1947 : Le cinéma catholique et la Confédération internationale du film
1947
C’est à la lumière de ces grandes données que s’ouvre l’année 47. Le 17 janvier, les actionnaires tiennent leur assemblée annuelle. On y décide d’augmenter le conseil d’administration à 12 membres, on y adopte une résolution confirmant l’importance de la commission d’étude et de contrôle, on y vote une résolution de sympathie à l’occasion de la mort du cardinal Villeneuve “qui avait bien compris et encouragé les buts que poursuit notre compagnie”, on y accepte surtout d’augmenter le capital de la compagnie à $3,000,000. Bref tout va bien. En France, l’abbé Vachet termine la modernisation des studios de son. À Montréal, depuis le premier mars, on travaille à l’aménagement des studios de la Côte-des-Neiges. On achète du matériel. Une autre bonne nouvelle au mois de mars : Gratien Gélinas accepte de faire partie de la commission de contrôle. On décide aussi, puisqu’un des buts de la compagnie est de “demander aux écrivains, aux penseurs, aux gens de théâtre de penser et d’écrire pour le cinéma chrétien” d’organiser un concours de scénarios. Ce concours est officiellement lancé au mois de juin. Le communiqué suivant est envoyé à tous les journaux de la province :
“M. J.-A. DeSève, président de Renaissance Films Distribution, pressé de poursuivre cet objectif (que nous venons d’énoncer, N.D.L.R.) de la façon la plus pratique, lance un concours de scénarios de films auquel peuvent participer tous les Canadiens, aussi bien en anglais qu’en français. Écrire un scénario n’est pas si difficile. Les scénarios ayant un intérêt humain sont très appréciés par les producteurs. Aucune situation n’est absolue et les nuances sont infinies. Il suffit d’avoir un sujet qui soit limité aux combinaisons mathématiquement possibles des diverses orientations intellectuelles et affectives de l’homme.
Le scénario d’un film doit contenir trois éléments inséparables : l’action, les caractères, l’ambiance. Demeurons persuadés qu’il existe tout autant de chances de créer de nouveaux caractères qu’il y a eu et qu’il y aura d’êtres humains sur la terre! Il faut se mettre courageusement à la besogne pour parvenir en peu de temps à composer des trames dramatiques aussi rapidement qu’un mathématicien peut jongler avec les chiffres… Afin d’assurer la plus grande diffusion au concours, le territoire intéressé a été partagé en sept zones : Montréal, Québec, Trois-Rivières, Sherbrooke, Chicoutimi, Rouyn, Ottawa. Dans chaque zone, un journaliste influent sera chargé de lire les manuscrits et de désigner les meilleurs dans un rapport complet dont il accompagnera l’expédition à RFD.
À cause de l’importance des populations et pour assurer la plus grande portée au concours, Montréal aura trois juges, Québec en aura deux, chacune des autres régions ou zones en aura un, comme suit :
Montréal : Jean Béraud, Jacques de Grandpré, Maurice Huot
Québec : Renaude Lapointe, Jacques Verreault.
Ottawa : Guy Beaulne
Sherbrooke : Louis-Philippe Robidoux.
Chicoutimi : Gabriel Tremblay
Rouyn : Fric Lemire.
Le concours sera doté de trois prix : 1er prix, $500.; 2e prix, $300; 3e prix, $200. L’auteur dont le scénario sera par la suite adapté et tourné en film par la RFD verra doubler le prix qui lui a été décerné. Par ailleurs tous les manuscrits deviendront propriété absolue et exclusive de RFD”.
Il faut préciser que le jugement final sera rendu par la commission d’étude et de contrôle. Un des juges, Jean Béraud, qui a pourtant une pratique pour le moins limitée dans le domaine, prend la peine de préciser dans La Presse du 7 juin ce qu’il faut faire et comment il faut le faire :
“L’un des signes les plus certains de la naissance chez nous d’une production cinématographique autonome, tributaire ni de Londres, ni de Paris, ni d’Hollywood, c’est le lancement d’un concours de scénarios par RFD. Il ouvre de belles perspectives à nos écrivains, invités pour la première fois à puiser dans leur imagination des sujets pour l’écran.
L’objet du concours n’est pas le scénario détaillé jusque dans les détails techniques, qui sert directement à la réalisation, mais une synopsis de 1,000 mots exposant dans ses grandes lignes le sujet. Ce qui ne signifie pas que la tâche imposée aux concurrents soit plus facile.
Il faut, pour condenser une intrigue en 1,000 mots, savoir choisir et ordonner une matière brève mais pleine. Le simple incident dramatique prend ici figure d’adjectif dans une phrase; il en faut le moins possible. Ce qui compte, c’est une suite de situations maîtresses, s’enchaînant parfaitement dans la logique et la vraisemblance.
Pour ceux qui ne se rendent pas bien compte de la façon dont ce genre de scénario bref et au point doit être rédigé, un bon exercice préparatoire serait d’aller voir un bon film, puis d’en décrire l’action en un texte de deux pages et demie. On verra ainsi comme il faut tout de suite bien situer son action et ses personnages, ceux-ci dans leur hérédité et dans leur milieu, choisir les traits de caractère dominants chez chacun d’eux, puis mettre cette action en marche sans tarder.
Quant au développement de l’action, il faut se garder des digressions, respecter sans cesse les bornes de son sujet, rester bien déterminé à ne pas engager un personnage dans une voie sans que le lecteur — plus tard le spectateur — sache bien quels sont ses motifs. Car la situation dramatique, c’est en somme l’état de choses où tel personnage donné est forcé de prendre une décision. Cette décision qu’il prend, il faut qu’elle soit par ailleurs en rapport avec son caractère, ses idées, ses sentiments, ses ambitions. La logique, en bref, est ici indispensable.
