John Grierson et l’esprit totalitaire : la propagande et la Deuxième Guerre mondiale
Même si au dictionnaire du cinéma le nom de John Grierson est presque devenu synonyme de documentaire, peu de gens savent jusqu’à quel point était complexe et totalitaire la conception de la propagande que l’on retrouvait dans sa philosophie. À l’ONF durant la guerre, il eut presque carte blanche pour la mettre en pratique.
C’est durant ses années d’études à l’Université de Chicago, de 1924 à 1927, que Grierson en vint à préciser sa pensée. Il s’opposait au pessimisme de Walter Lippmann qui croyait que l’élite devait penser pour le peuple parce que, par manque de temps et d’information adéquate, celui-ci était incapable d’émettre une opinion bien fondée. C’est en refusant cette analyse que Grierson se donna un visage de propagandiste totalitaire. Il prétendait que l’éducation, qu’il confondait avec la propagande, était l’outil qui devait servir d’instrument actif à la pensée démocratique, pourvu qu’elle œuvre “sous l’éclairage tamisé d’un humanisme ordinaire”.
Il croyait que la fonction de la propagande était de parler des vraies choses et des vraies personnes de manière intime et apaisante. Jusqu’à la fin de ses jours il répéta de façon dogmatique ses conceptions sur la propagande, l’esprit civique et la communauté : “Nous pouvons, grâce à la propagande, élargir les horizons de l’école et donner à chaque individu, dans son milieu de vie et dans son travail, une connaissance vivante de la société dans laquelle il a le privilège de servir”. Sa croisade en faveur de la propagande, quoique laïque, prenait en partie racine dans son éducation calviniste. “Je détiens mon autorité de Moïse” disait-il à la fin de sa vie. Cette attitude lui permettait aussi d’éviter la partisanerie politique et de protéger le mouvement documentaire des attaques partisanes. Les chefs politiques de Grierson au Canada voyaient en lui un “prédicateur flamboyant” qui, tout en soutenant leur politique de guerre, tomberait éventuellement, victime de sa propre propagande.
Grierson contournait facilement les étiquettes politiques. Au début des années 40, dans un monde en guerre, il soutenait que l’État était le meilleur outil pour garantir les intérêts du peuple. En même temps il niait l’avènement du socialisme: “Nous allons vers une société intérimaire, ni capitaliste, ni socialiste, dans laquelle nous pourrons réussir une planification centralisée sans brimer l’initiative privée,… dans laquelle l’unité et la discipline publique pourront s’accomplir sans délaisser les vertus humanitaires”.
Il prenait soin aussi de faire une distinction entre le totalitarisme au service du bien et le totalitarisme au service du mal. En tant que praticien du bien, il sentait qu’il était “au service de la plus grande force qui puisse mobiliser l’imagination collective depuis que l’Église avait perdu son emprise”. En effet nous trouvons dans plusieurs films de propagande réalisés ici durant la guerre une volonté de faire comprendre à la population les modèles dramatiques qui servent d’ossature à la société. Sous la direction de Grierson, l’information fut un va-et-vient de l’État au peuple et du peuple à l’État. Cette activité, s’appuyant sur une volonté de suggérer plutôt que de prêcher, était ni plus ni moins qu’un moyen de conquérir l’esprit humain.
Les deux séries destinées aux salles qui firent leur apparition durant la guerre se nommaient Canada Carries On et The World in Action. Réalisés en équipe, ces films ne mentionnaient aucun nom à leurs génériques. Ils étaient très différents des films de propagande britanniques, la plupart produits par l’école documentaire que Grierson avait laissée en Angleterre. Les Britanniques se sentaient davantage concernés par des tactiques locales de défense nationale, ressassant des thèmes allant de “L’Angleterre peut en encaisser” à, un peu plus tard dans la guerre, “L’Angleterre peut aussi s’en sortir”. Évitant avec précaution, selon les ordres de Churchill, de formuler des objectifs de guerre autres que ceux de la victoire pour la victoire, les films du ministère de l’information étaient, à quelques exceptions près, de bien piètres tentatives.
La cheville ouvrière des deux séries canadiennes, le responsable de leur aspect inventif, se nommait Stuart Legg, un des pionniers du mouvement documentaire britannique. Il était arrivé au Canada durant l’hiver 1939 pour réaliser deux films pour le Government Motion Picture Bureau. Lorsque Grierson fut nommé premier commissaire à la cinématographie à l’ONF, il demanda à Legg de l’aider à la mise sur pieds de la production documentaire destinée aux salles.
