1948 : Renaissance films distribution
1948
Voilà l’occasion qu’attend DeSève depuis longtemps. D’accord, depuis plusieurs années, il est président-directeur général de Renaissance Films Distribution. Mais l’entreprise ne fonctionne pas comme il l’entend. Certains anciens collaborateurs de DeSève disent aujourd’hui qu’il s’était lancé dans la production parce qu’il entrevoyait la venue de la télévision et qu’il voulait transformer les studios Renaissance en studios télé 1. En fait, à l’époque, DeSève est davantage un homme de distribution et d’exploitation que de production et France-Film possède une envergure beaucoup plus respectable que Renaissance. Il pense donc que le conseil de France-Film va naturellement faire appel à lui; n’est-il pas propriétaire de 1467 actions ordinaires et 8630 privilégiées contre 1530 et 8629 pour Janin et n’est-il pas la seule personne providentielle pour la compagnie? Mauvais calcul. Les directeurs de France-Film De Roussy, Pierre Charton, Jean Létourneau, Ralph A. Benoît ne veulent pas le nommer directeur. DeSève décide donc à son tour de prendre des procédures judiciaires et choisit comme avocat Hector Perrier, l’ancien secrétaire de la province sous Godbout. Il attaque sur deux fronts: pour se faire nommer au conseil de France-Film et pour récupérer les actions Janin. Analysons successivement ces deux démarches.
DeSève poursuit d’abord le 27 juillet les quatre directeurs ci-haut nommés et France-Film parce que, tout en ne possédant qu’une action commune, ils refusent de le nommer directeur de la compagnie et que ce geste est préjudiciable aux actionnaires (i.e. à lui-même) et à la compagnie. Il soutient que les quatre font ça pour lui créer des embêtements à l’occasion des litiges entre lui et les héritiers Janin alors que seul, lui, possède les qualités requises pour le poste. Cette situation, ajoute-t-il, cause une indécision qui nuit au bon fonctionnement de la compagnie. Naturellement les quatre lui répondent : “Prouvez-nous que vous avez seul la compétence, que la compagnie subira des préjudices si on ne nomme pas immédiatement un président et un directeur et qu’il est dans l’intérêt de la compagnie de vous avoir?” DeSève précise alors: “Je détiens la majorité des actions, ce qui m’assure l’intérêt personnel nécessaire pour prendre les décisions susceptibles d’améliorer et d’accentuer les affaires de France-Film. J’étais au début de la compagnie et j’ai 20 ans d’expérience dans l’industrie cinématographique. Les fonctionnaires de la compagnie ne peuvent prendre les décisions nécessaires pour développer les affaires de la compagnie et rencontrer la concurrence. Et finalement les règlements de la compagnie stipulent qu’il faut un cinquième directeur”. Les quatre trouvent ces arguments insuffisants, imprécis et demandent à la cour de les rejeter, ce qu’elle ne fait pas.
Ils reviennent donc à la charge pour demander quelles décisions auraient dû être prises, quels sont les films à acheter ou à distribuer dont on parle, quelles sont les compagnies rivales? Pris à son jeu, DeSève doit avouer : “Il s’agit d’une affirmation d’ordre général sans référence à aucune décision particulière et spécifique”. Il ne peut donc pas prouver que des décisions auraient dû être prises et qu’elles ne l’ont pas été. À ce point-là de l’affaire, les Janin interviennent pour faire remarquer qu’un conseil d’administration est prévu pour le 10 novembre, qu’il n’y a donc pas urgence à nommer un cinquième directeur et que le but de DeSève en voulant se faire élire est de se servir de sa position au détriment de France-Film et au profit de ses entreprises et intérêts opposés. Ils rappellent aussi que les intérêts majoritaires que DeSève revendique font l’objet d’un litige en cour supérieure et que la cause est toujours pendante; ils resservent à cette occasion toute l’argumentation que nous avons déjà vue et qui tourne autour du respect ou non de l’esprit et de la lettre de la convention de 1936.
DeSève sent-il alors, avec son astuce proverbiale, que l’affaire est mal engagée? Toujours est-il qu’au lieu de prendre tout le monde de front, il décide de diviser l’ennemi. Sa manœuvre est subtile : amener les directeurs de son côté. Il sait qu’il n’a aucune chance avec Létourneau, avocat et ami des Janin. Il approche donc les trois autres. Selon les déclarations des Janin en cour, il leur fait des promesses d’avantages personnels s’ils consentent à l’élire directeur et des menaces de poursuites légales s’ils refusent. Le 25 août, Charton le propose donc, mais sa proposition est remise au 21 septembre. De réunion en réunion, la proposition n’est pas ramenée officiellement. Impatient DeSève passe donc par la cour et demande aux trois s’il n’est pas vrai qu’ils n’ont pas objection à ce qu’il soit nommé directeur de France-Film et qu’il est dans l’intérêt de la compagnie qu’il le soit. Les trois répondent oui. Malicieusement DeSève souligne alors que les intérêts des Janin sont représentés au conseil d’administration et à l’exécutif par Létourneau et par Maurice Trudeau, héritier de Janin et secrétaire de la compagnie. Les Janin, surpris un peu par la tournure des événements, font alors appel à l’injonction. Ils demandent à la cour d’interdire aux trois de nommer DeSève directeur à l’assemblée du 27 octobre. La cour leur accorde cette injonction intérimaire qui est renouvelée quatre fois par la suite du 10 novembre au 9 décembre.