Par toute la province, l’intérêt suscité par le concours est considérable. On devrait recevoir ainsi des textes d’un réel intérêt, auxquels RFD est prête à assurer le meilleur sort.”
Ce concours ne semble pas avoir eu beaucoup de suite comme en témoigne la lettre de Myrto Gauthier publiée 22 mois plus tard dans Parlons Cinéma (avril 49) :
“Monsieur,
J’ai lu avec intérêt les nombreux articles de votre numéro de février concernant la compagnie Renaissance Films Distribution et c’est à ce sujet que je vous écris. PARLONS CINEMA raconte en quelque sorte l’histoire de Renaissance Films, depuis ses débuts jusqu’à ses deux renaissances, selon votre expression. Tout y est : les premiers essais, les projets futurs, les vedettes approchées, les comptes-rendus financiers, tout peut-être sauf une chose que j’ai cherchée en vain : le concours de scénarios lancé par cette Compagnie il y aura bientôt deux ans et dont nous n’avons jamais plus entendu parler. Ce concours devait se terminer à l’automne 1947 et les prix, si vous vous souvenez bien, étaient de $500 pour le premier, $300 pour le second et $200 pour le troisième avec de plus la possibilité de voir ces montants doublés si Renaissance Films décidait de tourner des films avec les scénarios gagnants. Ces prix ont-ils été décernés? Tout laisse croire que non puisque les résultats du concours n’ont jamais été proclamés publiquement. De toute façon, les concurrents auraient dû normalement en être informés. Alors le concours a-t-il été annulé? Dans ce cas pourquoi les scénarios soumis n’ont-ils pas été retournés à leurs auteurs?
J’ai tenté à plusieurs reprises d’obtenir des précisions à ce sujet, notamment auprès de M. DeSève et de M. Edgar Tessier; mais toujours mes lettres sont demeurées sans réponse. En août dernier, de passage à Montréal, je me suis rendue visiter les studios de Renaissance Films avec l’autorisation de M. Tessier. Profitant de ma rencontre avec lui je l’ai interrogé à ce sujet. Il m’informa alors que les juges se montraient réticents, n’ayant pas reçu des travaux de la qualité qu’ils espéraient. Tout de même il m’affirma que les prix seraient certainement décernés, et cela lors de l’ouverture officielle des studios le mois suivant.
Voilà maintenant où nous en sommes et j’ai pensé que vous pourriez peut-être obtenir plus de renseignements à ce sujet et les communiquer à vos lecteurs. Je ne suis certes pas la seule à m’intéresser aux résultats de ce concours puisque Renaissance Films annonçait avoir reçu au-delà de 300 scénarios.
J’ose espérer que vous daignerez prendre cette lettre en considération, et toute information que vous pourrez publier en la matière vous vaudra la gratitude des nombreux concurrents, dont la soussignée.”
Marc Thibeault, à la suite de cette lettre, s’étant alors enquis du sort de ce concours auprès du directeur de la publicité de RFD François LaRoche, celui-ci lui répond que “le bureau des directeurs de la compagnie était à considérer la question mais qu’à tout événement et pour le moment, il n’y avait rien à dire officiellement”. Mais, ô surprise en novembre 49, on apprend que le concours est gagné par Jean-Marie Poirier, ex-journaliste à La Presse, pour son sujet LE CONQUÉRANT (futur LES LUMIÈRES DE MA VILLE); celui-ci reçoit $1000 parce qu’il gagne le premier prix et que son scénario est tourné. Mais il n’y aura jamais de deuxième et troisième prix. En fait, tout ce que les avatars de ce concours de scénario révèlent, c’est ce qui s’avérera une caractéristique de RFD : produire de grandes déclarations et nourrir de grands projets mais cafouiller dans leur mise en pratique. Cela est évident lorsqu’on compare RFD à Québec Productions qui, fondée plus tard, a le temps de monter un studio, également dans une baraque de l’armée, et de terminer plusieurs films pendant que RFD déblatère et s’enlise.
Néanmoins du point de vue de RFD en 1947, les affaires filent à toute vapeur. On s’assure d’abord l’appui du milieu cinématographique, en mettant évidemment de côté France-Film, rivalité entre DeSève et Janin oblige. C’est ce dont témoigne le rapport du 28 juin :
“Maintenant que nous sommes installés, ou presque, maintenant que nous possédons des studios, des caméras, des appareils de son, des projecteurs, en abondance, un groupe électrogène pour nous permettre de filmer nos extérieurs en aucun temps, nous procéderons à nos réalisations.
Nous tenons à rendre un hommage au patriotisme éclairé de M. John J. Fitzgibbons, président et directeur gérant de Famous Players Canadian Corporation ainsi qu’à M. Arthur Hirsh, président de Consolidated Theatres Limited.
Vous comprenez que produire des films, c’est bien, mais il faut obtenir un débouché pour ces films, et M. Fitzgibbons, au nom de sa compagnie, la plus puissante compagnie d’exploitation de cinémas qui existe au Canada, nous a assurés qu’il est prêt à passer dans son circuit tous nos films, et à leur accorder un tarif privilégié, si cela était nécessaire.
‘Nous sommes heureux de collaborer, dans la mesure de nos moyens à cette industrie canadienne naissante du cinéma, et vous pouvez être assurés que nous ne négligerons rien, quant à ce qui nous concerne, pour vous aider. L’industrie canadienne du Cinéma doit exister et Famous Players Canadian Corporation sera heureuse de contribuer à cette existence en passant vos films.’
