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1934 : Franco-Canada Films

1934

1934 s’avère une année très importante pour France-Film et pour le cinéma parlant français au Québec. Le 12 mars, Alban Janin devient directeur de la compagnie et l’un de ses principaux actionnaires. La venue d’un homme extérieur au milieu du cinéma et du spectacle, un entrepreneur habitué aux affaires de la construction, confirme que France-Film est devenue une bonne affaire. Le quatrième congrès du film français tenu le 23 mai consacre la victoire du travail de Hurel. Comme le dit bien Léon Franque : “Le congrès de cette année prend une importance capitale à cause du considérable accroissement de l’intérêt du public à ces productions que nous ignorions totalement il y a cinq ans à peine… Il ne s’agit plus comme au début de vendre cette production (française) au nom de la langue française, au nom d’un patriotisme intelligent, mais bien plus de l’exploiter selon sa seule valeur commerciale”.

C’est d’ailleurs pourquoi à l’ordre du jour du congrès, auquel sont conviés tous les exploitants du Québec, particulièrement ceux qui présentent déjà des films en français, on retrouve les points suivants : le compte rendu des activités du film parlant français dans le Québec et étude des mesures à prendre pour augmenter les résultats acquis dans tous les domaines déjà exploités et à exploiter à l’avenir. À cette occasion, la France-Film et la Compagnie cinématographique canadienne publient le bilan de leurs efforts : 250 films présentés en 4 ans, 250 actualités Pathé-Natan, Éclair-Journal, Gaumont (Éditions La Presse). Au niveau des entrées cela donne les résultats suivants :

Saison 1930-31 30  cinémas 78,000 spectateurs
Saison 1932-33 70  cinémas 245,000 spectateurs
Saison 1933-34 73  cinémas 365,000 spectateurs

Ce congrès d’une journée est autant une réunion de travail qu’une réunion mondaine à laquelle se font un honneur d’assister Athanase David et Camillien Houde et qui se solde par des cocktails et une visite à La Presse. D’ailleurs La Presse (qui a toujours manifesté un vif intérêt pour le cinéma et dont un des propriétaires, E. Berthiaume, a même fait partie de Laval Photoplays) publie plusieurs pages sur le congrès dans son édition du 19 mai, récidive quotidiennement pour aller jusqu’à lui consacrer la “une ” du 24 où on lit une déclaration de son président, P.R. DuTremblay, sur le rôle éducationnel du film français.

De son côté DeSève ne reste pas inactif. Il pousse le 18 février Les films Édouard Garand à se changer en Franco-Canada Films. Demandées le 20 mars, les lettres patentes sont accordées le 1er juin. Plus qu’à un changement de nom, cette modification correspond à un changement de direction et d’orientation. DeSève n’a aucune difficulté à manipuler Garand en exploitant son alcoolisme et devient ainsi président de la nouvelle compagnie. Il la structure comme France-Film : un directeur général, L.E. Ouimet, déjà à l’emploi des Films E. Garand, un directeur des ventes, Maurice West, un directeur des achats à Paris, Werner R. Bader. Franco-Canada s’assure pour la saison 1934-35 les droits de près de 50 films dont elle publie à l’avance les titres, selon la pratique en usage à l’époque. Reste à présent à savoir où les films vont être exploités.

Franco-Canada va d’abord brouter sur les plates-bandes de France-Film en offrant ses films aux propriétaires et aux exploitants. Ceux-ci présentent donc sans problème des films des deux compagnies. D’ailleurs cette pratique est tout à fait normale; DeSève y recourt même pour le St-Denis, s’y assurant en outre l’exclusivité des productions françaises des compagnies Fox, Paramount, Empire et Regal. DeSève contrôle aussi à Québec le Princess et l’Empire et à Montréal le St-Denis, le National et l’Imperial. En fait, de ses trois salles de Montréal, seul le St-Denis est consacré principalement au cinéma. DeSève reprend enfin l’Imperial le 12 mai 34; cette salle a déjà depuis longtemps délaissé le cinéma pour se consacrer à l’opérette sous la direction de Jos Bourdon. DeSève pense d’abord y présenter des films Franco-Canada ainsi que des vaudevilles et des films américains. Mais le 9 juin il se ravise. Tout en conservant la gérance à Jos Bourdon il engage un ancien directeur de l’Imperial, qui fut aussi gérant du St-Denis à ses débuts, H.W. Conover, pour qu’il prenne la direction des spectacles. L’Imperial devient donc alors complètement consacré au vaudeville et au cinéma américain 1.

