1945 : La rivalité Janin/DeSève
1945
En fait France-Film n’a plus besoin de s’adonner à cette pratique évaluatrice car son approvisionnement est complet dans l’immédiat et il ne se renouvelle pas. Cela lui pose finalement problème. Pendant quelque temps, la compagnie essaie d’allonger la sauce. Mais un beau jour, elle doit se rendre à l’évidence : il faut fermer des salles. C’est ce qui arrive au Cinéma de Paris (Montréal) en 1942. Cette même année, France-Film se voit obliger de se recycler complètement dans le spectacle et le concert. C’est alors que tout se brouille entre Janin et DeSève. Cette brouille aboutira à ce qu’en décembre 45 Janin poursuive DeSève en cour pour récupérer les actions qu’il lui a cédées par la convention de 1936. À cette occasion Janin plaide que DeSève n’a pas respecté cette convention. Que nous apprend son plaidoyer. Plusieurs choses.
- En déménageant à Lanoraie, à l’insu du conseil de la compagnie et en persistant à y demeurer, DeSève ne consacre plus à France-Film les services auxquels elle a droit et pour lesquels il reçoit $15,000.00 par an. Il fait preuve d’incurie dans la surveillance des salles en négligeant d’y faire les réparations nécessaires ou même de les entretenir (ce reproche s’applique à 8 salles du Québec), et dans le choix, la surveillance, la direction et le contrôle du personnel de la compagnie.
- Sachant que la compagnie doit, pour continuer à opérer normalement pendant la guerre et l’après-guerre, utiliser toutes ses ressources, DeSève, à partir de 1939, a fait défaut de réparer ou de faire réparer 39 films, tout en assurant les directeurs qu’il avait pris les mesures nécessaires, ce qui cause la destruction de ces films. Il maintient en circulation 49 films non réparés aggravant ainsi leur état, entraînant des bris continuels, causant de l’insatisfaction, le tout résultant dans une perte de clientèle et de revenus. Il maintient aussi à l’écran, de façon presque continuelle, 28 grands films qu’il aurait fallu ménager. Il laisse accumuler pêle-mêle un très grand nombre de films au St-Denis, au bureau de France-Film et à la voûte de l’avenue Monkland.
- Par la suite de ses négligences, DeSève oblige France-Film à se départir à l’automne 41 du Beaubien de Montréal, du Rex de St-Jérome et du Victoria de Québec.
- DeSève agit aussi de façon à susciter à la compagnie des difficultés, de la concurrence même, et à miner sa réputation et son prestige.
- DeSève met France-Film à la merci des exigences des producteurs en ayant conclu et en persistant à conclure des achats de droits de 58 films, sans obtenir l’autorisation du séquestre des biens ennemis.
- DeSève achète 16 films qu’il sait qu’il serait impossible d’exploiter à cause de leur sujet : LES ÉPOUX SCANDALEUX, LA CASERNE EN FOLIE, LES DEMI-VIERGES, JEUNE FILLE DE PARIS, UNE FAIBLE FEMME, BARCAROLLE D’AMOUR, etc.
- DeSève conclut avec Renaissance Films Inc. un contrat de distribution du PÈRE CHOPIN à des conditions désavantageuses pour France-Film, alors que quelques jours plus tard il s’associe à Renaissance.
- DeSève fait faire à France-Film des achats de cinémas (Arlequin et Canadien à Québec, Cinéma de Paris à Sherbrooke) qui lui sont désavantageux ou des ventes à des prix trop bas (Rex, Beaubien, Victoria déjà nommés et Corona de St-Hyacinthe). Il prend donc des décisions contraires aux intérêts de la compagnie.
- DeSève présente à quelques reprises, après les représentations régulières, des films refusés par la censure et quelques films pornographiques qui n’appartiennent pas à France-Film, exposant celle-ci aux sanctions des autorités et à la perte de sa réputation.
- DeSève se sert à des fins personnelles des biens et des films de France-Film. D’octobre 36 à février 44, il fait même payer par la compagnie plus de cent dépenses personnelles pour un total de dizaines de milliers de dollars.
- DeSève désobéit au comité exécutif de la compagnie, refuse de lui fournir des renseignements, court-circuite les informations, le tient dans l’ignorance de l’administration de la compagnie, signe ou modifie des contrats sans son approbation.