M. Arthur Hirsch a abondé dans le même sens.
Grâce à M. W.-J. Singleton, gérant-général de l’Associated Screen News Ltd., les laboratoires de cette puissante maison canadienne ont été équipés et sont prêts à développer et à imprimer toute la pellicule qui pourra être impressionnée dans nos activités.
‘L’industrie du Cinéma, a dit M. Singleton, doit vivre, et vous pouvez compter que nous collaborerons avec vous, sur toute la ligne.’
Voilà de vrais Canadiens et de vrais patriotes.”
Nous aimerions maintenant attirer l’attention sur un fait qui est passé relativement inaperçu à l’époque et qui de toute manière n’a jamais été signalé aux actionnaires de RFD : on devait croire que cela ne les regardait pas. Au printemps 47, certains directeurs de la compagnie se concertent pour fonder une nouvelle compagnie, Renaissance Cinéma, qui est incorporée le 7 avril. Son secrétaire est le même que pour RFD : Edgar Tessier. La première mission dévolue à cette compagnie est d’acheter certains terrains rue Ste-Elisabeth. Mais avant que la compagnie effectue les transactions, un des directeurs de RFD, Charles Monast, se charge d’acquérir personnellement les lots en vue. Il effectue son premier achat le 31 mars et son dernier le 20 mai. Il possède alors plusieurs lots correspondants aux numéros civiques 1217 à 1269 rue Ste-Elisabeth avec fronton sur Ste-Catherine. Le 21 avril Renaissance Cinéma décide d’autoriser l’achat de ces mêmes terrains et le 20 mai elle les acquiert donc de Monast pour la somme de $357,485. alors que celui-ci les avait acquis pour un peu plus de la moitié de ce prix : certains individus réalisent donc là un profit magnifique. D’autre part le 23 mai, Renaissance Cinéma hypothèque déjà ces terrains auprès de la Société des Artisans pour la somme de $150,000. À quoi a servi cet argent? Nous ne le savons pas. À rien d’officiel en tout cas. Laissons là pour l’instant cette affaire, nous en réentendrons parler dans les années à suivre.
En ce même mois de juin 47, une autre activité retient l’attention de RFD : le congrès de l’Office catholique international du cinéma (OCIC) à Bruxelles. RFD clame partout, et celui-ci ne la contredira pas, que Vachet l’y représente ainsi que le Canada. En fait Vachet y est participant français et le Canada y est officiellement représenté par le père A. Audet, par Mme Pineault-Léveillé et par l’ambassadeur du Canada. Parmi les autres participants qui nous intéressent parce que nous les rencontrerons plus tard, il y a Léon Janssens van der Sande et René Delacroix. Janssens est rapporteur des questions relatives à la distribution; voilà le compte rendu que l’on donne de son rapport dans les actes de ce congrès parus aux Éditions universitaires sous le titre LES CATHOLIQUES PARLENT DU CINÉMA :
“Le rapporteur estime que pour pouvoir assurer la distribution de bons films, il est de grande importance d’instituer dans chaque pays un bureau catholique d’importation, lui-même en rapport avec un bureau international qui soit en mesure de juger de la demande mondiale de ces films, et d’exercer ainsi une grande influence sur la production.
Dans ce domaine, la question d’argent prime tout. Si donc une vente rémunératrice était assurée aux bons films, on peut penser que les producteurs tiendraient compte de nos désirs. Tout dépend donc d’une distribution bien dirigée, qui s’appuie sur une vente assurée dans chaque pays, ceux-ci profitant des avantages économiques de contrats groupés.
Non seulement le groupement international pourrait acheter les bons films produits par n’importe quelle société, mais encore il lui serait possible de proposer aux producteurs certains scénarios pour la réalisation de films répondant pleinement à nos vues.”
Cette idée rejoint naturellement les positions que nous avons vues tout à l’heure à propos de la centrale internationale et qui reviendront ultérieurement à quelques reprises. On peut croire qu’elle reflète davantage la position de Janssens que celle de l’OCIC.
René Delacroix y fait aussi deux rapports qui nous éclairent sur sa pensée. Le premier intitulé : “Le groupement des cinéastes catholiques” détaille l’avantage pour ceux-ci à se regrouper et relate la création d’un tel regroupement en France, l’Union catholique du cinéma dont l’activité principale est de voir à ce que la profession cinématographique se conforme aux règles de morale chrétienne énoncées dans “Vigilanti cura”, et ce par des réunions spirituelles, une messe mensuelle, des réunions d’échange, etc. Dans le second rapport sur les efforts des catholiques en matière de production, Delacroix nous dit :
“En matière de Production, il y a d’abord deux choses à distinguer : les Sources et les Moyens, je veux dire en quelque sorte d’abord la matière première représentée par l’idée, le scénario, et ceux qui sont chargés de faire le film, et ensuite ce grâce à quoi le film peut se réaliser, c’est-à-dire l’organisation du financement.
Pour ce que j’ai appelé les Sources : faisons d’abord appel aux talents catholiques, en recherchant les éléments catholiques, épars dans l’industrie, et les moyens de les grouper, pour leur permettre de s’entr’aider mutuellement, de développer en commun leur vie spirituelle, de travailler à l’amélioration de leur profession conformément à leur idéal. Les catholiques doivent se serrer les coudes et s’appuyer au maximum les uns sur les autres pour arriver à quelque chose de constructif. (…)
L’important, en tout cas, c’est la qualité. Car les catholiques, lorsqu’ils font quelque chose, sont automatiquement l’objet de multiples critiques d’abord des catholiques eux-mêmes, qui sont plus difficiles et plus exigeants pour leurs amis que pour leurs adversaires, et ensuite de leurs adversaires, qui ne sont généralement pas tendres non plus et cherchent tout naturellement le moindre défaut de la cuirasse.
