La vidéo et la mort
“Le style ONF, c’est révolu!”
André Lamy
“Kill the NFB ? Are you a bunch of idiots ?”
Norman Jewison
Qui veut la mort de l’ONF ?
Je viens de visionner, pour un projet d’émission de télévision, plus de cent films de l’Équipe française. Sans jamais m’ennuyer, ou presque. Il est vrai que Werner Nold, au fil de ses années de travail comme monteur, avait fait une sorte de présélection mentale commode. (C’est toujours les mêmes qui s’ennuient!). Cent films, vingt-cinq ans de cinéma. Un Festival des films du monde à moi tout seul. Bravo.
J’avais déjà fait une boulimie semblable à Toronto, au milieu des années 60, alors que j’avais vu quatre-vingt-dix films underground en trois jours. J’en avais d’ailleurs été si malade que j’avais dû prendre le même nombre de jours de repos dans un Holiday Inn. Trois jours de bêtise visuelle exaltée, propulsée à cent décibels, c’est trop. Mais j’ai compris une fois pour toutes que la recherche de l’originalité à tout prix est non seulement vaine, mais qu’elle aboutit au conformisme le plus plat, le plus fade, comme c’est le cas aujourd’hui pour les vidéoclips. Conformisme axé sur l’anticonformisme. Normal.
Comment cela se passe-t-il?
Je crois que l’idée générale de nouveauté (obligatoire) écrase toutes les idées particulières qu’un auteur peut avoir et que, dès lors, plus il s’efforce d’être imaginatif, plus son produit manque d’imagination. C’est la désolation bienheureuse, le pointillisme cathodique navrant. Car les vidéoclips ne sont pas le début d’un style nouveau, ils sont la fin d’un genre insignifiant. Quand il y en a un bon, c’est une erreur.
Je sais qu’une bonne partie de notre élite intellectuelle pense qu’il en est ainsi des films de l’ONF jusqu’à croire qu’une sorte de caractère commun, ombreux, énigmatique unit tous les films, les rendant tous semblables. L’expression “Les films de l’Office…”, dans la langue du milieu, désigne des œuvres ternes comme la lune les soirs de pluie. Il y aurait un style ONF, un seul, tout gris et immédiatement reconnaissable. Et ce style dominerait la personnalité des cinéastes à tel point que ceux-ci, victimes d’une sorte d’hérédité culturelle implacable, n’hériteraient que de caractères secondaires.
Premier préjugé contre l’ONF : la grisaille artistique
Mais après avoir vu le même soir IXE-13, BÛCHERONS DE LA MANOUANE, MARIO, RECTANGLE ET RECTANGLE et LA NUIT DE LA POÉSIE, je vous demande : Où est le style commun? Où sont les gènes de la parenté secrète? L’absence de parenté est évidente, au contraire. Je crois que la confusion provient de la paresse intellectuelle qui persiste à croire que l’ONF abrite une grande famille unie, bureaucratique, consacrée à l’audiovisuel. Ou pire encore, les élèves bien sages d’une école de cinéma. Ah, l’école! L’uniformité du savoir! L’apprentissage en commun! Les personnalités en formation! La redécouverte des Rocheuses et du radium chaque année!
Deuxième préjugé : l’ONF est une école.
L’ONF n’est pas une école, surtout pas une école de cinéma. Où sont les professeurs? Où sont les élèves? L’ONF est si peu une école que le premier film d’un réalisateur, ou son deuxième, est presque toujours son meilleur. En tout cas, il n’est pas moins bon que ceux qu’il réalise après. Pierre Perrault arrive à l’ONF en 1962 et tourne tout de suite POUR LA SUITE DU MONDE. Arthur Lamothe, BÛCHERONS DE LA MANOUANE. Gilles Groulx, après s’être vu refuser la possibilité de terminer NORMÉTAL à son goût, tourne LES RAQUETTEURS et surtout GOLDEN GLOVES. Qui apprend le cinéma à qui? LE CHAT DANS LE SAC marque peut-être un progrès des idées sociales par rapport à GOLDEN GLOVES (ce qui n’est d’ailleurs pas sûr) mais certainement pas un progrès au niveau de la cinématographie ou, si vous aimez mieux, de la grammaire cinématographique. Cette idée d’école vient d’on ne sait où et a la vie dure, mais Arthur Lamothe lui a fait un sort définitif dans une interview.
