1939 : Les politiques de guerre
1939
Quoiqu’il en soit, pour l’instant, France-Film ne semble pas trop s’en faire. En janvier 39, Le courrier du cinéma devient son mensuel officiel; Édouard Garand en demeure le directeur gérant et Roger Champoux (Léon Franque) en devient le rédacteur. France-Film s’occupe maintenant, avec l’Associated Screen News, de la vente d’appareils cinématographiques comme le projecteur 16mm Filmosound. La raison pour laquelle France-Film fait le commerce de projecteurs, c’est qu’elle acquiert les droits de distribution 16mm de plusieurs films et va même jusqu’à faire tirer sur ce format, aux labos ASN, des copies des œuvres les plus marquantes de son catalogue. Elle conquiert ainsi en un tournemain le marché fort lucratif des paroisses, des écoles, des couvents, des centres sociaux et familiaux 1. En 1939, elle améliore encore une fois le son du St-Denis, le climatise (le Beaubien et le Cinéma de Paris le sont déjà) et prévoit faire de même dans ses salles de province.
Mais 1939, c’est surtout l’année de son dixième anniversaire. “Honneur en soit rendu aux Canadiens-français qui ont enfin compris cette vérité : une race ne peut briller aux premiers rangs que si elle est fière de défendre sa LANGUE » écrit-elle. Le courrier du cinéma promet “un numéro spécial qui relatera tant par le texte que par l’image cette étape merveilleuse d’une forme de patriotisme des nôtres” 2. Ce patriotisme n’empêche toutefois pas le royalisme, comme on peut le voir lorsqu’elle écrit : “PROFONDS HOMMAGES AU ROI ET À LA REINE NOS SOUVERAINS. En s’associant à la joie populaire, en offrant à leurs Majestés le roi et la reine d’Angleterre un témoignage d’admiration et de loyalisme, France-Film est fière de participer à un événement historique inoubliable” 3.
Mais cette année-là, la menace qui pèse surtout sur France-Film, c’est la guerre. Elle la nie évidemment. DeSève le déclare irrévocablement à La Presse : “LA GUERRE NE NUIRA PAS AU FILM FRANÇAIS, ET FRANCE-FILM N’OPÈRE AUCUN CHANGEMENT À SA POLITIQUE. Le spectacle continue. France-Film, constamment informée par son bureau de Paris bien avant le coup de Munich avait pris ses précautions. Je dirais même que nous avons pris nos mesures de guerre bien avant la date. La réserve de films français présentement à Montréal, dans nos voûtes, est amplement suffisante pour maintenir nos spectacles réguliers pour plus de deux ans. De plus il convient de ne pas s’alarmer outre mesure. Le 31 août, quelques heures avant la déclaration de guerre, notre bureau de Paris nous confirmait par câble l’envoi de huit films. C’est assez dire que les activités des studios n’ont pas été tellement disloquées… Le personnel des studios, des usines de tirage, est en grande partie féminin et par conséquent n’est pas mobilisé. Les négatifs étaient en sécurité dans des blockhaus à l’épreuve du feu et des bombes, il nous sera toujours possible d’avoir des copies… En dépit du conflit européen, je ne puis m’empêcher de jeter une note optimiste. Le film français va tenir le coup! Le film français ne mourra pas! C’est devant le danger que la France opère ses plus solides redressements. On le sait, on l’a constaté dans le passé et ces derniers mois notamment. Je suis informé que le cinéma est appelé à jouer un grand rôle dans le conflit. C’est donc dire que des studios ont été élevés en lieux sûrs. Le peuple de France aura besoin de distraction pour oublier la hantise du drame actuel. Ce sera le rôle du cinéma en France et aussi au Canada. Que l’on soit donc absolument rassuré. Les cinéphiles ne manqueront pas de films français. France-Film va poursuivre sa diffusion de belles productions de Paris exactement comme par le passé. The show must go on.”
Ce couplet, Le courrier du cinéma le reprend en octobre : “PAS LE MOINDRE DANGER POUR LE CINÉMA FRANÇAIS. À tous, de façon catégorique, officielle, nous disons : il n’y a aucun danger. Le spectacle se poursuit comme à l’habitude. Les films français seront aussi nombreux que par le passé. La production, après quelques retards bien compréhensibles, va en quelques mois reprendre son rythme normal. Rien n’est changé… La population civile a besoin d’oublier les affres de la guerre. S’il importe qu’elle ait du pain, il importe tout autant qu’elle ait des jeux, des distractions. Dans ce domaine le cinéma occupe la première place. Or le gouvernement français, nous assure-t-on, a pris les dispositions requises pour que la production des films ne soit pas contrecarrée inutilement.” C’est d’ailleurs la même assurance que donne à DeSève le 2 octobre le consul de France à Montréal, Noël Henry : “J’ai l’honneur de vous faire connaître que, selon une information officielle qui me parvient à l’instant, les dispositions sont prises en France pour continuer d’assurer le ravitaillement des salles cinématographiques de l’Étranger en films français”.