Donc, pas de demi-mesures, et pas d’amateurisme : qualité d’abord et, pour cela, collaboration avec les meilleurs scénaristes et les meilleurs techniciens.
Voyons maintenant ce que j’ai appelé les Moyens, c’est-à-dire avant tout l’argent, qui arrive toujours au premier plan de toutes les préoccupations constructives, et en matière de cinéma peut-être encore plus qu’ailleurs.
Eh bien, là encore, je dirai : pas de demi-mesures, pas d’amateurisme, mais de la qualité, ceci pour les mêmes raisons que j’ai déjà exposées. Nous n’avons pas le droit, nous catholiques, de réaliser des productions inférieures à celles des autres. S’il n’y a pas assez d’argent, il vaut mieux attendre d’en avoir et renoncer provisoirement au projet en cours.”
Delacroix est à cette époque un personnage très actif dans le cinéma catholique français et l’un des projets que RFD chérit en 47, c’est de coproduire au cours de l’hiver avec la société pour laquelle Delacroix travaille, la SIFFRA (société internationale du film français, présidée jusqu’alors par le chanoine Brohée, fondateur de l’OCIC et son président depuis 1933), le film L’AVALANCHE d’après l’œuvre “très prenante et d’une valeur sociale très élevée” de Grégoire Leclos (auteur aussi du VILLAGE DU PÉCHÉ).
Mais avant que ce projet se matérialise RFD et FiatFilm mettent en marche un autre film, RANÇON 1. À peine revenu de Bruxelles, Delacroix part avec les techniciens Fiat pour Lourdes. On y tourne début juillet quelques processions, quelques extérieurs et même quelques scènes avec comédiens. Comme ce film est censé être très musical, on fait appel à un musicien célèbre, André Bloch et on prévoir engager Pierrette Alarie, déjà connue à l’opéra. Au Québec les maquettes des décors, préparées par Claude Perrier, sont déjà en montre aux bureaux de la compagnie : “Ce sera un film somptueux et d’une mise en scène grandiose”. (On peut voir ces maquettes dans le film COUP D’OEIL AU STUDIO RENAISSANCE). Mais ce film ne sera pas terminé; en 1949, RFD réannoncera son tournage pour le 15 août mais encore là, rien ne se concrétisera.
Aussitôt le congrès de Bruxelles terminé, Vachet s’envole vers le Québec où le jour même de son arrivée, le 2 juillet, il prononce une allocution à Radio-Canada :
“Personne n’ignore qu’une grande bataille est engagée pour la paix du monde.
Au Congrès International Catholique du Cinéma, Son Exc. le Ministre d’État Van Zeeland, lors du discours d’ouverture, nous faisait remarquer que parmi toutes les armes possibles, susceptibles de gagner cette paix, aucune n’avait autant d’efficacité que le Cinéma, parce que de sa nature, il était international et que les procédés de versions ou de doublage permettaient de faire connaître une œuvre sur tous les points du monde.
Je reviens du Congrès de Bruxelles et d’un séjour de sept mois en Europe. J’avais en effet quitté le Canada le premier décembre 1946 et j’y reviens aujourd’hui, 2 juillet 1947, après un travail constructif énorme, réalisé malgré la pénurie, le froid et l’anarchie.
Dans cette bataille immense dont l’enjeu est considérable, je crois pouvoir vous dire à vous autres, Canadiens, que grâce à vos efforts et aux nôtres, nous n’avons pas été absents du combat et que des victoires considérables déjà se profilent à l’horizon.
Il y a une organisation internationale du Cinéma Catholique qui est actuellement un fait accompli et qui rayonne dès maintenant en France, Belgique, Hollande, Suisse, Italie, Espagne, Portugal, Angleterre et dans les empires français et britanniques, sans oublier le Canada, les États-Unis, le Mexique et l’Amérique du Sud.
Nous avons créé à Paris le plus grand centre de doublage et le plus parfait actuellement, qui permet de traduire en toutes les langues les films qui serviront à notre action cinématographique, choisis dans les productions internationales.
Vous n’ignorez pas qu’ici à Montréal des Studios sont en construction, modernes, bien équipés, techniquement parfaits.
Une fabrique de pellicule cinématographique à direction catholique de Belgique nous annonce pour cette année la possibilité de nous approvisionner en pellicule couleur, ce qui permet d’envisager dans un avenir très prochain des productions en couleurs.
Par ailleurs, des équipes d’auteurs, scénaristes, dialoguistes, décorateurs ont travaillé cette année d’une manière extraordinaire pour préparer de grands films internationaux, susceptibles de faire vibrer les nobles sentiments de la masse humaine, tout en développant une philosophie saine et chrétienne.
Les peintres et les musiciens sont aussi au travail, et parmi eux les plus grands noms.
Sous quelques semaines, avec l’appui du Gouvernement Canadien une première équipe de techniciens français va arriver à Montréal, munie du matériel technique pour achever la préparation de ce qui est commencé et entreprendre une production qui ne doit plus s’interrompre. Plus le travail est important, plus longue et méticuleuse doit être la préparation — et plus coûteuse aussi.
Si vous aviez entendu les Polonais et les Tchèques nous parlant en latin pour que nous puissions les comprendre et nous tirant les larmes des yeux, en disant que les Américains ne devaient pas se contenter de donner du pain et de la marmelade, mais se préoccuper de fournir des films pour l’alimentation spirituelle des peuples qui sont de l’autre côté de la barrière de fer, vous comprendriez l’urgence de notre action.
Si vous aviez entendu des rapports comme ceux du Chanoine Anneser sur le Cinéma dans les campagnes de France, ou du RP Burke analysant les effets nocifs de ce même cinéma en Angleterre; si vous aviez entendu les rapports des Italiens, des Espagnols, des Portugais et des Suisses, vous sauriez que de tous les points du monde, c’est la même plainte qui s’élève : les peuples ont faim et il n’y a personne pour leur rompre le pain.
