La Cinémathèque québécoise

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1936 : Le Courrier du cinéma

1936

En décembre 1935, il faut signaler la parution du premier numéro du Courrier du cinéma publié par Garand et Maurice Davis “qui fut dans le commerce du film durant 20 ans, propriétaire lui-même de théâtres et gérant de firmes de cinéma”. Ce magazine à 5¢ veut au départ parler de Paris, d’Hollywood et de New York. Mais comme la revue Le film se consacre déjà entièrement au cinéma américain, Le courrier du cinéma s’oriente bientôt exclusivement vers le film français. France-Film en est le principal publicitaire, avant d’en devenir tout simplement propriétaire. Durant sa première année d’existence, Le courrier du cinéma prend l’habitude de publier des textes éditoriaux (habitude qu’il perd par la suite pour n’être que revue de promotion) qui nous renseignent éloquemment sur les préoccupations des distributeurs et des exploitants québécois durant les années 30. Puisque ces propos éclairent et complètent très bien l’histoire de France-Film en la situant historiquement, nous avons pensé utile d’en citer de larges extraits :

ADMETTONS NOS ENFANTS AU CINEMA (mars 36)

“…Par un sentiment de fausse pudibonderie nos administrateurs provinciaux malgré les nombreuses requêtes qui leur furent présentées ont toujours refusé aux enfants en bas de seize ans le droit d’admission au cinéma. L’on allègue comme raison que les scènes représentées au cinéma ne conviennent pas aux enfants. Et pourtant nous avons une censure. À quoi bon alors payer pour cette censure si elle est inefficace? Il n’y a pas deux morales. Si la censure laisse passer des scènes qui dans l’opinion des administrateurs peuvent paraître immorales à la jeunesse de seize ans, ces scènes sont forcément immorales pour tous les âges, puisque d’après le Code Civil un jeune homme de seize ans et une jeune fille de quatorze ans peuvent contracter mariage. Est-ce une admission indirecte de l’inutilité de la censure? Nous différons d’opinion. Nous croyons que la censure est bien faite, que les scènes lascives sont enlevées et que les pellicules exhibées dans nos théâtres peuvent être vues de tout le monde.

Cette attitude de priver les enfants de l’admission aux salles de cinéma est illogique. C’est une sollicitude à leur endroit que rien ne peut justifier… Où la censure est inefficace? Alors pourquoi dépenser l’argent des contribuables dans le maintien de cette institution? Où elle est efficace? Dans ce cas pourquoi n’en pas reconnaître le mérite et l’utilité en faisant bénéficier les enfants des avantages qu’offre dans le développement intellectuel ce qu’on est convenu d’appeler le ‘septième art’. Pour notre part nous croyons que le cinéma peut et doit être mis à la portée de tous à cause de sa grande valeur éducationnelle, instructive et artistique. Ce que nous demandons au gouvernement provincial, c’est que tous les enfants en haut de douze ans entrent au cinéma. Nous lui demandons également que tous les enfants sans exception soient admis aux représentations du samedi alors que des films spécialement censurés pour eux seraient projetés à l’écran. Nous croyons aussi qu’il n’y ait aucune objection à ce que les enfants accompagnés de leurs parents ou d’un gardien puissent avoir accès dans nos théâtres”.

ADMETTONS NOS ENFANTS AU CINEMA (avril)

“Des milliers de réponses nous sont parvenues et tous nos correspondants sont d’accord pour exiger que l’on donne des représentations spéciales à nos enfants. Quatre-vingt-dix pour cent demandent que les enfants soient admis dès l’âge de douze ans. Enfin, soixante-quinze pour cent nous ont répondu qu’ils étaient fortement en faveur de l’admission des enfants au cinéma, accompagnés de leurs parents. M. Pierre Boucher, du journal ministériel Le Canada s’étonne que la province de Québec ait enregistré une diminution dans le nombre des cinéphiles dans nos salles de cinéma en 1935. Nous ajouterons de plus que cette baisse est constante depuis 1929, alors que l’on a passé cette loi odieuse prohibant l’admission des enfants. Nous ne craignons pas d’appeler cette loi odieuse parce que l’on s’est servi comme prétexte d’un accident pour empêcher nos bambins de fréquenter nos cinémas. Et aujourd’hui pourquoi s’oppose-t-on? C’est pour une autre raison; l’on prétend hypocritement que cela conduit notre jeunesse dans les mauvais chemins”.

