LA TURLUTE DES ANNÉES DURES
L’Histoire revisitée par le cinéma
Pour qui s’intéresse aux rapports entre l’histoire et le cinéma, la pertinence d’un film comme LA TURLUTE DES ANNÉES DURES, de Richard Boutet et Pascal Gélinas (1983), ne fait aucun doute.
Voilà un film qui s’inscrit à la fois sous le signe de l’histoire de notre cinéma et en rapport avec l’histoire de notre société. D’une part, il assume le riche héritage du cinéma direct dans sa forme documentaire la plus dépouillée, tout en lui proposant une voie de sortie, parmi d’autres, une possibilité de renouvellement pour mieux rejoindre son public potentiel; par ailleurs, il interroge le passé, en refusant de cultiver le folklore pour lui-même, en refusant le regard nostalgique, simplement pour tenter d’y trouver des éléments d’analyse de la situation sociohistorique actuelle.
L’histoire officielle souffrira toujours de quelque défaut, et, plus encore, sa représentation au moyen d’une image tout aussi officielle: univocité des témoignages, androcentrisme, etc. Afin d’échapper aux pièges de cette histoire officielle, les cinéastes ont misé d’entrée de jeu, et radicalement, et sur la tradition orale et la mémoire populaire pour interroger ce passé. Entre deux interprétations, ils ont choisi celle qui n’avait pas encore été consignée, celle qui n’avait pas encore eu voix au chapitre. Par eux, le cinéma devient ainsi, rétroactivement, témoin de l’histoire, de notre histoire. Ce faisant, il apporte aussi sa contribution à la constitution du mythe, désormais polymorphe.
Au plan proprement cinématographique, ils ont choisi d’assumer en partie l’héritage du direct tout en lorgnant du côté du spectacle. Ainsi, pour aborder ce phénomène de la Crise des années 1930 (les années dures), ils ont rejeté d’emblée le commentaire off ou l’exposé «savant» qui accompagne encore trop souvent ce type de film à caractère historique et qui prétend à l’objectivité, et ils ont plutôt choisi de structurer leur film sur les récits et les chansons populaires racontées et interprétées le plus souvent par les narrateurs mêmes, se substituant ainsi à ce commentaire. De fait, ces nombreuses chansons «de circonstance» (et extraits de chansons) et autant de récits tirés de la mémoire populaire favorisent une lecture, voire une interprétation des documents d’archives (films et photos) qui les accompagnent et ponctuent le récit. Chansons, récits et documents s’appellent et se répondent, renforçant l’authenticité de leurs témoignages.
Pour extirper des souvenirs qui souvent se confondent avec un sentiment de honte et d’humiliation, les réalisateurs ont eu l’intelligence de mettre en situation les intervenants. Et cela fonctionne parfois admirablement: quand Arthur Salvail, à l’Armée du Salut, raconte, avec une gêne encore présente, ses premières expériences de mendicité. Là, on est loin de l’entrevue de studio maladroite, guindée et superficielle. Rappelons que la mise en situation, qui laisse place à l’imprévu, consiste à placer les intervenants dans un environnement et un contexte psychologique propices à l’expression. En l’occurrence, elle va ici jusqu’à favoriser un retour aux sources, en confrontant les témoins sur les lieux mêmes de leurs expériences passées.
Par contre, pour échapper aux difficultés et aux limites de l’interview spontanée, les cinéastes ont cru bon de procéder à une certaine mise en scène qui, elle, laisse peu de place à l’imprévu et qui a pour effet de chasser souvent le naturel de certains intervenants qui se déplacent et témoignent pour et en fonction de la caméra : il n’est pas certain que ce soit là une tentative heureuse ni qu’on y gagne au change en tant que spectateur. À la limite, une telle pratique de la mise en scène pourrait aller, dans l’esprit du spectateur, jusqu’à remettre en cause l’authenticité des témoignages ainsi recueillis…
Quoi qu’il en soit, cette confrontation des témoignages subjectifs, face à la caméra, de ceux qui ont vécu l’époque concernée, avec les preuves objectives (photos et films d’archives) de ces événements a pour effet d’actualiser en quelque sorte pour nous la représentation de cette réalité passée, en faisant un «spectacle» («une tragédie musicale des années 30», titrait la publicité) qui parvient à faire oublier la rigueur de sa recherche, qui s’adresse à la fois à la sensibilité et à l’intelligence, et qui s’interdit de ce fait de verser dans la sensiblerie, le misérabilisme et le folklore.
Certes, «l’objectivité» des images d’archives est en soi relative, et d’autant plus ici qu’elles se trouvent traversées et par le point de vue des intervenants qui ont vécu la Crise de plein fouet, et par celui des réalisateurs qui en tirent aussi une interprétation quant à la crise actuelle.
Le «message» passe à travers l’agencement des images (actuelles ou d’archives), des récits et des chansons choisis par eux. C’est dans cette optique qu’il faut lire la présence obsédante du train, de la vie et des mises en situation/en scène qui s’y rattachent: s’il témoigne du vécu de ces chômeurs migrants qui voyageaient clandestinement sur les trains de marchandises avec l’espoir d’aller trouver du travail ailleurs (ces «hobos» qui «jumpaient» les trains), on peut aussi y voir le symbole du «train fou de l’économie», d’une économie déréglée. Le film dit clairement que ce dérèglement, que cette Crise des années 1930, comme toutes les crises économiques, y inclus celle que nous vivons actuellement, sont planifiées par les classes dirigeantes/possédantes et que les guerres sont rarement dues au hasard. Elles servent des intérêts précis et la force de travail du (menu) peuple s’y trouve simplement réutilisée, recyclée. Aujourd’hui comme hier (films d’archives à l’appui, concernant par exemple les pêcheurs acadiens des années 1930 et ceux d’aujourd’hui), on procède à la destruction scandaleuse de stocks de vivres pour empêcher des baisses de prix, alors que de plus en plus de gens sont contraints de voler (ou de s’alimenter avec de la nourriture pour les chats) pour subsister…
Même si l’un des intervenants (Arthur Salvail) exprime le sentiment qu’une troisième guerre mondiale est imminente, guerre qui aurait elle aussi pour effet de résoudre la crise actuelle, on peut questionner l’empressement des réalisateurs à épouser ce point de vue, dans la mesure où les conditions de la Crise des années 1930 et de celle d’aujourd’hui diffèrent sur plusieurs points…
Au total, comparable à quelque chronique chantée, LA TURLUTE DES ANNÉES DURES réalise néanmoins, tant par son contenu que par sa forme, une heureuse jonction entre le passé et le présent, par rapport à l’histoire en général et par rapport à l’histoire du cinéma québécois, en assumant l’héritage des aînés soucieux de pratiquer un cinéma documentaire vivant et chaleureux et en expérimentant une des possibilités de renouvellement de cette approche. Mais, de la mise en situation à la mise en scène pure et simple, il y a un pas qu’il vaudrait peut-être mieux ne pas franchir, à moins d’opter carrément pour la fiction (une fiction qui n’en serait pas moins «documentée»). Ce film s’impose surtout pour le tableau vivant de l’époque qu’il restitue efficacement, avec une économie de moyens remarquable, et par le fait qu’il participe, d’une façon dynamique, à la constitution d’une mémoire collective et populaire qui vient heureusement rétablir l’équilibre avec la mémoire officielle.
Gilles Marsolais
Critique de cinéma, collaborateur régulier à la revue Vie des arts, Gilles Marsolais est directeur du Programme d’études cinématographiques de l’Université de Montréal depuis sa création en 1972-1973.