Le pain aujourd’hui est devenu rare dans notre vieille Europe et il est mauvais, mais le pain dont il s’agit, nourriture intellectuelle et morale, est encore plus rare et plus mauvais.
Nous avons pu voir au Festival de Bruxelles des producteurs qui déshonorent l’humanité; films excitants à la débauche, d’un cynisme révoltant où l’absence de morale était peut-être encore ce qu’il y avait de moins mal, mais ce qui était plus effrayant encore, c’était d’entendre des applaudissements d’une foule inconsciente et pervertie.
Oui, il est grand temps de mener le grand combat, et c’est sur la terre d’élection du Canada et du Canada français que naît depuis deux ans l’instrument merveilleux dont les racines et les aboutissements vont envelopper le monde entier.
Aujourd’hui même, pendant que je vous parle, des cinéastes catholiques à direction canadienne sont à Lourdes et donnent les premiers tours de manivelle d’un grand film international dont le titre est : “RANÇON” et dont la plus grande partie se tournera au Canada, et il est agréable de souligner que c’est près de la grotte Miraculeuse que se font les premières réalisations d’un apostolat nécessaire. Puisse la Vierge en ce jour de sa Visitation bénir nos travaux.
Certes, l’entreprise est considérable et dépasse de beaucoup les forces humaines de n’importe quel homme, mais c’est l’œuvre de Dieu, et lorsque le feu est à la maison, ce n’est pas le temps d’attendre pour choisir les pompiers.
Au reste, de toutes parts s’agrègent à ce mouvement catholique international d’innombrables bonnes volontés. L’Union Catholique du Cinéma vient de se créer en France pour grouper techniciens et artistes dans un idéal commun.
L’Office Catholique International du Cinéma dont le siège est à Bruxelles vient de se donner un nouveau Président en la personne de M. l’Abbé Bernard, luxembourgeois, un des hommes les plus distingués et les plus compétents que nous possédions en ces matières.
Un peu partout, des organisations internationales se groupent autour de l’Action Catholique, fédèrent les salles, organisent la distribution et même s’attaquent à la production. Un très grand film, M. VINCENT se termine en ce moment et fait revivre en la personne de Pierre Fresnay, le populaire St-Vincent de Paul, en un temps où la charité semble bannie du vocabulaire des humains.
Les Missions elles-mêmes se préoccupent du Cinéma pour les indigènes, tant pour les distraire que pour les instruire, et d’une manière générale, un mouvement se développe qui ira croissant et qui doit normalement collaborer à la victoire de la vérité chrétienne.
Au Vatican, le Saint-Père vient de créer une commission spéciale pour les films d’enseignement chrétiens et favorise ouvertement et puissamment les initiatives dont je vous ai parlé plus haut et dont la Charte se trouve placée dans l’Encyclique sur le Cinéma “VIGILANTI CURA”.
Voilà en quelques mots où nous sommes, mais si déjà de très nombreux chrétiens se sont préoccupés d’apporter leur pierre à l’édification il y en a encore trop, chers auditeurs, qui attendent la fin des travaux pour voler au secours de la victoire.
Ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas ici d’intérêts particuliers, ni d’intérêts nationaux, mais de l’intérêt général, de l’intérêt catholique tout court. Évidemment, chacun dans son domaine et à sa place doit apporter la contribution de son effort, et cet effort doit être aussi puissant qu’il est possible. Il ne s’agit pas en effet d’un résultat quelconque : il faut absolument réussir. Il faut emporter la victoire de haute lutte, et dans un pareil domaine, l’entreprise nous le savons est gigantesque.
Nous savons parfaitement qu’elle ne saurait épouvanter que des âmes sans caractère : mais nous savons parfaitement — et nous en avons eu maintes fois la preuve — que Dieu est avec nous, que notre combat est son combat, et que la victoire est certaine.
Je me permets donc, chers amis canadiens, à mon arrivée dans votre belle patrie, de vous adresser tout d’abord un salut chaleureux et bien cordial de la part de la France et de l’Europe, et je viens vous demander, dans ce grand travail de ré-évangélisation par le Cinéma, de m’apporter tout votre concours dans toute la mesure de vos forces, afin que tous ensemble nous menions un combat utile et fructueux.” 2
Pour diffuser davantage son message, Vachet publie dans Le Devoir cinq articles importants : “Le catholicisme pose un problème aux catholiques; Le cinéma est-il un bon moyen de propagande; Le cinéma est-il une industrie; Le cinéma est-il un art; Le cinéma et l’apostolat.” Ces articles sont ensuite tirés à part par Les éditions de RFD sous le titre CATHOLICISME ET CINÉMA. En voici quelques extraits pour en saisir la teneur et le ton :
“Mais l’expérience a montré que pour qu’un film de propagande soit vraiment acceptable, il doit être fait avec la plus grande discrétion. Il faut éviter tout sectarisme, toute polémique, traiter de toutes les questions avec un souci extrême de loyauté et de vérité; il faut respecter le spectateur auquel il convient d’attribuer le préjugé favorable.
Le public est en effet composé d’éléments les plus disparates, et le film de propagande perdrait la partie s’il choquait par un ostracisme quelconque ce public chatouilleux.
Le Cinéma doit donc procéder par suggestions, par évocations; il doit proposer, il doit séduire, amener peu à peu son spectateur à tirer lui-même les conclusions qui s’imposent. En un mot, la meilleure propagande est celle qui ne se voit pas.
