La Cinémathèque québécoise

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1937-1938 : Les américains dans la mêlée

1937-38

Jusqu’à la guerre en effet tout va bien. Pour la saison 37-38 par exemple, on promet au public 104 films dont on lui donne d’avance la liste. On peut s’étonner de ce qu’une maison de distribution doive acquérir tant de films en une année mais il en faut autant car le St-Denis change chaque semaine de programme, et il est double! “Cette politique ne peut varier pour aucune considération” précise DeSève. Effectivement la politique de France-Film veut que le St-Denis ait les primeurs et que, peu importe le succès d’un film, on ne l’y garde à l’affiche plus d’une semaine. Il est alors envoyé au Cinéma de Paris (qui se réserve parfois des primeurs) où il peut faire plus longtemps carrière, ou chez les autres concessionnaires de la compagnie. Cette saison-là, on améliore aussi les salles. Le Cinéma de Paris est climatisé de façon à maintenir 21°C à l’année. Le St-Denis perfectionne encore son acoustique et sa projection. On construit même le Beaubien (angle Poupart), une salle de 700 places, “pour répondre au désir des 65,000 familles canadiennes-françaises de ce quartier” 1. Naturellement on continue à diriger l’Arcade et le National avec des programmes cinématographiques et scéniques. Bref l’heure est au triomphe.

C’est d’ailleurs le titre d’un texte important paru dans Le courrier du cinéma en mai 37 : “Le triomphe du film français est un fait accompli, et l’œuvre de France-Film dans ce domaine revêt l’ampleur d’une héroïque croisade. Institution canadienne-française, France-Film revendique pour la population française du Québec le droit de protéger la langue maternelle en mettant à son service le plus formidable moyen d’expression au monde : le film. France-Film a lutté; sa victoire est décisive! France-Film a été le champion du français; son appel a été entendu. Sept années d’efforts lui ont permis d’offrir à la population ce qu’elle désirait : du cinéma présenté dans la langue de France. Plus de cinquante millions de spectateurs, depuis sept ans, ont récompensé par leur encouragement infatigable la bataille engagée par France-Film pour la défense de l’art et de l’esprit français. Désormais la province ne saurait se passer du film français… C’est extraordinaire surtout lorsqu’on songe qu’avant l’avènement du sonore, pas une seule bande française ne passait sur les écrans de nos cinémas. Le film américain qui parlait en ce temps-là une langue internationale facilement comprise de toutes nos populations puisqu’elle tenait de la pantomime, avait beau jeu pour s’implanter au Canada, d’autant plus que les Yankees avaient des capitaux tant et plus, tandis que le cinéma français, mal assis sur ses bases, ne jouissant pas de capitaux, avait peine à se maintenir dans son pays d’origine. La technique du muet français était informe et était indigeste même pour les spectateurs les moins avertis. L’infiltration de l’esprit américain par le film avait accompli son œuvre néfaste parmi nos populations, en même temps que la pénétration du mauvais goût yankee, par sa musique de ‘ragtime’, etc.”.

L’histoire du cinéma au Québec regorge de textes où l’on s’attaque au cinéma, soit parce qu’il est corrupteur, soit parce qu’il est américain. Nous avons vu à quelques reprises comment France-Film et ses défenseurs utilisent ces deux arguments en jouant la carte française, patriotique, nationale, et en insistant sur les qualités morales de ce cinéma; cela sert bien ses intérêts financiers et contribue à consolider son monopole. Les Américains et les Canadiens-anglais, à quelques exceptions périodiques près, se sont peu préoccupés du film français et des mises en garde morales; en effet pourquoi lutter pour quelque chose de peu rentable tandis qu’il est plus important de combattre la censure et la taxation, deux obstacles à la libre entreprise. Mais le succès de France-Film les amène à rectifier leur tir. C’est pourquoi on lit dans Le Devoir du 26 février 1938:

LE TRUST NORD-AMÉRICAIN DU CINÉMA VEUT S’EMPARER DU FILM FRANÇAIS.

