1946 : Le magazine du cinéma et de la radio
1946
Cette renaissance donne lieu à de nouvelles déclarations enthousiastes dans Le magazine du cinéma et de la radio (ex-Courrier du cinéma). En mai 46, on y lit : “Le film français est sorti victorieux de la guerre et de l’occupation! Il a conservé, malgré tout, ses moyens d’expression et sa puissance de rayonnement. Plus que jamais il s’affirme par l’intérêt et le caractère humain des sujets traités, la valeur exceptionnelle de ses artistes, l’intelligence de ses techniciens… Dès janvier 46 les productions récentes de France apparaissaient sur nos écrans. Ce réveil du cinéma provoque la joie et l’enthousiasme. Sa popularité actuelle, croyons-nous, n’est que le prélude d’une puissante évolution. L’ouverture du Cinéma de Paris (à Pâques 46, n.d.l.r.) ne serait que la première réalisation d’un vaste projet d’expansion. Nous tenons à féliciter de tout cœur les animateurs de ces deux sociétés (France-Film et CCC) qui revendiquent pour la population française du Québec le droit de protéger la langue maternelle et la pensée française, en mettant à son service le plus formidable moyen d’expression qui soit au monde : le film”. Le cinéma français sort donc renforci et grandi de l’épreuve et donne lieu aux mêmes discours nationalistes qu’avant-guerre. Quant à lui, Léon Franque y va encore une fois de son couplet : “A public français, film français!… La valeur éducationnelle du film français s’affirme de jour en jour. Voir un film parlant français, c’est prendre, de la façon la plus attrayante qui soit, une leçon de diction, une leçon de vocabulaire, une leçon de finesse et une leçon de mesure. Personne ne nous contredira si nous disons que nous avons grandement besoin de pareilles leçons”. Personne ne nous contredira non plus si nous doutons de ces énoncés et des résultats obtenus…
Cette remontée du film français s’effectue dans un contexte de concurrence Paris-Hollywood à peine esquissé avant-guerre avec les prétentions de Famous Players. C’est à ce sujet que s’arrête Pierre Vigeant dans Le Devoir du 9 octobre 46 : “POURQUOI LE CINÉMA FRANÇAIS DEVRAIT GAGNER DU TERRAIN… Voici maintenant que les producteurs des États-Unis viennent à leur tour nous offrir du film français. Ils ont voulu profiter des difficultés qu’éprouve l’industrie cinématographique française pour se créer des marchés dans les pays de langue française et le marché du Canada français ne pouvait guère échapper à leur attention en raison de sa proximité. Il y a déjà plus de deux ans que l’Orpheum présente des films de Hollywood doublés en français. Et l’expérience a été aussi encourageante que rémunératrice. Ces films doublés passaient ensuite sur les écrans de quelques salles de quartier… Le trust étatsunien du cinéma a donc décidé de nous offrir du film français. La direction de l’Orpheum vient d’annoncer qu’elle présentera, à compter du 11 octobre, deux films français nouveaux chaque semaine. Et il ne s’agira pas simplement de films synchronisés ou doublés, mais aussi de films originaux produits en français… La concurrence qui s’amorce aujourd’hui apparaît comme un événement en somme heureux pour le Canada français. La sympathie de la majorité de nos cinéphiles ira sans doute à France-Film parce que nous lui sommes redevables de l’introduction du cinéma français au pays et parce que c’est une entreprise exploitée par des nôtres. L’intervention intéressée du trust étatsunien dans le domaine du cinéma français n’en contribuera pas moins à hâter le jour où l’équilibre aura été rétabli entre la langue de la majorité de la population et la langue de la majorité des cinémas. On peut discuter indéfiniment sur les mérites respectifs du cinéma français et du cinéma étatsunien du point de vue artistique, moral et éducatif. Il y a là matière à d’intéressantes études de critique comparée. Il y a au moins un principe qui ne souffre pas de discussion : c’est qu’il faut, toutes choses égales d’ailleurs, préférer le film français à l’autre à cause de la langue et de l’esprit… À partir de la semaine prochaine, la situation sera relativement satisfaisante du point de vue des cinémas de première à Montréal. Il y aura quatre salles consacrées aux nouvelles productions étatsuniennes — Capitol, Palace, Princess, Loew’s et trois salles consacrées aux nouvelles productions françaises — St-Denis, Cinéma de Paris, Orpheum. Chaque semaine, on présentera aux cinéphiles montréalais de 5 à 8 nouveaux films anglais et 5 nouveaux films français. Il faut ajouter cependant que les quatre premières salles représentent un nombre de places sensiblement plus élevé que les trois autres…”. En fait l’équilibre souhaité ne se réalisera pratiquement pas et jusqu’à nos jours sera dénoncée la domination américaine et anglophone sur nos écrans. Pour mieux saisir ce problème, il faudrait poursuivre la présente étude pour les années 50-70, ce qui n’est évidemment pas notre propos.
En 46-47, France-Film reprend sa vieille habitude de publier la liste complète des films qu’elle offre pour sa saison cinématographique. Ses clients au Québec sont nombreux : formant un groupe de 43 salles en 44, ils sont 105 fin 46, soit plus que le chiffre d’avant-guerre (84 salles en 1939). Ce rétablissement spectaculaire du film français, cette assurance d’approvisionnement conclue par les différents voyages de Nantel David en France, encouragent Janin à se lancer dans des projets d’expansion. En novembre 47, il déclare : “Malgré la pénurie des matériaux et de la main-d’œuvre nous avons pu rafraîchir quelques salles. Durant la guerre nous avons dû vendre certains cinémas à cause des difficultés d’approvisionnement mais avec la reprise de la production nous avons pu acheter un cinéma de construction récente, entreprendre la reconstruction du Canadien de Québec détruit par un incendie et construire un nouveau Cinéma de Paris à Sherbrooke. Ces deux nouvelles salles seront sûrement parmi les plus somptueuses, les plus modernes de la province. D’autres projets d’envergure dans l’ordre de la construction de salles seront annoncés prochainement”.
Effectivement quelques semaines plus tard, pour Noël, on inaugure à Sherbrooke un Cinéma de Paris de 839 places ayant coûté environ $200,000. (qui remplace l’ancien acheté le 10 juin 44) tandis que ce mois-là le Canadien, à Québec avec une capacité de 1350 places, ouvre ses portes sous le nom de Cinéma de Paris, l’ancien Cinéma de Paris de la basse ville ayant pris le nom de Pigalle. Les plans de ces deux salles sont l’œuvre de l’architecte Jean-Julien Perrault. L’expansion déborde même les frontières du Québec en atteignant le Nouveau-Brunswick où se crée un modeste circuit offrant les films France-Film. Comme preuve supplémentaire de la reprise, s’il en fallait, signalons la visite de certaines vedettes aux bureaux de France-Film, dont la plus remarquée à l’époque fut celle de Fernandel. On comprend que dans de telles circonstances Janin veuille clarifier définitivement sa situation envers DeSève et pense à remettre en selle sa cause de 1945. Mais le 25 avril 1948, Janin meurt à l’âge de 68 ans.