Se servir du Cinéma pour instruire, élever, redresser, exalter est donc un grand art et suppose des éducateurs particulièrement compétents. (…)
Il faut donc, si l’on veut créer une production cinématographique sérieuse et prospère, avoir des studios et des laboratoires modernes, équipés et outillés d’une manière parfaite, bien situés pour la commodité du travail. Il faut un personnel qualifié ayant appris son métier à fond, ayant accompli des stages, et ce personnel doit avoir une situation stable à l’abri de toute incertitude.
Le programme des productions doit être établi à l’avance et de telle manière que les studios travaillent normalement et sans arrêt. Enfin, il faut des laboratoires d’études et de recherches, car le Cinéma est en perpétuel renouvellement et comme industrie jeune, il a encore beaucoup à faire pour arriver au stade définitif de son expression.
Un film ne peut pas être déclaré bon simplement parce qu’il est édifiant ou parce qu’il est créé avec d’excellentes intentions. Un bon film est avant tout un film bien fait dont la technique et le montage ne supportent aucune critique; il doit évidemment exprimer un sujet irréprochable, mais il doit le faire avec les règles propres au Cinéma, et ces règles sont le mouvement et la puissance.
Il est facile de comprendre que pour réaliser comme il le faut une maison industrielle pour le film d’inspiration chrétienne, il serait nécessaire de former des techniciens catholiques qui, non seulement auraient la préoccupation de faire de bons films, mais qui verraient dans leur métier un véritable apostolat. (…)
Le Canada a peut-être justement un rôle magnifique à jouer sur ce terrain; n’est-il pas un pays où le Christianisme est resté particulièrement vivant, et où les vertus des anciennes races se sont maintenues vivantes : plus qu’ailleurs, peut-être, il est à même de trouver une formule qui permette de semblables réalisations. (…)
L’individu, la famille, les institutions, les états n’ont plus de principes sur lesquels ils peuvent s’appuyer, ou bien ces principes sont incertains; on ne respecte plus ni soi-même ni son prochain, ni la propriété, ni l’autorité parce que, dans la plupart des nations modernes, on a supprimé en fait, quand ce n’est pas en droit, les devoirs envers Dieu.
Le Canada est privilégié sous cet angle puisqu’il a su conserver au sein des crises contemporaines son bon sens et sa foi, mais les microbes qui ravagent le monde ne connaissent guère de frontière, et si on n’y prend pas garde un jour ou l’autre, les doctrines les plus pernicieuses peuvent atteindre les nations qui se croient le plus en sécurité.
Il importe donc de remonter la pente, de rechristianiser les peuples, de créer dans le monde un climat favorable à la paix. (…)
Les évêques dans beaucoup d’endroits ont déjà agi. La League of Decency a été dans le monde entier l’occasion d’un assainissement très appréciable de la production cinématographique. Les actions catholiques ont organisé les censures de films, ont agi directement ou indirectement sur les producteurs; nombreux sont les prêtres et les laïques catholiques qui ont ouvert des salles de cinéma, et l’ensemble de tous ces efforts est certainement déjà important, mais il est évident que tous ces efforts sont encore très loin d’être suffisants.
Jusqu’alors, l’action sur le Cinéma a surtout été négative, dans le sens qu’on s’est surtout défendu contre lui, qu’on l’a empêché d’avoir toute sa nocivité, mais les efforts en vue de la production catholique ont été très minimes. Or, il est évident que c’est surtout dans ce domaine que doit s’exercer l’activité conquérante du Catholicisme. (…)
Le devoir des Catholiques est donc positif : ils doivent aider ceux qui ont le courage de se servir du Cinéma pour en faire une industrie puissante et un apostolat conquérant. Au Canada, l’heure semble venue d’exercer cette action; le Canada est une grande nation qui a la possibilité de prendre une des premières places dans cette industrie, mais il a l’avantage exceptionnel, dans un pays chrétien, de pouvoir fédérer en un seul mouvement toutes les forces constructives d’un Catholicisme militant.
Certes, on ne peut que se réjouir des splendides efforts déjà réalisés à Québec ou à Montréal, mais il faut prier pour que sur ces fondations s’élève l’édifice définitif.”
Quelques jours plus tard, on retrouve Vachet sur les routes du Québec semant la bonne parole du cinéma catholique et informant de son incarnation locale, RFD. Par exemple le 10 juillet, il est à Chicoutimi où il prononce une conférence devant la Chambre de commerce et le Club Richelieu. Le 30, c’est la Chambre de commerce de Montréal qui a le droit d’entendre son exposé sur “le film chrétien dans le monde”. Ce même mois de juillet, le 25, une autre bonne nouvelle atteint RFD : Georges-Léon Pelletier est nommé évêque de Trois-Rivières; on espère donc bénéficier de l’importance de sa nouvelle fonction.
C’est ce même mois de juillet que s’embarquent au Havre les techniciens de Fiat qui doivent mettre en marche le studio de Montréal et travailler aux différents tournages. Il y a Henri Dubuis, ingénieur du son, Dominique Burlone, constructeur de décors et ensemblier, Walter Burlone, assistant au son, José Ména, caméraman, Claude Perrier, décorateur, Raymond Bourdeau, secrétaire et chauffeur de Vachet et naturellement ce dernier. Ces techniciens apportent avec eux des caméras et du matériel d’enregistrement sonore, surtout le camion-studio mobile conçu spécialement pour les tournages en extérieurs et qui vient de servir à Lourdes. Ils arrivent à New York le 21 août et le lendemain à Montréal. Leur mission : mettre au point les studios de la Côte-des-Neiges et travailler aux derniers préparatifs du tournage québécois de RANÇON prévu pour le mois prochain. Trois jours après leur arrivée, DeSève les présente à la presse :
“Ce premier groupe de techniciens qui doit servir de cadres aux éléments canadiens sera sans doute complété par quelques spécialistes, d’ici quelques mois, lorsque toutes nos installations seront terminées, de manière à ce que nous ayons entre les mains tous les éléments techniques qui permettront des productions de qualité.
