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Le cinéma d’André Blanchard

Quand Jean Pierre Lefebvre parle d’un cinéma national qui tienne comp­te des réalités économiques de notre pays, sans doute a-t-il en tête, entre autres, les films d’André Blanchard, L’HIVER BLEU et BEAT, par opposition aux gros films à millions produits à Toronto ou à Montréal.

Pour ma part, je réalise, si je m’arrête un moment, que parmi les films canadiens des dix dernières an­nées qui m’ont touché, la plupart étaient des films à petit budget. Et je suis persuadé qu’on a tort de penser que le manque d’argent a pour consé­quence la disparition des standards professionnels d’un film; pas plus d’ailleurs que lesdits standards professionnels ne sont une garantie d’accès au marché.

BEAT a été fait en 1975 et a coûté 12,000$ L’HIVER BLEU, plus am­bitieux, plus travaillé aussi, a coûté 80,000$ et vient se joindre à une liste de films remarquables tournés avec un très petit budget : GOIN’ DOWN THE ROAD, THE ONLY THING YOU KNOW, BAR SALON, THE HARD PART BEGINS, RÉJEANNE PADOVANI, L’ANGE ET LA FEMME, OUTRAGEOUS, et pratiquement toute l’oeuvre remarquable de Jean Pierre Lefebvre.

La première chose qui frappe dans BEAT, aussi bien que dans L’HIVER BLEU, c’est leur profonde ap­partenance régionale. L’action, dans les deux films, se passe en Abitibi — plus précisément dans la ville minière de Rouyn-Noranda et ses environs; et le paysage physique et psychologique des lieux n’est jamais nié, ou effacé. Au contraire, on a le sentiment qu’il existe une relation intime entre Blanchard, la région et ses habitants. De fait, Blanchard leur rend hommage. Nous avons affaire à des gens d’Abitibi: leurs problèmes sont spécifiques, iden­tifiables, inscrits dans un lieu précis; ils n’en sont évidemment pas moins un­iversels. Chaque plan, chaque person­nage, chaque situation traduit cette sensibilité, cette complicité de Blanchard avec son sujet.

L’Abitibi est une zone de régression chronique: une large portion de la jeunesse vit du Bien-être social ou de l’assurance-chômage, et, dans l’apathie, a devant elle un avenir économique fort limité. BEAT traduit éloquemment cette absence de débouché : c’est un portrait des drop-out” de Rouyn-Noranda qui s’articule autour du personnage d’Yvon, un “pusher” de la place, de ses copains et de ses connaissances. L’ennui de la vie abitibienne semble ici quelque chose d’inévitable. Rouyn est une petite ville isolée qui, en dehors des tavernes et des salles de billard, a peu de choses à offrir à ses jeunes.

Yvon, malgré les remontrances de ses parents et les efforts d’un con­seiller en main-d’oeuvre qui voudrait lui redonner confiance en soi, refuse de travailler, préférant vivre en marge de la société avec ses amis. Sa vie est libre de toute obligation, même s’il vit avec une copine, Diane. Diane est d’ailleurs aussi désorientée qu’Yvon. Au début du film, alors qu’on la voit au bureau de l’assurance-chômage, il est évident qu’elle attend peu de choses de la vie; qu’elle a peu d’exigences et qu’elle veut rester extérieure aux choses. Elle vit sur la défensive, se méfie du monde extérieur et protège jalousement Yvon des autres femmes.

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Coll. Cinémathèque québécoise

BEAT commence véritablement à s’articuler avec l’apparition de Jocelyne, amie de longue date d’Yvon. Elle est à l’antipode de Diane. Vivante et énergique, elle semble mieux con­venir à Yvon. Comédienne, elle par­court la région avec une troupe locale qui pratique un théâtre d’intervention et tente d’entrer en communication avec la population.

Tandis que Diane est craintive face à la vie et aux relations interpersonnelles — on la voit s’enfermer dans son ap­partement à maintes occasions, scènes qui illustrent la nature défen­sive de sa personnalité — Jocelyne est tout à fait l’opposé, extravertie, elle ne connaît pas les peurs qui hantent la vie de Diane.

Alors que Diane vit une existence solitaire, Jocelyne, de son côté, aime la compagnie des gens, elle vit et travaille avec des gens. Enfin, tandis que Diane veut fuir, de là sa proposition de partir pour Vancouver, Jocelyne, elle, est in­timement liée à l’Abitibi.