Legg et Grierson étaient engagés dans une partie d’échec redoutable avec leur vis-à-vis Joseph Goebbels, le responsable de la propagande nazie, dont les actualités hebdomadaires (WOCHENSCHAUEN) mettaient l’emphase sur la victoire inévitable et les scènes de batailles triomphantes accompagnées d’une musique patriotique à vous remonter le moral. Legg et son équipe répliquèrent en montant des films capturés aux Allemands avec du métrage allié de façon à fournir chaque mois une analyse globale des stratégies nécessaires pour défaire les plans qu’envisageait l’Allemagne pour conquérir le monde. La propagande canadienne fut grandement influencée par les techniques et le rythme utilisés dans la célèbre série d’actualités américaine The March of Time, mais son analyse allait beaucoup plus loin que tout ce qu’avait jamais produit The March of Time.
Commencé en 1940, Canada Carries On était destiné surtout au grand public canadien bien qu’il fut souvent diffusé aux USA. Deux thèmes principaux assoyaient cette série: les transports et les communications. En mettant continuellement l’emphase sur le besoin d’intégrer toutes les forces nationales, on laissait sous-entendre que le Canada pourrait être totalitaire pour servir le bien. Sauf exception, ces films évitaient toute propagande haineuse, tout esprit de clocher et tout dénigrement de l’ennemi. Ils soulignaient l’importance d’une stratégie militaire globale et décrivaient avec conviction l’immense force qui résulterait de la mise en commun de toutes les énergies de la nation, qu’elles proviennent des entreprises ou de la coopération. Un film tel que INSIDE FIGHTING CANADA développait le thème de “construisons ensemble pour l’avenir et dans l’espoir que le monde vive en bon voisinage” (remarquons en passant que cet internationalisme est assez édulcoré). Le film n’avait pas besoin de parler de la victoire puisque le narrateur Lorne Greene affirmait de façon dramatique que le Canada possédait une arme secrète: simplement la force des Canadiens se battant librement. Cet énoncé plein d’inspiration (l’enrôlement n’était pas encore obligatoire) laissait entendre que c’était surtout pour cette raison que les Canadiens et les Canadiennes libres se battaient.
La série The World in Action qui débuta en juin 1942 atteignit un public plus vaste et visait deux principaux objectifs : premièrement faire le lien entre des stratégies locales et mondiales, deuxièmement influencer et diriger les attitudes politiques du public nord-américain vers une morale d’après-guerre plus internationale. Le New York Times fit l’éloge de ces films qui essayaient de donner à la population une plus grande confiance et un plus grand espoir en elle-même et en ce nouveau monde à bâtir. D’après le Times le succès de ces films reposait sur leur perspective qui se situait au-dessus de tout nationalisme.
Durant toute la guerre, Grierson et Legg encouragèrent le personnel de l’ONF à tourner des films pour promouvoir l’unité nationale, pour décrire tout ce qui se passait durant la guerre ou s’y rattachait, cela dans le but de préparer le terrain à la paix. Contrairement aux Allemands qui voyaient dans la guerre un merveilleux sujet de propagande, Grierson faisait plutôt sienne la maxime de Bertrand Russel : rendre la paix aussi passionnante que la guerre. Grierson avouait carrément, mais en privé (dans une lettre personnelle à Sir S. Tallents en février 43) : “Je n’ai jamais été bien emballé par l’effort de guerre en soi et j’ai le sentiment que toute information qui s’y rattache doit, d’une manière ou d’une autre, aller au-delà du bruit des canons et de la mitraille. Toutes ces valeurs, les fusils, les campagnes, la bravoure, me semblent, prises en soi, une des choses les plus ennuyeuses du monde”. Grierson tournait maintenant les yeux vers ce que serait l’information une fois la paix revenue. Il espérait obtenir l’appui du gouvernement pour aborder des sujets comme la conservation, la nutrition, le peuple en tant que producteur et consommateur, afin que l’information soit canalisée vers des buts communs à tous. Grierson entrevoyait l’ONF davantage comme un ministère de l’éducation qu’autre chose.
Encore une fois nous voyons comment la philosophie de Grierson sur la propagande en tant que méthode d’éducation devait s’aboucher à l’appareil d’état pour créer un monde totalitaire au service du bien. Sous l’effet de sa propre propagande, Grierson croyait que tout cela menait vers un nouveau genre de démocratie : “Au nom de la propagande, le gouvernement et l’industrie ont maintenant pris en charge l’essentiel du processus éducatif… Nous pouvons dire que nous avons enlevé l’éducation des mains de l’Église pour la remettre entre celles des bureaucrates de l’entreprise publique et privée”. Il croyait de son devoir de préparer les gens à accepter le fait que l’effort commun des citoyens et l’initiative du gouvernement deviennent une réalité permanente de la vie du 20e siècle.