“Le problème à résoudre est en effet celui d’une production rapide et parfaite. Les scénarios sont prêts, et d’ici quelques semaines, le travail technique va pouvoir commencer.
“Nous avons été heureux aussi d’apprendre que malgré le départ de ces techniciens, la société FiatFilm à Paris continue ses remarquables progrès, puisqu’elle est à l’heure actuelle dans la possibilité de doubler près de deux films par semaine.
“D’ici quelques mois, des arrangements, des aménagements qui sont actuellement en cours seront terminés et cela permettra d’intensifier l’activité de cette société parallèlement avec celle de Renaissance Films Distribution Inc., à Montréal.”
En cette fin d’année 47, tout semble aller bien pour Renaissance. Malgré certains problèmes, le studio est en ordre :
“Pour le décrire le plus brièvement possible, disons que le studio est vaste, praticable dans toutes ses parties, équipé de la façon la plus moderne, à la fois chauffé et climatisé de façon parfaite. Plateau de prises de vues immense sous un plafond qu’on a surélevé de vingt-quatre pieds, pourvu d’isolant sur toutes ses surfaces afin d’assurer un enregistrement du son à l’épreuve de tout parasite; auditorium voisin, le plus grand du .Canada, capable de recevoir un orchestre de 150 musiciens et un chœur d’autant de chanteurs pouvant travailler en coordination parfaite avec les artistes; vingt-quatre grandes loges pour les interprètes; ateliers de menuiserie; laboratoires pour le développement des films et des photos; trois camions de prises de vues et d’enregistrement de sons pour l’extérieur; caméras et appareils d’éclairage du dernier modèle; cafétéria pour les employés et les artistes; atelier du directeur artistique où les maquettes sont dessinées puis construites en miniature pour approbation par le metteur en scène; chambre de contrôle du son; bureaux élégants et confortables des administrateurs.”
Telle est la description qu’en donne Jean Béraud dans La Presse suite à la visite qu’il y effectue le 29 décembre avec une cinquantaine de collèges anglophones et francophones et plusieurs personnalités du monde cinématographique. (Ceux qui voudraient obtenir des précisions plus techniques sur la construction du studio peuvent se référer à la revue Technique, mai 1948)
De cette visite, Alec, du Petit Journal, conserve l’impression suivante :
“Malgré les efforts faits de part et d’autre, depuis trois ans, en vue d’établir chez nous une industrie du cinéma, il a fallu se rendre à l’évidence que ces courageuses initiatives n’ont pas connu les lendemains brillants que certaines gens avaient prédits et que d’autres espéraient. Est-ce donc qu’une industrie du cinéma soit irréalisable au Canada ou que les tentatives des pionniers aient manqué d’énergie ou d’appui?
L’énergie ou le sens de l’organisation ont sûrement fait défaut à certains moments, ou tout au moins l’un ou l’autre a-t-il été mal orienté. Quant à l’appui, il n’est pas souvent venu de ceux-là qui auraient dû en manifester le plus. Il semble donc évident, il est même sûr — quoi qu’en pense Mary Pickford — qu’une industrie cinégraphique avait et a encore toutes les chances de réussite en terre canadienne, aux conditions essentielles suivantes : que ceux qui s’en font les instigateurs opèrent systématiquement; qu’ils ne précipitent pas leurs travaux de recherches et de préparations; qu’ils soient assurés d’un appui financier continu; qu’ils donnent à leur cinéma une orientation saine, de bon goût, non commercialisée à la façon américaine; que l’organisation n’ait pas à attendre les revenus du premier film pour en réaliser un deuxième; etc…
Et par “industrie du cinéma”, il ne faut pas entendre studios de fortune pour réaliser un film, organisation temporaire; il faut entendre studios aménagés selon le plus récent modernisme en cinégraphie et en architecture, organisation certaine, permanente, sérieuse, d’une structure logique et forte, lui permettant de tenir le coup aux premières épreuves. Renaissance Films nous donne une nouvelle industrie. Cela se voit et se sent. Rien d’à peu près chez elle. Tout est clair, bien défini, précis. Assurée d’une facilité financière, cette firme se développe chaque jour selon les prévisions de ceux qui en ont conçu l’idée. Tout ce qui est fait est bien fait. Chaque décision est pensée, chaque geste est réfléchi.
Ce qui est à l’honneur de Renaissance Films réside dans le fait que son capital est exclusivement canadien-français. On compte actuellement plus de 1,700 personnes de langue française de notre pays qui sont actionnaires de cette compagnie. Des noms de Canadiens anglais viendront probablement s’ajouter à la liste, mais aucun élément étranger n’aura la chance de s’immiscer au sein de cette entreprise canadienne, dont le capital initial est de $3,000,000.
Après avoir visité les studios de Renaissance Films et avoir été mis au courant des grandes lignes de l’organisation, je ne me croirai pas coupable d’optimisme exagéré en déclarant que celle-ci est déjà assurée d’un succès qui en étonnera plusieurs. J’ai vu, chemin de la Côte-des-Neiges, ce que je désespérais de ne jamais trouver chez nous : un vrai studio de cinéma — selon toute la règle du mot — et le seul vrai au Canada…
Afin de détruire une fausse impression qui s’est répandue partout dans le Québec, il est bon de signaler que Renaissance Films ne produira pas des films exclusivement catholiques. Cette compagnie n’est pas fondée pour la réalisation et la diffusion du film catholique, mais bien pour la réalisation et la diffusion du film chrétien, bien orienté. Ces films seront distribués dans toutes les parties du monde. Le soin qu’on promet d’apporter à leur réalisation les fera apprécier aussi bien des athées, des non-croyants que des catholiques eux-mêmes. Au début, cette firme ne s’en tiendra qu’aux films à cachet international, avec des vedettes internationales. Plus tard, on abordera des sujets typiquement canadiens. À noter toutefois qu’un film international ne signifie pas qu’il soit entièrement dépourvu de caractères locaux. C’est dans les grandes lignes que le côté international doit être gardé.