Bien qu’il n’en soit pas tout à fait conscient, Yvon est pris dans un dilem­me : choisir entre ces deux femmes. Yvon est un être complexe. Il est in­telligent, on ne peut en douter, mais la société n’a pas réussi à canaliser son énergie. Il s’est essayé à la sculpture et ensuite à la peinture, mais tout cela n’a pas vraiment réussi à capter son in­térêt. Son expérience en milieu scolaire l’a rendu cynique, il décide donc de s’en tirer le plus facilement possible: devenir “pusher”. Vendre de la drogue lui permet de survivre tout en restant en marge d’une société qu’il déteste profondément. Il a en lui un peu de l’enfant qui refuse de vieillir.

A un moment donné, Jocelyne lui parle des valeurs et des idéaux qu’il a perdus. Il se sent trahi parce que ces idéaux ne valent plus rien pour lui désormais, le monde des adultes s’é­tant avéré plus complexe qu’il ne l’avait cru.

Il se laisse aller à des rêveries sur la meilleure façon de dépenser un million de dollars ou bien il s’amuse à trans­former en imagination les cheminées de Rouyn en restaurants pivotants pour touristes américains.

Il a une aventure avec Jocelyne, mais, à la fin du film, on le revoit avec Diane dans des scènes qui présagent mal pour l’avenir de leur relation. Cette réconciliation demeure pour moi, l’aspect le plus énigmatique du film. Après avoir suivi Jocelyne qui a quitté le party avec une amie, Yvon espionne les deux femmes qui font l’amour dans les champs. Il ne peut accepter sa ‘‘polygamie”, semble-t-il. Mais son sentiment de trahison est en partie mêlé d’envie. Néanmoins, sa récon­ciliation avec Diane aura pour consé­quence de limiter son épanouisse­ment. De retour au party, Diane lui ap­prend qu’elle est enceinte. Il ne peut l’accepter. Il réussira à maîtriser sa colère uniquement lorsque, soulagé d’un poids énorme, il apprendra que c’était une mauvaise blague pour tester son amour. Le dernier plan du film nous montre Yvon de retour dans les tavernes en train de boire avec des amis. Ils mettent fin à leur tapage à l’arrivée de la police et une bagarre éclate. On voit Diane qui tente de l’arrêter. C’est l’éclatement d’une colère sans but, un geste insensé.

Yvon : Bertrand Gagnon
Yvon : Bertrand Gagnon
Coll. Cinémathèque québécoise

Cette dernière séquence parle pour le reste du film. BEAT demeure un film de frustration et de colère, offrant en apparence peu de solutions. La fuite est associée à Diane et a par conséquent une connotation négative. L’at­titude de “drop-out” et d’indifférence est personnifiée par Yvon, lui-même pris au piège et incapable de se développer véritablement. Jocelyne demeure le seul personnage du film chez qui on peut voir un potentiel de croissance, d’épanouissement. Mais malgré cela je trouve l’attitude de Blanchard ambivalente face à Jocelyne et à la troupe de théâtre. Ils possèdent une vitalité qui contraste fortement avec les fainéants de BEAT, et par­ticulièrement avec Diane. Leur exhubérance est contagieuse, même Yvon s’y laisse prendre. Ils veulent entrer en communication avec la po­pulation. Ils vont même jusqu’à dis­tribuer des tracts aux passants les invi­tant à assister à leur pièce. Mais leur théâtre est abstrait et narcissique, compliqué et frivole. Peu de gens vont y assister. Les thèmes qu’aborde Blanchard sont peut-être le reflet d’un questionnement, qui commence à l’ab­sorber, sur son rôle et celui de son art, en Abitibi par exemple.

L’HIVER BLEU aborde des ques­tions similaires, mais c’est un film plus achevé et plus confiant. Le deuxième film de Blanchard couvre un sujet semblable, mais d’une façon beaucoup plus complète et complexe. BEAT se déroule l’été sous un soleil suffocant alors que les premières scènes de L’HIVER BLEU nous montrent un paysage glacé par la froidure du vent d’hiver. Le contraste ne pourrait être plus frappant.

L'HIVER BLEU
L’HIVER BLEU
© Cinak

Deux jeunes femmes, des sœurs, quittent la ferme de leurs parents pour aller vivre à Rouyn-Noranda. Christiane veut poursuivre ses études au collège de la région; Nicole, de son côté, veut gagner de l’argent pour pouvoir voyager. La dialectique du film est incarnée dans ces deux person­nages : Christiane qui retourne aux études, fait l’expérience de la vie en commune à Rouyn et s’éveille à l’action politique; Nicole, plus centrée sur elle- même, qui trouve un emploi d’abord comme serveuse, laisse la commune où elle avait emménagé avec sa soeur et part pour l’Amérique du Sud à un moment donné. Le film dans son entier et les questions qu’il soulève tournent autour des deux soeurs, des choix qu’elles font et des conséquences de ces choix.