L’ONF n’est même pas une école de producteurs. Jacques Bobet, dont il ne viendrait idée à personne de contester la compétence, a été meilleur dès son premier film. Il a su créer tout de suite une amicalité sereine (et les jalousies nécessaires!) qui a permis aux cinéastes doués de s’exprimer immédiatement, en totalité, dans une œuvre originale. Ainsi Fernand Dansereau. Ainsi Jacques Godbout. Et ainsi les autres… L’idée d’école est une idée impolie, malveillante et absolument contraire à la vérité, inventée sans doute pour diminuer les mérites de tout le monde. Quoi, des cinéastes d’école? Des producteurs scolaires?
Quand un journaliste me demande de définir l’ONF, je réponds tout simplement : une maison de production. Son rôle? Produire des films. Avec qui? Des gens de cinéma. Le Rapport Applebaum-Hébert 1, dans son esprit même, est fondé sur les préjugés que je mentionne. C’est un travail triste, sournois et qui prend ombrage de la réalité en ayant l’air de regarder le soleil.
Troisième préjugé : la vidéo ou la mort.

© ONF
Dans son rapport, La politique du film et de la vidéo, l’ancien ministre des Communications, Francis Fox, souhaite que l’Office devienne un centre national de formation et de recherche dans l’art et la technique du film et de la vidéo. Et de la vidéo! Voilà un autre préjugé qui s’exprime, et combien plus insidieux celui-là : le cinéma, art désuet et moribond, sera sauvé à point nommé par la bonne fée Télévision. Mais si on y regarde de près, sans préjugé, c’est le contraire qui arrive : le cinéma sauve la vidéo partout. Essayez mentalement d’imaginer un marché de cassettes vidéo sans l’atout des longs métrages? Essayez d’imaginer une télévision privée ou d’État sans l’apport des films à la programmation? Que resterait-il? Les sports? Les téléromans? L’information? Est-ce que cela ferait une culture? Les films sont les seuls objets à tromper avec une constance magnifique la censure quasi totale des chaînes de télédiffusion.
D’ailleurs, comparer cinéma et vidéo est une absurdité. L’arrivée du signal visuel électronique est un phénomène d’une ampleur qui rappelle la montée des grandes religions dans le monde. En tout cas, ce signal pénètre et transforme les consciences, établit de nouveaux codes moraux et, en fin de compte, change la vie elle-même. Le spectacle vidéo n’a pas de fin, c’est pourquoi il n’est pas uniquement un spectacle; il ne recherche pas toujours la beauté, c’est pourquoi il n’est pas un art.
Je dis cela pour démasquer le méchant petit bonhomme qui se cache sous le mot vidéo, au bout de la phrase officielle de Francis Fox. Ce méchant petit bonhomme me terrorise : il veut la mort du cinéma en général et la mort de l’ONF en particulier. Un étudiant, un vrai, me demandait l’autre jour (à Concordia) s’il devait se diriger plutôt vers la vidéo ou le cinéma. J’ajoute qu’il venait d’apprendre, à sa grande surprise que THRILLER de Michael Jackson avait été réalisé sur pellicule Eastmancolor 35mm, par un réalisateur de film chevronné. Sur le coup, je n’ai pas saisi toute l’ampleur de sa question, et j’ai répondu par une échappatoire, en citant René Dubost : “Connaît-on mieux le printemps pour avoir vu un arbre en fleurs à la télévision?” Mon étudiant fera de la vidéo, car il croit aux prophéties technologiques et ne croit pas au printemps. Un jour il disparaîtra, happé par l’anonymat officiel au bout d’un corridor, un dossier fait par traitement de texte sous le bras intitulé Pourquoi la télévision payante a échoué.