Quant au National, DeSève veut en faire un grand lieu de spectacle. Il y effectue des rénovations et y engage un régisseur, Hector Pellerin, un directeur artistique, Raoul Léry et un gérant, Rickner (celui-ci soutient que DeSève l’y a envoyé pour se débarrasser de lui au St-Denis). Le National rouvre le 12 mai. Le programme du National dès le 30 juin est assez typique : 4½ heures de divertissement comprenant un mélodrame populaire qui a fait ses preuves, un film français, plusieurs courts métrages et des tours de chant. DeSève précise : “J’avais d’abord essayé de donner des spectacles burlesques (du 12 mai au 30 juin, n.d.l.r.) mais le théâtre a aussitôt périclité. Depuis le règne du mélo, la salle ne désemplit pas. Le mélo est donc là pour y rester, il est du goût du public” 2.

Nous voilà donc avec DeSève à la tête d’une bonne entreprise de cinéma et de spectacle et face à France-Film. L’affrontement aura-t-il lieu? Franco-Canada fait comme si de rien n’était. En août et en septembre elle soumet ses films au bureau de censure. Janin ne tarde pas à comprendre que DeSève et lui parlent le même langage des affaires et que s’il possède plus de capital, DeSève possède plus d’expérience, plus d’agressivité et plus d’audace. Il propose donc à Franco-Canada la fusion. Le 24 septembre, DeSève accepte et elle a lieu officiellement le 1er octobre. France-Film récupère donc les films et les salles de Franco-Canada et acquiert le véritable monopole du film français au Canada. Hurel demeure président de la compagnie, DeSève en devient le vice-président. Garand se retire de la distribution; son nom n’est même pas mentionné dans les annonces de fusion! DeSève avait depuis longtemps fait de lui un second violon; Garand retourne donc dans le champ de l’édition 3. Avec cette fusion, France-Film devient pratiquement le seul importateur de film français (voir annexe I (Télécharger pdf)) et se retrouve à la tête d’une chaîne relativement importante : St-Denis 4, Cinéma de Paris, National à Montréal (l’Imperial ayant été aussitôt abandonné à Ouimet comme nous l’avons vu), Empire, Princess, Cinéma de Paris à Québec, Cinéma de Paris à Trois-Rivières et bientôt Cinéma de Paris à Sherbrooke.

Cette “victoire” ne peut que conforter les inconditionnels de la France comme le journaliste Jean Dufresne qui écrit en décembre dans Le Canada : “Pour nous la supériorité du film français sur le film américain crève maintenant les yeux. Les avantages techniques du dernier sont disparus car on apprend vite à se lasser d’une splendeur vide. Le romanesque toujours le même, parti du mythe de Cendrillon, et le dénouement irrévocablement conjugal des productions d’Hollywood nous apparaît franchement enfantin, maintenant que nous avons des sujets de comparaison… Nous qui sommes si tôt découragés devant l’effort et si peu confiants en face de l’avenir, épuisés que nous sommes par trois siècles de vie rude, soutenus uniquement par une foi religieuse plus vigoureuse qu’éclairée, nous y trouvons (dans le cinéma français) des raisons de ne pas désespérer… Le film français, installé pour de bon au Canada, a un rôle éducateur à remplir. A en juger par son court passé miraculeux, il ne semble pas qu’il doive faillir. C’est donc à nous de prêter une oreille attentive chaque fois que, sur l’écran, la France nous parle”

Notes:

  1. Le 17 novembre, ce sera L.E. Ouimet qui en deviendra le locataire et le gérant. Il y présentera jusqu’à l’été 35 des films américains et des spectacles. Cet été-là, il fera rénover la salle et en perfectionnera le système sonore de sorte que le 7 septembre, il annoncera que l’Imperial devient un nouveau foyer de films français avec un programme de $5,000,000. de grands films. À noter, pendant que nous en sommes à Ouimet, que pour celui qui s’y référerait pour la période que nous couvrons, le livre Les Ouimetoscopes fait preuve de beaucoup d’imprécision en ce qui a trait à Ouimet, Franco-Canada, France-Film, DeSève et Rickner
  2. Il ne sera donc pas surprenant de voir DeSève produire plus tard des films mélos, dont son plus célèbre, LA PETITE AURORE L’ENFANT MARTYRE.
  3. Il faut toutefois souligner le fait paradoxal qu’en 1939, dans l’annuaire français LE TOUT CINEMA, Garand annonce les activités de Garand Film Import dont nous n’avons pas trouvé de traces concrètes.
  4. À l’automne 1934 le St-Denis est toujours propriété de la St-Denis Corporation, mais hypothéqué au nom du Prudential Trust. Le 26 septembre, le Trust devient finalement propriétaire légal du théâtre. Le 3 octobre, il le vend au président de la St-Denis Corporation, Bickell qui à son tour le revend le 7 février 35 à Alban Construction, propriété de Janin. Il le demeurera jusqu’en 48.