Pour Christiane, Rouyn est une oc­casion de s’engager de nouveau dans la société; la lutte ne fait que com­mencer pour elle tout comme pour Jocelyne de BEAT. Alors que Nicole veut s’échapper, s’évader tout comme Diane dans BEAT (ressemblance qu’a fait ressortir Blanchard en prenant la même comédienne pour incarner les deux rôles). Pour Christiane, Rouyn est une ouverture sur un engagement, contrairement à Nicole qui ne peut pas s’adapter. Finalement, la vie en Abitibi offre soit la possibilité d’un engage­ment soit le contraire — la stagnation, l’ennui et la frustration.

L’HIVER BLEU traite, d’une part, de la dislocation et de la dégénérescence et de l’autre, de la régénération. Le film dans son entier est imprégné d’un sentiment de décadence, con­trebalancé par un certain nombre de solutions qui pointent avec force vers l’avenir. Ce qui est passif ou statique est considéré comme inhibiteur alors que ce qui est actif contient une force potentielle de libération. La création in­dividuelle comme les dessins de Nicole ou la poterie de Michel ont peu de liens avec la société (tout comme les sculp­tures d’Yvon dans BEAT) alors que les actions communautaires, plus par­ticulièrement la manifestation des travailleurs accidentés, sont présentées comme des gestes positifs en vue d’un changement. Voilà une différence  majeure entre les deux films. L’ambivalence qu’on retrouvait dans BEAT face au rôle du groupe de théâtre dans la société est disparue dans L’HIVER BLEU.

Blanchard utilise des images puis­santes de détérioration tout au long de L’HIVER BLEU, mais en dernière analyse, le film est centré sur la nais­sance, la renaissance d’un de ses per­sonnages. Christiane est placée dans des situations qui lui offrent plusieurs possibilités, différentes façons d’agir face à l’Abitibi, ou qui inversement lui ferment des portes durant son proces­sus de découverte. Cet élément stati­que, mais néanmoins fébrile, est con­stamment maintenu en contrepoint. La maison de Rouyn est le centre de sa vie, mais son cheminement est évoqué par des voyages. D’innombrables prises de vues de la campagne défilent sous nos yeux tout au long du film: le voyage à Val d’or, le trajet lorsqu’elle retourne chez ses parents, le parcours pour se rendre à l’école chaque jour. Le film est un parcours symbolique. C’est frap­pant dès la première séquence quand les deux soeurs, chaussées de raquet­tes, partent pour Rouyn traînant derrière elles leur toboggan contenant leurs objets personnels. Les valeurs du passé se désintègrent et ne s’appli­quent plus. La vieille tour en bois de la mine abandonnée illustre bien la détérioration et la décadence. L’ordre économique semble en voie de se transformer; ces tours, pâles symboles du dynamisme et de la prospérité, ont été abandonnées et jetées dans l’oubli. Des maisons sont à vendre, la terre est recouverte de neige, les choses sont apparemment inertes. Mais en même temps, rien n’a vraiment changé: les fonderies modernes ont tout simple­ment remplacé les vieilles tours et la musique électronique dissonante qu’utilise Blanchard s’associe autant avec les temps nouveaux qu’avec les anciens.

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L’HIVER BLEU (Maison à la campagne)
© Cinak

Les liens familiaux se désintègrent aussi. Nicole et Christiane, jadis in­séparables, s’éloignent lentement l’une de l’autre pour ne se rencontrer que par hasard ou encore, vers la fin du film, pour se dire adieu. Mais l’exemple le plus frappant de la fragmentation de la famille québécoise, catholique et jadis monolithique, est bien illustré dans la scène de l’anniversaire de mariage des parents des deux soeurs. Le bienveillant curé du village qui préside le repas à un bout de la table discourt sur la stabilité de la famille, le bonheur, la santé morale. Pendant ce temps d’énormes tensions transparais­sent entre les différents membres de la famille. Pour illustrer ces tensions, Blanchard a placé Christiane et son père à un bout de la table avec, à l’autre bout, la mère et le curé. Christiane, assise à côté de son frère ouvrier, fait face à son frère aîné, médecin, et à la femme de celui-ci.

Le curé, qui a perdu contact avec ce qui se passe, ne remarque pas l’inconfort et l’animosité qui augmentent et gâchent le repas. Il n’est rien d’autre que le symbole, le porte-parole des valeurs traditionnelles. La puissance et la signification de l’Église ont décliné de façon significative jusqu’au point où celle-ci est pratiquement méconnais­sable; Blanchard présente le curé habillé d’un complet et d’une cravate, il est en quelque sorte “défroqué”.

L’antagonisme de Christiane face à son frère aîné est étroitement lié à son éveil politique. Elle considère qu’en tant que médecin, il exploite les gens en exigeant des honoraires trop élevés. Elle parle de la nécessité d’une médecine populaire. Il est, lui, plus égotiste et égoïste faisant une distinc­tion très nette entre lui et la com­munauté. Les valeurs de la famille, jadis hiérarchiques et unanimes, se sont effondrées pour être remplacées par le doute et l’affrontement. Le dîner d’anniversaire ne révèle pas moins le grand attachement que porte Christiane à son père, un homme qui rêve de posséder un lopin de terre sans clôtures. “Pourquoi ne pouvons- nous pas être comme les jeunes?” se demande-t-il. Cette affection filiale est par ailleurs éphémère et évasive. Leur relation est marquée par une solitude inéluctable, sentiment que renforce Blanchard en montrant les deux qui s’étreignent, en flash-back, dans la scène où Christiane revient seule à Rouyn. D’autres instants de tendresse et de rencontre sont teintés de tristes­se, de réflexion et de séparation. Les gains balancent les pertes.

Si, tout au long du film, on voit Nicole se replier sur elle-même, se cloisonner et restreindre ses possibilités, on voit au contraire Christiane s’engager et tenter de définir ce que sera sa vie. Elle progresse loin de sa famille et recherche l’expérience de la vie à la coopérative. En fin de compte, elle ne trouve pas de réponses, mais c’est une étape importante dans sa vie qui lui permet d’entrer en rapport avec des gens et de confronter des idées. Avec Michel, elle se rend à Val d’Or où elle participe à une ligne de piquetage. C’est le premier geste vers un engage­ment politique.

Le Père Léo Cantin
Le Père Léo Cantin
© Cinak

Tout au long de L’HIVER BLEU, Blanchard intercale des scènes d’un groupe de travailleurs de la Fédération des travailleurs accidentés qui, en colère, manifestent devant le bureau de la commission des accidents du travail. Au début, ces scènes nous désorientent. Elles ne semblent nulle­ment reliées au récit de Nicole et Christiane. Elles sont hors contexte, nous faisant voir un autre monde, une autre réalité. On voit le leader de ce groupe de manifestants s’occuper de problèmes réels, propres à la région — une indemnité pour les travailleurs ac­cidentés souffrant de silicose ou d’amiantose. Ses revendications sont spécifiques, concrètes et concernent la population.

Alors que les deux sœurs font du pouce pour se rendre à l’anniversaire de mariage de leurs parents, un hom­me d’affaires de l’endroit les prend dans sa voiture. C’est un entrepreneur en construction qui commence par vanter les mérites de son énorme auto américaine pour ensuite faire des avances à Nicole. Bien qu’issu du même milieu et ayant le même âge que le chef syndical, le film le présente comme un être égoïste et borné. Il est centré sur sa région ce qui l’amène à dire que “les patrons devraient venir d’ici, ils sont mieux que les patrons anglais”. Christiane n’est pas dupe et comprend immédiatement que seuls ses intérêts le préoccupent. Elle rejette son point de vue et l’accuse de vouloir remplacer une exploitation par une autre.

D’une certaine façon, les attitudes et les actions de ces deux hommes sont le reflet de l’écart qui existe entre Christiane et Nicole.

Ces deux “réalités” apparaissent à maintes reprises dans L’HIVER BLEU. Dans une scène, deux femmes robustes et plus âgées se joignent à la manifestation pour diriger l’interpréta­tion d’une vieille chanson syndicale qui exhorte les travailleurs à se battre pour leurs droits. La mention de la silicose et de l’amiantose situe bien le cadre de la chanson. En parallèle, Blanchard nous présente une autre chanson, celle-là interprétée par un groupe de musi­ciens locaux qui jouent dans les cabarets. C’est une chanson d’amour typique, vide de sens. La scène est prise de telle sorte qu’elle sépare les chanteurs du public qu’on ne voit pas. Les chanteurs sont dos à la caméra. La présentation du chant syndical est tout à fait l’opposé. Il rassemble les gens, unit le groupe et il est motivant. Le groupe fixe la caméra, c’est à nous qu’il chante cette chanson.