TAXES (avril)

“L’on attaque en certains milieux les cinémas et ceux qui les critiquent sont ceux-là qui en retirent des revenus… Sur chaque 0.15 que le client paie au contrôle, .03, c’est-à-dire le cinquième, tombe dans la caisse gouvernementale. De plus, sur chaque siège le propriétaire est tenu de donner 0.85 à la ville, 0.50 à la province et un 0.10 additionnel pour avoir le droit de jouer des films parlants. Tous les théâtres ayant une marquise sont obligés de payer une taxe spéciale. Pour avoir le droit de faire fonctionner un moteur indispensable à l’usage de la machine cinématographique : taxe spéciale; de plus, le gouvernement envoie un inspecteur que le propriétaire est obligé de dédommager (taxe de l’électricité). Chaque film est censuré : taxe spéciale; parlerons-nous de la taxe d’affaires ou de la taxe d’eau? Ces taxes varient entre $500.00 et $8,000.00 annuellement. Une bonne partie des taxes imposées va aux hôpitaux et aux institutions de charité. Et si dans les hôpitaux l’on s’est aperçu de la crise d’une façon plus prononcée qu’ailleurs c’est que les recettes provenant de cette source, c’est-à-dire des cinémas, ont diminué considérablement depuis 1929, depuis que l’on a passé cette loi inique. Nous croyons qu’une détaxation générale s’impose afin d’alléger le fardeau des propriétaires de salles de cinéma” 1.

L’ETAT TOTALITAIRE FONCTIONNE DANS LA PROVINCE DE QUÉBEC (mai)

“L’État remplace l’autorité des parents. Ceux-ci ne peuvent élever leurs enfants comme ils l’entendent. L’État refuse l’entrée des cinémas aux enfants, contre l’autorité et la volonté des parents… Le cinéma est le principal moyen d’éducation de la jeunesse. Allons-nous en priver nos enfants? Allons-nous empêcher nos petits de se développer intellectuellement et moralement par le cinéma?… La province de Québec est un pays catholique. La religion nous enseigne que les parents sont et doivent seuls avoir autorité sur leurs enfants parce que ce sont eux qui les connaissent le mieux. Ce qui est bon pour un petit est mauvais pour l’autre. Quand l’État, en notre cas le gouvernement de la province (Taschereau N.D.L.R.) s’érige en maître et ordonne aux parents de ne pas envoyer les enfants au cinéma, il commet une faute que réprouve la théologie chrétienne. Il tombe dans le marxisme, dans le communisme, dans le bolchévisme que Lénine appelle l’état totalitaire… Nous croyons que c’est un crime national que de priver les enfants canadiens-français de la plus moderne, de la plus efficace, et de la plus scientifique source d’enseignement qu’est le cinéma; car les autres pays s’en servent et nous traînerons bientôt à la queue de l’univers si nous nous laissons aveugler l’esprit par des sentiments moyenâgeux. Le Canadien français a passé trop longtemps pour un porteur d’eau. Tâchons de nous débarrasser de cet état d’esprit qui nous fait nous considérer nous-mêmes comme des valets dans notre demeure, en éveillant l’esprit de nos enfants par la merveilleuse méthode de l’enseignement cinématographique”.

En septembre, suite à l’élection de Maurice Duplessis, Le courrier ajoute : “Il serait quelque peu illogique de vivre à rebours de son siècle et du progrès surtout lorsque de vieilles nations guidées par l’expérience adaptent à leur vie quotidienne les réalisations contemporaines. Nous terminons en demandant à l’honorable Maurice Duplessis et à son gouvernement de permettre à la jeunesse québécoise d’augmenter son savoir, de se récréer sainement et de suivre le progrès comme leurs aînés”. 2


À l’encontre de ces propos alarmistes, il faut avouer que depuis l’arrivée de DeSève au St-Denis puis à France-Film, la popularité du film français augmente. Par exemple, d’août 33 à janvier 34, le St-Denis accueille, selon sa publicité, 300,000 spectateurs. Puis 800,000 en 1934 et 1,155,000 en 1935. Quant au reste du Québec où France-Film “veut apporter la lumière du flambeau du film français”, elle le couvre par sept salles en plus de contrôler par franchise 80% des cinémas susceptibles de présenter des films français. France-Film est fière de son travail, de son succès, de sa mission. En ces années 36-37, sa publicité le prouve:

FRANCE-FILM MONTE LA GARDE… Le public, qui a encouragé avec un si bel enthousiasme les films français présentés dans la province de Québec par la FRANCE-FILM, nous a confié une tâche aussi noble que glorieuse : DÉFENDRE LA LANGUE FRANÇAISE PAR LE FILM. A ce devoir, à cette tâche nous ne voulons jamais faillir.