- DeSève tente de nuire au fonctionnement de la compagnie en refusant d’engager des employés supérieurs nécessaires ou en tentant d’obtenir le renvoi de certains qui sont en place, comme Roussy de Sales ou Paul Poulin, allant même jusqu’à les déprécier devant les clients, les humiliant devant le personnel et en coupant leur salaire. Il applique la même pratique vis-à-vis Janin, le surnommant “le vieux” et déclarant que de toute façon celui-ci n’en a pas pour longtemps à vivre et qu’alors, il acquiérerait les intérêts de la compagnie, et qu’entretemps mieux vaut faire baisser la valeur de celle-ci.
- DeSève va aussi à l’encontre de la compagnie dans l’organisation des concerts et des opéras de 41 à 44 1 en voulant faire donner à Canadian Concerts une commission et des contrats de service alors que les services de cette compagnie ne sont pas nécessaires et peuvent être accomplis par France-Film. Naturellement, DeSève et Nicolas Koudriavtzeff de Canadian Concerts sont partenaires…
Comme il faut s’y attendre, DeSève ne répond pas à ces allégations. Sa tactique consiste à demander à deux reprises des précisions supplémentaires de façon à gagner du temps. Sa tactique est-elle profitable? On l’ignore. Toujours est-il que Janin ne donne pas immédiatement suite à sa cause et la laisse sur les tablettes. En janvier 48, il fait mine d’y revenir car il change de procureur. DeSève se décide alors à contre-attaquer en demandant à Janin de comparaître à son tour et d’amener avec lui certains documents incriminés. La cause n’aura pas de suite en cour, car Janin mourra avant.
Revenons pour le moment un peu en arrière, à la fin de la guerre. Déjà en avril 44 la revue Le film, dévouée entièrement au cinéma américain, annonce que la libération de la France est proche parce qu’en Californie on a déjà commencé à procéder au doublage de certains films à succès. Le film se réjouit même de ce que ces films doublés passeront sur nos écrans avant d’être projetés en Afrique française du nord. C’est d’ailleurs ce que commence à faire l’Orpheum le 7 du même mois en présentant des versions françaises. Chez France-Film la fin de la guerre coïncide avec l’éclatement du conflit Janin-DeSève. En avril 45, DeSève “démissionne” de la compagnie : Janin vient de se débarrasser de lui. Ce qui a fait déborder le vase, outre tout ce que nous avons vu précédemment, c’est que le 20 mars, DeSève se soit départi en faveur de la Banque de Toronto de 3600 actions de la compagnie sans les avoir auparavant offertes à Janin selon les termes de la convention de 36 2. Comme DeSève lui a déjà fait le coup le 10 mars et le 3 décembre 42 3, Janin est cette fois ulcéré et met la pression pour obtenir la tête de son rival. Mais pour DeSève cette démission ne change pas grand chose car il récidivera le 17 décembre 45 en se départissant en faveur de la Banque canadienne nationale de 462 actions ordinaires de France-Film.
En 1945 donc, France-Film liquide ses querelles internes et se remet en branle, ainsi qu’on peut le constater au tableau en annexe I (Télécharger pdf). Comme plus de la moitié des salles qui présentaient avant-guerre du film français sont soit fermées, soit passées au film américain, France-Film a une bonne côte à remonter. Heureusement que, grâce à un accord spécial des gouvernements français et canadien, France-Film est la première compagnie à acheter des produits français après-guerre. Cela est dû aux efforts du gendre de Janin, Nantel David, assistant-directeur de la Compagnie cinématographique canadienne, qui en mai 45, avant même la signature de l’armistice, se retrouve à Paris où il remet sur pied le bureau de la CCC, achète toute la production naissante et s’assure un approvisionnement complet pour les années à venir. Cela est dû aussi à l’aide qu’apportent Messieurs Lucien Masson, vice-président du Syndicat des exportateurs de films et Gustave Jif, président du Syndicat des distributeurs de film qui font partie du nouveau bureau parisien de la CCC.
Notes:
- L’organisation de concerts et de spectacles devient, durant la deuxième moitié de la guerre, une activité importante, sinon capitale pour la compagnie. Contrairement aux déclarations antérieures, les films viennent à manquer et on doit fermer ou vendre des salles, ce que reproche Janin à DeSève comme nous venons de le voir. ↩
- DeSève dira qu’il n’a pas vendu mais hypothéqué ses actions… On peut supposer qu’il avait besoin d’argent pour Renaissance Films Distribution qui est incorporé ce 25 avril 45. ↩
- On peut se demander pourquoi DeSève à cette époque a un tel besoin d’argent comptant, surtout que le 31 mars 42, d’après les entrées aux livres de France-Film, il a fait payer par la compagnie une dépense personnelle de $12,000.00. Est-ce pour les concerts, pour sa maison de Lanoraie? ↩