La manifestation des accidentés du travail
La manifestation des accidentés du travail
© Cinak

Vers la fin du film, on voit Christiane qui a plusieurs choix à faire. Ce sont des choix, qui, nous le sentons, af­fecteront le cours de sa vie. Elle écoute d’abord très attentivement une discus­sion politique entre étudiants. C’est alors qu’elle rencontre Lise, une fem­me réfléchie et engagée politiquement. Une amitié naît de cette rencontre. Les deux rencontrent Anne, une femme que nous n’avions qu’entrevue jusqu’ici; dans une scène antérieure, elle ma­quillait bizarrement une jeune fille. Il y a un ton vaguement narcissique dans cette scène quand elles parlent de Montréal, un sentiment d’évasion dans leur attitude. Alice est une comédienne pour qui seules les émotions comptent.

Elle justifie sa vie de cabaret qui, dit- elle, lui permet d’avoir des rapports émotifs avec les gens. Lise et Alice défendent des positions diamétrale­ment opposées, l’une est rationnelle et intellectuelle, l’autre est émotive et subjective. La force de L’HIVER BLEU, c’est que Blanchard ne prend pas posi­tion.

Christiane pressent que son avenir est lié à Lise qui commence à lui parler de l’histoire de la région, de la mine et de ses origines. Elle parle en termes généraux, reliant l’Abitibi au reste du monde. Vers la fin du film, elles pas­sent près du bureau des accidents de travail où les ouvriers avaient piqueté. Elles tentent de pénétrer dans l’im­meuble, mais un policier leur bloque la voie. Elles épient par la fenêtre, ex­clues de ce qui se passe à l’intérieur, mais néanmoins curieuses. Cette scène résume le film. Les deux réalités vont bientôt se rejoindre.

Christiane n’est pas encore active dans la lutte, mais nous sentons que sa curiosité la mène dans cette voie.

La dernière partie du film nous con­firme que, oui, Christiane a réglé quel­que chose dans sa vie. Nicole est finalement partie pour l’Amérique du Sud, elle s’est évadée. Michel demande à Christiane de l’accom­pagner à Gaspé durant l’été, c’est une autre forme de fuite. Le personnage de Michel est d’une certaine façon désorganisé, apathique et non engagé même s’il enseigne au collège de la région. Son enseignement n’est pas relié à la réalité. (En fait un ennui et un manque d’à-propos général dominent les scènes du film qui se déroulent dans la classe.) Mais Christiane rejette l’offre; elle s’est trouvé un emploi pour l’été à Rouyn. Elle a emménagé avec Lise et quitté le collège. C’est ici, en Abitibi, qu’elle se sent chez elle. Michel part, l’écran appartient à Christiane. Elle sélectionne une chanson dans le juke-box qui exprime non seulement ses sentiments, mais aussi ceux de Blanchard. La chanson parle de choses qu’on ne peut changer — la neige en janvier, les feux de forêt au printemps, le vent sur le Saint-Laurent —, mais elle demande aussi pourquoi les choses sont comme elles sont. “Parfois je me demande pourquoi cer­tains l’ont et d’autres pas — IL FAUT QUE ÇA CHANGE! »

Christiane Lévesque dans L'HIVER BLEU
Christiane Lévesque dans L’HIVER BLEU
© Cinak

Alors que BEAT finit sur une colère sans but, sur une note de frustration, L’HIVER BLEU termine sur une déter­mination calme, mais profonde à rester et à faire marcher les choses. Mais plus important encore, on ne met plus en relief le cynisme d’Yvon, mais la rêveuse idéaliste qu’est Christiane. Dans BEAT, Yvon accuse Jocelyne, une autre rêveuse, d’être incapable d’affronter la vie. Dans L’HIVER BLEU, c’est Christiane qui affronte la vie alors que c’est Michel, l’homologue d’Yvon dans ce film, qui veut partir. Ce renversement de situation ne ressort pas aussi clairement que je l’exprime, mais c’est une reformulation significative de la thématique fon­damentale des deux films de Blanchard. En fait, il soulève les ques­tions et les problèmes de la région de l’Abitibi avec doigté. Autant BEAT que L’HIVER BLEU décrivent les événe­ments de tous les jours et parlent de gens qui tentent de définir graduelle­ment leurs vies. Ils accomplissent de petites étapes. Blanchard considère qu’il ne peut y avoir aucun changement sans cela.

(Traduit de l’anglais d’après le texte original)


Cet article a été écrit par Piers Handling. Historien et critique, il travaille à l’Institut canadien du film.