LE SUCCÈS EST LE FRUIT DE LA PERSÉVÉRANCE ET DU TRAVAIL CONSCIENCIEUX. LA FRANCE-FILM FAIT RESPECTER NOTRE LANGUE. France-Film défend notre langue et manquera jamais à cette tâche magnifique qu’elle s’est imposée avec foi. ENCOURAGER LE FILM FRANÇAIS C’EST AIDER À LA SUR­VIVANCE DE NOTRE RACE. Une fois par semaine, plus souvent si vous le pouvez, fréquentez le CINÉMA FRANÇAIS! TEL UN PHARE qui éclaire la route du marin, le guide à bon port… l’écusson de FRANCE-FILM annonce au cinéphile un programme français de la plus haute qualité. France-Film est une firme canadienne-française, au capital canadien-français et qui combat pour que les nôtres aient leur part dans l’industrie du film”.

À l’automne 1936, France-Film procède à une réorganisation importante. On décide de liquider l’ancienne compagnie; celle-ci vend donc et transporte à la nouvelle compagnie France-Film, en un tout, toute son entreprise, actif et passif. Le capital-action de cette nouvelle compagnie incorporée le 6 octobre est de $300,000.00. Ce qui amène cette réorganisation, c’est une convention passée le 30 septembre entre DeSève et Janin. Que stipule-t-elle?

Elle règle d’abord à part le cas de Hurel. Pour moins de $20,000., celui-ci se départit au profit de Janin de ses actions dans l’ancienne France-Film et dans la Compagnie cinématographique canadienne et consent à annuler son contrat avec France-Film sur lequel quatre années restent à courir. Il doit aussi s’abstenir, pour une période de 15 ans, de toute activité cinématographique en France et en Belgique qui pourrait venir en concurrence avec les intérêts de la nouvelle compagnie. En contrepartie il se fait nommer aviseur pour les bureaux de Paris de la CCC pour quatre ans au salaire de $400.00 par mois, à charge pour lui d’entretenir les bureaux de la compagnie, le mobilier lui étant toutefois vendu pour $1.00. Cette fonction d’aviseur consiste à assurer l’achat d’au moins 90 nouveaux films par an. Voilà donc Hurel mis de côté. Il se suicidera d’ailleurs peu de temps après son retour à Paris. C’est Janin qui téléphonera de Paris la nouvelle à DeSève, nouvelle qui, selon Rickner présent lors de ce coup de fil, laissera DeSève passablement froid.

La convention stipule ensuite que Janin doit transporter à DeSève 1540 actions privilégiées et 482 actions ordinaires de France-Film ainsi que 20 actions classe A et 55 actions classe B de la CCC pour la somme de $11,200.00, avec cependant la réserve suivante : “la partie de seconde part (i.e. DeSève) renoncera en faveur de la partie de première part à tous droits de vote qu’elle pourrait prétendre comme détentrice desdites parts”. A cette fin, DeSève donne à Janin le 21 décembre une procuration irrévocable, valable pour dix ans et qui autorise ce dernier ou son procureur à voter à la place de DeSève dans toutes les affaires de la compagnie. La convention précise en outre : “Les parties de première part (Janin) et de seconde part ne pourront se départir des parts qu’elles détiennent ou détiendront dans le capital actions de la compagnie France-Film, ses successeurs et ayants droit, sans se les être préalablement offertes, à un prix qui sera fixé par les vérificateurs de la compagnie d’après le bilan annuel par eux préparé et établi. Chacune des parties de première et de seconde part aura un délai de trente jours pour accepter ou refuser cette offre et un délai de six mois pour payer, au cas d’acceptation. Au cas de décès de l’une des parties, l’autre aura de même droit d’acquérir les parts détenues par sa succession à un prix aussi établi par les vérificateurs de la compagnie. Un tiers du montant devra alors être payé dans les trois mois du décès et le solde en deux versements annuels. Au cas où la succession ne serait pas en état d’accepter tel paiement dans les trois mois, le montant du premier versement devra être déposé en fidéicommis”. Actionnaire majoritaire, Janin consent à cette convention parce qu’il pense que DeSève va assumer la partie technique des affaires de France-Film en tant que gérant à salaire, qu’il va consacrer tout son temps, ses talents et ses énergies au service de la compagnie. En cette année 1936, les choses filent doux entre les deux partenaires et cette convention ne pose aucun problème. Elle s’avérera toutefois d’une importance primordiale dans l’affrontement ultérieur des deux hommes.

Notes:

  1. LE COURRIER reviendra souvent sur ces questions de taxation, particulièrement en comparant négativement le Québec aux autres provinces.
  2. Il faudrait donner le point de vue de l’église sur ce sujet à la même époque, ce qui dépasse malheureusement notre propos actuel.