Entretemps en cour supérieure s’entendent deux autres causes reliées à celle-ci. D’une part, dès le 30 avril, DeSève veut récupérer une action ordinaire enregistrée au nom de Roussy de Sales mais détenue par les Janin; pour en devenir propriétaire, il invoque la fameuse convention de 36. D’autre part le 18 août, il veut obtenir une saisie-conservatoire des actions Janin. Il rappelle dans sa demande que, dès le 4 mars, soit durant la maladie qui devait emporter Janin, il a fait parvenir par son notaire Lionel Leroux au secrétaire de France-Film copie de la convention de 36, histoire de lui rafraîchir la mémoire en préparation des événements à venir. Cette manœuvre cynique éclaire bien le personnage et les méthodes DeSève 2. Le cadavre de Janin est à peine refroidi que DeSève, le 30 avril, fait savoir aux héritiers qu’il compte exercer, à partir de ce jour, les droits et privilèges à lui consentis par le défunt. Selon les termes de la convention, il dépose le 5 juillet en fidéicommis $333,884.50, soit le tiers de la valeur des actions Janin (1529 actions ordinaires à $663. et 8629 actions privilégiées à $10.00). Le bref de saisie conservatoire est émis pour la somme de $900,097.00 Les Janin ne répliquent à ce bref que le 29 octobre car ils attendent pour voir comment va se régler l’autre cause.
Durant tout le mois de novembre, des tractations ont lieu entre les deux parties. Finalement (et malheureusement pour notre compréhension de tous les faits) tout se règle hors cours, en acceptant, selon Jacques Janin, les offres de DeSève. Le 10 décembre, on règle la première cause. DeSève est nommé président et directeur-gérant de France-Film, alors qu’il occupe déjà le même poste à Renaissance Films Distribution. Il déclare à cette occasion : “Avant de produire des films, il importe d’assurer leur distribution. France-Film devient donc le jalon nécessaire. Cette compagnie continuera de distribuer sur tous les écrans français du Canada les films produits en France de même que ceux que Renaissance Films mettra en tournage très prochainement. France-Film et Renaissance, unissant leurs efforts; celle-ci a ses studios; celle-là ses facilités de distribution, ne vont plus cesser de grandir et deviendront conjointement la plus puissante industrie canadienne-française du genre. Une nouvelle ère se prépare pour France-Film et je veux employer toutes mes énergies à son expansion.” Le Petit Journal, qui qualifie DeSève “d’Arthur Rank du cinéma canadien” ajoute, dans le même élan d’enthousiasme : “Nul doute qu’avec les moyens dont dispose maintenant DeSève, il peut atteindre au plus haut sommet de l’industrie cinématographique mondiale. Connaissant bien son esprit combatif, sa science des affaires et son indomptable opiniâtreté à mener à bien tout ce qu’il entreprend, nous sommes persuadés que M. DeSève va consacrer l’industrie du cinéma canadien à travers le monde”. Ces deux textes illustrent bien le propos profond de DeSève et l’orientation qu’il compte donner à son travail. Malheureusement, pour de tels lendemains splendides, il fallait compter avec le conseil de Renaissance qui ne partage pas nécessairement, comme nous le verrons, les vues du Rank canadien (il leur en voudra toujours de cela). Pour l’instant DeSève triomphe et jubile; il se rend même le lendemain à Québec pour inaugurer le nouveau Cinéma de Paris!
Le 10 décembre également a lieu une transaction qui présente plusieurs points inexpliqués. La compagnie A. Janin, propriétaire du St-Denis, réunit son conseil d’administration et décide de vendre au notaire Leroux le théâtre et ses biens pour $1.00; quelques minutes plus tard, France-Film, selon une résolution adoptée la veille par ses directeurs, et représentée par Charton et Benoît, achète de Leroux le St-Denis pour $1,000,000. dont $500,000. comptant et le reste en hypothèque. Cette transaction nous laisse perplexes. Pourquoi les Janin se départissent-ils, pour un prix nominal, d’un bien d’une si grande valeur? Que fait le notaire Leroux du million qu’on lui a versé? Le remet-il à DeSève? DeSève s’en sert-il pour payer les actions Janin dans le règlement hors cours du 13 décembre qui concerne la saisie conservatoire et l’action Roussy de Sales? Toujours est-il que les Janin se retrouvent sans théâtre ni compagnie mais avec environ un million, soit beaucoup moins que ne valent les deux ensemble, alors que DeSève se retrouve propriétaire des deux sans avoir à dépenser pratiquement un sou. Il y a là dessous quelques vices logiques que nous ne pouvons actuellement clarifier.
Notes:
- Nous n’avons rien trouvé qui prouve réellement de tels desseins chez DeSève, bien que cela soit fort plausible vu son intérêt dans la télévision et son rôle dans la fondation de Télé-Métropole. Pour indiquer que DeSève était bien au courant de l’influence de la télévision sur le cinéma, on trouvera en annexe III une entrevue qu’il accordait à LA CINÉMATOGRAPHIE FRANÇAISE. ↩
- Un proche collaborateur de DeSève nous a avoué avec une certaine admiration : “C’était un homme d’affaires. Ceux qui se tenaient debout devant lui, il faisait de l’argent avec eux debout. Ceux qui voulaient ramper, il faisait de l’argent avec eux rampant”. ↩