En prenant en considération la propagande cinématographique et l’information dans son ensemble (Grierson avait été nommé responsable du Wartime Information Board en janvier 1943), le premier ministre King et son gouvernement étaient probablement convaincus que Grierson accomplissait, dans le contexte de la guerre, un travail d’une grande valeur. D’ailleurs le premier ministre jouissait parfois, grâce à cette propagande, d’une certaine publicité qui camouflait son manque d’aisance face au public. Ses adversaires se sont plaints à tort que ses apparitions dans la propagande gouvernementale étaient aussi nombreuses que les descendants d’Abraham. De toute façon le gouvernement King était trop occupé pour s’intéresser ou consacrer son temps aux politiques de l’information. En fait, plusieurs années plus tard, Legg avoua être encore surpris de la liberté avec laquelle l’ONF put agir à cette époque.
Avec la fin de la guerre et juste au début de la sordide histoire d’espionnage de l’affaire Goubenko et de sa commission d’enquête, l’internationalisme des films de propagande de l’ONF devait entrer en contradiction avec la décision du gouvernement canadien de s’aligner sur la politique étrangère américaine d’après-guerre. La soi-disant politique internationaliste menée par le Canada se résumait au soutien aux Nations-Unies. Toutefois les Nations-Unies allaient devenir une tribune internationale pour les deux grandes puissances rivales, les USA et l’URSS, qui tenteraient de mener leur propre propagande verbale tout en essayant de se gagner des amis et des défenseurs. Au Canada la guerre menée avec passion contre l’agression fasciste allait se métamorphoser en guerre froide contre l’idéologie communiste et les Russes, ces anciens alliés. Dans ce contexte, l’internationalisme assez mitigé que prônait Grierson, et son appui à la mobilisation générale de toutes les forces du pays afin de gagner le cœur et l’esprit du peuple à sa politique, devenait tout à fait déplacé.
En 1945, Grierson se préparait à quitter le pays pour lancer sa croisade au plan international. Avant son départ, il espérait pouvoir réunir l’ONF au Ministère des affaires extérieures afin non seulement d’assurer la survie de l’ONF, mais aussi de faire en sorte que son message internationaliste soit repris dans la politique étrangère canadienne. Il espérait que le Canada pourrait faire valoir ses réalisations internationales au monde entier divisé en auditoires spécialisés selon leurs intérêts spécifiques et aux différents groupes de la population canadienne. “Le véritable internationalisme, disait-il, réside dans les manies que nous partageons avec autrui”.
Son choix d’un successeur, James Beveridge alors âgé de 29 ans, était impolitique et sentait le népotisme. Cousin de Norman Robertson, sous-secrétaire d’État aux affaires extérieures, Beveridge était aussi le conseiller en affaires extérieures préféré de King. Quelques années plus tard, J.W. Pickersgill avoua : “Personne ne pouvait sérieusement accorder quelque crédit à cette succession”. Fait encore plus significatif, le Canada ne désirait pas vraiment faire passer le message internationaliste de Grierson dans sa production cinématographique. Ross McLean devint commissaire par intérim pour 18 mois puis, en 1947, permanent pour deux autres années.
D’après Walter Turnbull, l’adjoint de King et son homme de liaison avec Grierson, durant la guerre les hauts responsables ne voyaient pas suffisamment de films de propagande pour apprécier pleinement la direction que Grierson voulait imprimer à la politique d’information du pays. En 1945 il résuma la situation avec précision : « Grierson surestimait son travail, ses chefs politiques le sous-estimaient autant que celui-ci le plaçait haut; l’écart entre les deux était donc immense ».
C’est ainsi que s’évanouit le rêve de Grierson: la conquête idéaliste de l’esprit humain. Il avait eu la chance d’arriver au bon moment historique lorsque la crise mondiale pouvait lui permettre de développer ses conceptions personnelles sur la propagande totalitaire au service du bien. La victoire acquise, la démocratie libérale décida qu’il était préférable d’éviter le totalitarisme et de ne rien dire aux masses plutôt que de s’attaquer à leur acte de foi en l’individualisme et le laisser-faire. S’il advenait que la classe dirigeante ait besoin de communiquer avec le peuple, elle pourrait le faire par des moyens à sens unique. Après avoir rejeté la conception que Grierson se faisait de la propagande, le Canada louangea ses citoyens qui se sacrifièrent pour sauvegarder la démocratie, même si cette démocratie est celle d’une élite dirigeante. Le citoyen ordinaire se retrouvait donc encore une fois à la dérive sur une mer d’aliénation sans avoir plus qu’auparavant une réelle emprise ou son mot à dire sur les destinées de sa société “démocratique”. Le rêve inexaucé de Grierson, la propagande en tant que moyen d’éducation et de totalitarisme au service du bien, n’en est pas moins demeuré un héritage alléchant pour les progressistes de la génération qui lui succéda.
Gary Evans