinéma et, pourtant, on ne les voit pas, on ne les connaît pas. Elles ne sont pas des têtes d’affiche aussi “gla­mour” que les hommes. Tout le monde a entendu parler de Co Hoedeman, mais Francine Desbiens, Véronika Soul et Caroline Leaf par exemple, les gens connaissent beaucoup moins. Tout le monde connaît Norman McLaren, mais très peu de gens connaissent Evelyn Lambart. Or ils ont travaillé conjointement durant nombre et nombre d’années. Les femmes sont toujours cachées derrière la stature des hommes. Je ne sais pas si c’est parce qu’ils sont plus grands ou plus larges, la question reste à se poser! Les femmes sont soit devant la caméra soit derrière la caméra et derrière les hommes. Comme si elles n’avaient pas la force ou la compétence de mettre le doigt sur le fameux bouton qui fait déclencher la caméra. Sauf dans les cas où effecti­vement ce ne sont pas des postes qui sont “glamour”. C’est une caractéristique.

Jean-Claude Jaubert : Ce n’est pas vraiment une question. C’est un commentaire que je voudrais faire à la suite de ce que disait Réal et de ce qu’a dit Zuzana, un peu du genre ou du type historique. C’est que pour moi, la série “En tant que femmes” est plus qu’un bonbon. Je voudrais la comparer à ce qui a été réalisé à l’Office national du film à peu près 10 ans auparavant. C’était la série “La femme hors du foyer” qui était une série, je crois…

J.D. : Réalisée par des hommes!

J.C.J. : Exclusivement, par des hommes! Je ne sais pas quelle lecture on faisait en 64 des films de cette série. Mais, moi, je me suis amusé à faire plusieurs fois, avec une classe, une lecture du film IL Y EUT UN SOIR, IL Y EUT UN MATIN qui, je crois, est de Pierre Patry. Cette histoire de “femmes hors du foyer”, je crois qu’elle a servi à donner bonne cons­cience à l’ONF pendant au moins quelques années. Pour­tant la lecture de ce film-là, est très claire: la femme hors du foyer c’est une catastrophe. Parce qu’au bureau plus personne ne travaille, on essaie de draguer la femme ou on est jaloux de ses promotions. A la maison, c’est un désastre: le mari ne parle même plus à sa femme, il part en Floride et, elle, elle reste, son enfant la culpabilise parce qu’elle rentre tard…, enfin, vous voyez! C’est donc une lecture extrê­mement négative de la femme hors du foyer. Et l’ONF d’ail­leurs dans son catalogue, a conservé la description de ce film. Elle est assez caractéristique, car on pose des ques­tions comme: “Mais pourquoi faut-il qu’il y ait dans l’esprit de la femme des questions?” La description du film est né­gative.

J.D. : Oui, mais c’est un homme qui l’a réalisé.

J.C.J. : Oui, c’est un homme qui l’a nettement écrit. Donc je crois que cette série “En tant que femmes” même si elle a été récupérée c’est quand même une récupération moyenne et douce en comparaison de ce qui pouvait se passer à l’ONF dix ans auparavant.

J.D. : Oui, à mon sens de toute façon c’est une récupération double. C’est une récupération par le système politique, par Y Office, c’est évident. Et c’est notre bonbon de l’Année inter­nationale de la femme, mais on s’en est drôlement bien servi pour débloquer vers autre chose, et c’est pour ça que, à mon sens, cette série-là est extrêmement importante. Là- dessus, Pierre commence à paniquer, le temps coule, le temps file et je pense qu’on a un petit court métrage.

IL Y EUT UN SOIR, IL Y EUT UN MATIN de Pierre Patry (1964)
IL Y EUT UN SOIR, IL Y EUT UN MATIN de Pierre Patry (1964)
© ONF

R.L. : Je veux juste ajouter un petit commentaire, pour finir. Tu as souligné tantôt que, à ton avis, durant ces dernières années, le cinéma qui était peut-être le plus dynamique, le plus vivant, c’était celui que font les femmes… Je suis content de l’entendre dire, d’une certaine façon. Parce qu’il me semblait qu’avec mes étudiants dans mon cours de cinéma québécois, on en était presque arrivé à la même con­clusion. Autrement dit, ce n’est pas qu’il n’y ait pas de ci­néastes “hommes”, plus ou moins vieux, (des jeunes aussi, beaucoup,) qui aient fait des choses intéressantes, mais on dirait que depuis quelques années il n’y a pas eu des films vraiment percutants, vraiment marquants à peu près à tous les points de vue, thèmes sociaux, luttes, cinématographie, etc. Et il me semble effectivement pouvoir en tirer une pre­mière conclusion (qui servira peut-être pour de futurs bou­quins de cinéma,) et c’est que ces années-là ont été mar­quantes pour les femmes dans le cinéma québécois.

J.D. : Qu’est-ce que tu veux! Quand on donne un bonbon à une femme, elle s’en sert pour autre chose! 75 ç’a été notre année, ’80 ce sera notre décennie! C’est tout à fait ça! Et les femmes sont en train de dire aux hommes : “Tenez-vous donc un petit peu! Nous autres on se tient, et on est “tan­nées” de vous tenir en plus!” C’est à peu près ça.


Cet article a été écrit par Jocelyne Denault. Elle enseigne au Cegep de St-Laurent.