L’exploitation du film français à Montréal et dans la province de Québec va faire l’enjeu d’une lutte formidable qui ne saurait manquer d’intéresser la population française. Le trust nord-américain du cinéma, qui s’incarne dans la Famous Players Canadian Corporation et dont l’âme dirigeante est M. Nathan-L. Nathanson, est menacé dans son hégémonie depuis l’avènement au Canada du film français. Ce trust a déjà perdu une partie relativement considérable du marché québécois. Le trust a donc décidé de reconquérir ses positions en s’emparant de l’exploitation du film français. L’offensive contre le groupe québécois qui exploite actuellement le cinéma français doit se déclencher, si rien ne vient modifier les projets actuels, dès septembre prochain; les engagements préliminaires se poursuivent silencieusement déjà depuis quelques mois… Le marché du film français a été artificiellement restreint. L’on peut affirmer sans crainte que la demande est plus forte que l’offre : ce n’est pas le public qui fait défaut au film français; ce sont les salles. Les magnats du cinéma nord-américain ont fini par se rendre compte de la situation et par comprendre qu’ils ne pourraient indéfiniment enrayer la diffusion du film français; d’où leur désir de s’emparer d’une affaire qui promet.

C’est un secret de polichinelle dans les milieux où l’on s’intéresse au cinéma, que le projet du trust est d’organiser un circuit français à Montréal et dans la province dès l’automne prochain. Le projet est d’ailleurs déjà connu dans ses grandes lignes. Le Princess sera voué au film français et servirait de cinéma de première au nouveau circuit. L’Amherst serait en quelque sorte le cinéma-clef du circuit. Celui-ci comprendrait un certain nombre de salles de l’United Amusement — cette chaîne ne donne actuellement du cinéma français qu’au Plaza — et les cinémas de la chaîne Confederation Amusement qui vient de tomber sous la tutelle de l’United Amusement et qui a depuis longtemps habitué sa clientèle au film français. Le circuit s’étendrait par toute la province avec le Capitol et l’Arlequin à Québec, le Capitol aux Trois-Rivières, etc. La distribution serait l’affaire de la Regal Films qui s’occupe actuellement d’accumuler sur ses tablettes des films achetés en France pour ravitailler le nouveau circuit. Le trust a exercé des pressions sur nombre de petits propriétaires de salles : il les a amenés à se soumettre à ses volontés en leur faisant entendre qu’ils pourraient perdre leur approvisionnement en films américains; nul doute qu’il pourra les décider de faire partie de son nouveau circuit français.

La lutte entre les deux groupes ne se livrera pas seulement dans la province de Québec où ils se disputeront la faveur du public et chercheront à augmenter leurs débouchés en faisant entrer dans leurs circuits respectifs le plus grand nombre possible de salles. Elle se livrera aussi en France, autour de l’approvisionnement en films français. Ce sera vraisemblablement la surenchère pour obtenir les meilleures productions. Il sera intéressant de voir quelle sera l’attitude de l’industrie cinématographique française. Les producteurs français seront-ils assez clairvoyants — on pourrait ajouter assez reconnaissants — pour favoriser ceux qui leur ont ouvert un marché au Canada, marché destiné à s’accroître de plus en plus, plutôt que le groupe qui représente leurs concurrents américains et qui ont tout intérêt à restreindre la diffusion du film français? Les représentants officiels de la France au Canada sauront-ils présenter aux producteurs français de films la situation sous son vrai jour? Autant de questions dont on connaîtra les réponses assez prochainement. Quoiqu’il en soit, les cinéphiles québécois peuvent se préparer à assister prochainement à une lutte gigantesque où ils seront appelés à jouer le rôle d’arbitres”.

Notes:

  1. Cette ère de prospérité n’est pas exclusive à France-Film. Par exemple United Amusement vient de construire le Snowdon et la Confederation annonce un plan de construction d’une ou deux salles par année, dont la première sera le York.