Renaissance Films produira, réalisera et distribuera elle-même ses films. Ainsi, les profits iront directement à la caisse de la compagnie plutôt que d’être versés au trésor de firmes de distribution qui vivent aux dépens des studios.
On imagine facilement les sommes considérables que cette nouvelle industrie du cinéma — aussi bien organisée — va apporter à notre pays et particulièrement à notre province. En plus de donner du travail à une foule d’artistes, de techniciens et d’ouvriers de chez nous, cette industrie va se gagner une place sur le marché international du film, événement attendu depuis fort longtemps.
Il faut croire qu’avec les moyens dont elle dispose et qui sont si bien exploités, Renaissance Films est appelée à des succès retentissants. Tout ce qui a été fait au pays du cinégraphe, jusqu’à présent, n’est pas comparable au travail déjà accompli par cette firme locale dans l’établissement d’une industrie du film. Et la production n’est même pas commencée… C’est, je crois, le plus bel hommage que nous puissions rendre à M. De Sève et à ses acolytes.
Attendons maintenant la production et les lendemains brillants.”
À la lumière d’aujourd’hui, cet article fait sourire tant les faits l’ont démenti. Mais il restitue bien l’atmosphère de l’époque, l’euphorie dans laquelle on baignait alors. Et pour cause…
Dans le même ordre d’idées, de l’autre côté de l’Atlantique chez FiatFilm, on sonorise plusieurs films à l’auditorium et l’activité va bon train. On a donc raison de se réjouir. Au Québec, sur le plan religieux, autre motif de réjouissance : l’évêque de Trois-Rivières, Georges-Léon Pelletier, vient d’être nommé président de la commission épiscopale chargée du cinéma et nul n’ignore “les sentiments si cordiaux et si bienveillants” (rapport aux actionnaires) qu’il entretient à l’égard de RFD. Finalement on prévoit faire face à une activité formidable puisqu’on engage en octobre un directeur pour les productions anglaises, Glenn F. Ireton, afin, comme l’affirme DeSève, “que notre compagnie soit vraiment canadienne, bilingue et bi-culturelle”.. Ireton était jusqu’alors responsable des relations publiques de la Warner Bros, où il rédigeait en particulier des scénarios de courts métrages destinés à être tournés ici par la compagnie. Catholique reconnu et jouissant d’une bonne réputation dans le milieu du cinéma, Ireton semble à RFD une garantie excellente pour ses projets ultérieurs en langue anglaise.
Notes:
- Ex. ORATORIO À BERNADETTE et PRIÈRE À BERNADETTE. ↩
- À la fin d’octobre 47, les dirigeants des comités diocésains des associations catholiques de Montréal se réunissent en congrès. Le but de ce congrès annuel est, comme le précédent, de coordonner le travail des forces catholiques sur un problème dont la solution demande la collaboration de tous: le cinéma. On y parle de divers sujets : Constitution d’un fichier; Entente avec le bureau de censure; Suppression du cinéma en plein air; Tenue dans les cinémas, etc. On y entend divers rapports : Claude Ryan communique des statistiques sur la proportion des films de bonne tenue morale parus sur nos écrans avec celle des films dangereux; Simone Beaulieu aborde l’influence morbide qu’exerce le cinéma sur certaines personnes; Claude Ryan appuyé par Me Eugène Simard vante les diverses réalisations de la League of Decency, etc. Mais ce qui nous frappe, c’est que ces gens concernés par les rapports du cinéma avec le catholicisme ne mentionnent jamais l’existence et la problématique de RFD, pas plus que celle-ci ne fait allusion aux mouvements d’action catholique; ignorance réciproque, rivalité, indifférence? Nous l’ignorons.
D’autre part, pour avoir une idée plus précise de l’époque et comprendre pourquoi de partout on met l’accent sur le catholicisme, sur sa défense et son illustration, il convient de rappeler qu’en ces années-là se mène une lutte sans merci au communisme et qu’on essaie de le détruire organisationnellement et idéologiquement. Par exemple, le 11 septembre 1947, au congrès de l’Association canadienne d’éducation auquel assistent Mgr Roy et Duplessis, le premier ministre d’Ontario déclare sans ambages : “Le meilleur remède contre le communisme, c’est la religion”. D’ailleurs, c’est ce que déclare la publicité Renaissance. Ces hommes politiques et religieux invitent donc toutes les organisations du Canada à abattre l’Ennemi, particulièrement les syndicats. C’est ainsi qu’en quelques mois, en 47, le CTC part en guerre contre les communistes en ses rangs, le Syndicat de la chaussure au Québec mène la lutte aux idées subversives, le Syndicat des marins fait face à la défection et aux dénonciations de Pat Sullivan. On pourrait répéter ces exemples à l’infini. Ce qu’il faut en retenir et qui est capital du point de vue historique, c’est que l’histoire de Renaissance n’est pas coupée de la réalité politique et sociale dans laquelle elle s’inscrit et que non seulement elle la reflète mais encore démontre que la compagnie veut y jouer un rôle actif. N’oublions pas que c’est mise en perspective et en profondeur que l’histoire du cinéma s’enrichit de toutes ses significations. ↩