Pour moi, c’est clair : la mort de l’ONF passe par la vidéo. Et le pire, c’est que les auteurs de textes officiels ne le savent même pas. Autrement, ils feraient la seule chose sensée : refaire de cet organisme un organisme de production vivant, créateur, quitte à le transformer. Au lieu de cela, ils se réunissent, parlent de satellites, soulèvent les problèmes que va poser l’écran de mille lignes, cherchent à cerner le contenu canadien dans les émissions de télévision futures, etc. Croyant parler de l’avenir, ils parlent du passé. Faut-il leur rappeler que la première émission de télévision a eu lieu en 1936, à Londres (40 ans seulement après la naissance du cinéma!). Ils croient que les techniques sont difficiles, et que la vie est simple, alors que c’est exactement le contraire. Les nouvelles caméras de télévision peuvent être manipulées par un enfant de 5 ans. Et les satellites, c’est la facilité eucharistique. C’est l’art qui est difficile.
Quatrième préjugé : les cinéastes veulent faire un cinéma d’auteur, inutile et dépassé, en se servant de l’ONF.
Comment reprocher aux cinéastes de l’ONF de faire des films gris, anonymes et sans personnalité, et leur reprocher en même temps de vouloir un cinéma personnel? Que craignent nos administrateurs? Un coup d’état par les Cahiers du Cinéma?
La meilleure explication est souvent la plus terre à terre. Ceux qui cultivent les antennes paraboliques comme des plantes rares détestent profondément, je crois, les artistes. Leur frivolité, leur impénitence. Leurs idées libertaires. Leur conscience de cristal. Ah, qu’il était bon le temps des vrais délinquants qu’on pouvait jeter en prison, pour avoir brisé la vitrine d’un antiquaire, rue Crescent!
Autre question : à quoi bon faire une “politique de producteurs”, si on tue en même temps la maison de production la plus compétente du pays? Là encore, l’explication est simple : l’ONF veut faire des films, eux veulent faire des affaires. Il y a conflit, conflit dont on souhaite avec raison un règlement hâtif : tout le cinéma passe aux mains des marchands, qui tous auront accepté le totalitarisme du “hardware” et qui, dans leurs villas cossues, veilleront sur leur empire électronique morne, froid, plutôt bête.
Qui veut la mort de l’ONF ? Pas moi. Ni le peuple. Ni les gens de la télévision. Pas même Michael Jackson!
Note : Je m’aperçois que je n’ai pas parlé directement de la Cité du Cinéma, dont je ne connais d’ailleurs pas bien le dossier. Mais j’aimerais dire ceci : l’excès d’argent et de facilité, tout autant que le manque d’argent, peut contribuer à tuer le cinéma. Ça s’est vu en France, en Allemagne, en Israël et même chez nos voisins du sud. Walt Disney disait : “I don’t make films to make money. I make money to make films.” Et il ajoutait : “Malheureusement, mes films sont devenus trop chers… même pour moi!” On peut répondre que l’excès d’argent ne risque pas de se produire ici mais, d’une certaine manière, c’est une fausse réponse, car le gros de l’argent risque peut-être d’aller à la mauvaise place? Dans des équipements démesurés, par exemple? Syndrome de la vidéo, encore une fois?
Cet article a été écrit par Gilles Carle. Il débute à l’ONF en 1961. Il s’établit dans le privé en 1966 en tant que producteur-réalisateur et y réalisera plusieurs longs métrages. Il revient tourner occasionnellement à l’ONF.
Notes:
- Louis Applebaum, musicien anciennement à l’emploi de l’Office. ↩