En plus de rassurer son public, France-Film se met à louanger le film français et ses artisans : les qualités, innées à ce cinéma parce que français, sont décuplées du fait de la guerre. On donne les acteurs français en exemple. “Fiers de servir la patrie, plusieurs artistes doivent, par ordre du ministère de la guerre, retourner aux studios terminer leurs films. En y continuant leur travail, ils travaillent encore pour la cause de la paix… Nous les aimions tous ces artistes, mais aujourd’hui un quelque chose de plus beau et de plus grand s’attachera à leur gloire et nous les rendra plus chers”. On parle donc avec enthousiasme du haut sens moral de l’artiste français que la misérable radio allemande injurie : “L’ARTISTE FRANÇAIS A LE RESPECT DE L’AMOUR. Très peu de scandales au sein de la grande famille des acteurs et actrices de Paris. Question de mentalité et d’éducation. Chez les Américains le divorce est hélas! Chose courante et cette plaie sociale gangrène petit à petit la colonie californienne. Mais à Paris on a le respect et de la femme et de l’Amour. C’est pourquoi il arrive très rarement que les déboires sentimentaux ou conjugaux d’une vedette parisienne viennent défrayer la chronique. Avouez que c’est beaucoup mieux ainsi… Est-ce que Fernandel est moins drôle parce qu’il a une femme et trois enfants? Ce n’est pas un jeune premier me direz-vous? Et allez donc! Tino Rossi chante-t-il plus mal depuis qu’il a uni sa destinée à Mireille Balin?… Ces mœurs-là, pas pour Paris. Tant mieux. Nous avons depuis longtemps été inondés de sornettes américaines qui répugnent franchement aux gens propres. À tout prendre, ne pensez-vous pas que les artistes ont le devoir de vivre une vie propre! L’amour, l’amitié et le mariage comme la famille sont choses précieuses qui méritent un infini respect. Nous ne sommes pas en Russie pour jeter par-dessus bord tous les préceptes divins et les principes de la civilisation”; ainsi en conclut Le courrier du cinéma de février 40. Comment avec une telle force intrinsèque, le film français pourrait-il vaciller? “Le film français ne saurait mourir”. Voilà ce que proclame catégoriquement France-Film. D’ailleurs, ce ne serait pas la bonne année pour qu’il meure. “Chaque semaine, 200,000 clients satisfaits” annonce la compagnie. Et son Courrier du cinéma vend 28,000 copies…
C’est pourtant en 1940 que France-Film cesse une pratique originale inaugurée en 1938 : celle d’essayer d’orienter les jugements de la censure.
On sait que, depuis 1911, existe au Québec un Bureau de censure des vues animées. Tous les distributeurs sont tenus de lui présenter leurs films. Durant les années 30, le Bureau exige aussi des distributeurs la liste des dialogues du film pour leur indiquer précisément, au cas échéant, quelles phrases, quels sons ou quelles scènes couper. C’est ce qu’on appelle reconstruire le film. Le distributeur doit répondre aux exigences du Bureau et lui renvoyer, avec le film et les coupures effectuées, une lettre assermentée garantissant que la reconstruction a bien été faite.
Pour éviter en partie ces problèmes et influencer le Bureau de censure, France-Film met sur pied un comité de visionnement chargé de voir à l’avance au St-Denis les films acquis, d’en faire une évaluation morale et artistique et de soumettre cette évaluation au Bureau pour le guider dans son verdict. Ce comité est composé généralement de DeSève, Arthur Vallée, Alban Janin (président et vice-président) et du Chanoine Adélard Harbour. Le comité attribue toujours une cote aux films : convenable, pour tous, recommandable, pour adultes. Il lui arrive de suggérer lui-même quelques coupures à effectuer avant d’accepter le film; paradoxalement même, le comité peut recommander de rejeter le film : la compagnie achetant les films en lot, ce n’était qu’une fois au Québec qu’on les évaluait à leur mérite; il faut néanmoins avouer que de tels cas se présentaient rarement (Janin les reprochera plus tard à DeSève). Généralement le Bureau suit les recommandations du comité; toutefois on constate à quelques occasions qu’un film coté “convenable” est cependant refusé; le Bureau de censure a des critères plus serrés que le comité de la compagnie.
Voyons quelques exemples de ces évaluations-maison :
- LES DEUX COMBINARDS de Jacques Houssin : Le film a été trouvé amusant et inoffensif pour public habitué au cinéma. Après les coupures suivantes, la cote “CONVENABLE” lui a été adjugée, (suit une liste de 4 scènes et de quelques répliques à couper du genre : “Je pars trouver mon amant. Son amant? Ma femme a un amant! Messieurs, ma femme me trompe!”).
- LE TOMBEAU HINDOU de Richard Eichberg : Scénario invraisemblable et inoffensif. Visible sans inconvénient pour public habitué au cinéma. Suite du “TIGRE DU BENGALE”. La cote “CONVENABLE” lui a été attribuée; on a suggéré cependant d’atténuer:
DANS LA 2ième BOBINE : Les danses en éliminant les “close-ups”
DANS LA 3ième BOBINE : Très grosse statue de femmes en “close-up”
DANS LA 4ième BOBINE : Les deux scènes de femmes prenant leur bain.
DANS LA 4ième BOBINE : Écourter les danses en éliminant les “close-ups”. - LE MARIAGE DE VERENA de Jacques Daroy : Voici une œuvre sensible, d’une portée sociale certaine; elle peut constituer une leçon utile, et faire réfléchir. De beaux sentiments de charité chrétienne, d’amour du prochain et du pardon généreux. Allusions respectueuses au baptême et au mariage religieux. La cote “CONVENABLE” lui a été attribuée.
- LA FEMME DU BOUT DU MONDE de Jean Epstein : De cette œuvre se dégage une impression trouble. La présence d’une femme parmi des hommes habitués au veuvage des longs courriers semble déchaîner en eux de mauvais sentiments de sensualité bestiale, etc. La cote “À REJETER” lui a été attribuée.
Notes: