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Jean Pierre Lefebvre : au rythme de son coeur

Introduction à l’œuvre

Les films de Jean Pierre Lefebvre s’accumulent comme les enfants d’une grande famille : chacun est lui-même mais tous partagent le même air. Malgré une discontinuité apparente, de multiples liens rapprochent et situent ces vingt et quelques films les uns par rapport aux autres. Déjà, en 1967, après IL NE FAUT PAS MOU­RIR POUR ÇA, on pouvait observer que «si Lefebvre ne reprend pas de film en film les mêmes personnages ni ne prolonge les mêmes actes, un réseau (…) où jouent entre eux des éléments formels et rythmiques, se développe pourtant et fonde une continuité.» 1

IL NE FAUT PAS MOURIR POUR ÇA de Jean Pierre Lefebvre (1967) Photographie Michel Saint-Jean
IL NE FAUT PAS MOURIR POUR ÇA de Jean Pierre Lefebvre (1967)
© Les films J.P. Lefebvre

Continuité, réseau, puzzle, mosaïque : mots que l’on retrouve constamment dans le discours critique sur les films de Lefebvre. En 81, presqu’un an après la sortie de AVOIR 16 ANS, Peter Harcourt constate : «So it is too that to see all his films aids us enormously in understanding individual achievements.» 2 Michel Euvrard, cinq ans et trois films plus tard, parlera de «l’archipel Lefebvre» 3. Œuvre : «Ensemble organisé de signes et de matériaux propres à un art, mis en forme par l’esprit créateur». 4 Chaque nouveau film de Lefebvre vient s’emboîter en un endroit précis que forme l’œuvre. S’il y a continuité, cependant, ce n’est pas dans le giron sécuritaire de la répétition et de la facilité : prolongement et continuité, mais aussi recherche et exploration.

Une question de langage

Cette continuité et cette recherche se développent d’abord au niveau d’une utilisation particulière du langage (cinématographique) : le «COMMENT?». «We have to learn his language.» 5 Déjà en 70, à propos de LA CHAMBRE BLANCHE, Dominique Noguez parlait «d’un nouveau langage cinématographique». 6 À propos du même film, Michel Brûlé note que «l’écart entre le monde du discours et le monde de l’image s’accroît» 7, constat qui sera développé — précisé — 15 ans plus tard par Michel Euvrard qui fera un rapprochement entre le cinéma de Lefebvre et celui de… non, pas Godard, celui de Bresson pour qui «l’image ne doit être une représentation, elle doit être un signe.» 8

Retour à Lefebvre : l’image-signe, l’image à double signification qui, en plus de présenter un représenté, permet un commentaire sur ce contenu. Dans LES FLEURS SAUVAGES, les reprises légèrement modifiées en noir et blanc de séquences déjà présentées une première fois en couleur illustrent bien ce procédé : il y a accroc dans la continuité du discours, le spectateur se sent interpelé 9 mais, en réalité, c’est au niveau de l’émetteur qu’il s’est produit un changement (Qui? Quoi? A qui?…). C’est un peu comme si le cinéaste s’emparait de l’instance narrative et se glissait derrière l’écran pour dire au spectateur, peut-être : n’oublie pas, mon frère, qu’en même temps coexistent «les images de la réalité et la réalité des images». 10 Les exemples sont nombreux dans l’œuvre de Lefebvre de l’intrusion de l’auteur dans son discours filmique. Souvent, même il s’empare de la bande sonore : après l’image-signe, le son-signe.

Le premier plan (2’15”) de L’AMOUR BLESSE nous montre un pare-brise d’auto balayé sans arrêt par les essuie-glaces et à travers lequel défilent, à l’arrière-plan, les lumières multicolores d’une rue : la voiture s’enfonce dans la nuit. Une voix : «Jour et nuit, sur des milliers de postes privés de radio, l’Amérique parle, l’Amérique se confie, confie ses problèmes, ses angoisses…». La voix de Lefebvre, son style pamphlétaire, même type d’intrusion pour exposer, juste avant le générique, ce dont il sera question dans le film.

La durée des plans (un autre signe) est sans doute la principale caractéristique des films de Lefebvre : «plans étirés» 11 ou «extend sequence-shot». 12 Avec LA CHAM­BRE BLANCHE, c’est «comme si Lefebvre obligeait son spectateur à vivre et à penser en images». 13 De façon plus générale, en images et en sons. Souvent, par différents moyens dont la longueur des plans, Lefebvre interpelle lui-même le spectateur, (se) pose une question, l’invite à réfléchir sur ce qu’il voit : dans cette optique, «the extended takes gives us time not only to experience an action but also time to think about what we may be feeling.» 14

Louise Cuerrier, L'AMOUR BLESSÉ de Jean Pierre Lefebvre (1975) Coll. Cinémathèque québécoise
Louise Cuerrier, L’AMOUR BLESSÉ de Jean Pierre Lefebvre (1975)
© Cinak

Le plan qui nous montre Louise prendre un bain, dans L’AMOUR BLESSÉ, offre un bel exemple de cette «durée dilatée à l’extrême». 15À l’arrière-plan, Louise, de dos, dans le bain (cadrage assez serré); à l’avant-plan, en gros plan, la radio sur un tabouret. Pendant six minutes (Comolli parlait d’une «rhétorique de l’insistance» 16), Lefebvre entraîne le spectateur par les oreilles dans un montage aussi baroque qu’impertinent qui imite, copie peut-être parfois, mais jamais ne caricature ce qu’on peut entendre sur les ondes de certaines radios : les Expos; Blue Bonnets; la cinquième de Beethoven; les journaux jaunes; encore la cinquième; l’indicatif du poste; «Confidences de la nuit» et son thème musical; les conseils et souhaits de M. Lachance, l’animateur; un voyage au Mexique; le spaghetti de Mambo Pizza; l’appel d’un chauffeur de taxi qui désire acheter un terrain en Floride pour sa retraite et finit par gagner un microsillon d’André Lejeune; une publicité Honda! Pendant six minutes, étant donné le peu d’informations visuelles et la présence du poste récepteur en gros plan, le spectateur en vient à complètement oublier Louise 17 et non seulement se trouve forcé d’écouter, mais suit avec une certaine fascination l’itinéraire qui lui est proposé. Pendant six minutes, encore une fois, c’est Lefebvre qui s’adresse au spectateur pour lui proposer une réalité-à-réfléchir.

Leitmotiv

Parallèlement à une continuité au niveau du langage (au sens strict du mot) se développe chez Lefebvre ce qu’on pourrait être tenté d’appeler une certaine thématique : ce sont plutôt des traces qui, par leur récurrence, leur répétition, deviennent des signes peu préoccupés par la distinction fond/forme. C’est pourquoi le mot leitmotiv semble mieux convenir pour regrouper ces motifs, ce réseau qui se développe et se précise de film en film.

La notion de dualité, de bi-polarité, de complémentarité est à la base de l’un de ces motifs qui se dégagent de l’œuvre : «l’électricité n’existe qu’avec un négatif et un positif. Nous n’existons qu’avec un intérieur et un extérieur.» 18 Déjà en 69, Lefebvre avait exposé très clairement cette préoccupation dans LA CHAMBRE BLANCHE : «Hymne à la dualité (…) Dialectique très simple, qui régit le film entier et ses oppositions (ville/campagne; homme/femme, etc.)-» 19 qui régit, aussi, l’œuvre entière de Lefebvre.

On peut retrouver cette dualité au niveau de la structure même des films : dans MON AMIE PIERRETTE, «tout le mouvement du film est contenu dans son premier plan et se résorbe dans le dernier.» 20 Les mêmes auteurs constatent d’ailleurs que «cette facture esthétique peut se retrouver dans tous les films de Lefebvre : le premier plan énonce l’idée, le film devient une sorte de variation sur cette idée et le dernier plan en constitue la résultante.» 21 LES FLEURS SAUVAGES se développe exactement de cette façon : ouverture avec un gros plan du bouquet de fleurs sauvages; (Simone défait le bouquet/Simone refait le bouquet) fermeture, avant le générique, sur un gros plan du bouquet. Entre les deux, il y a eu mouvement, il y a eu changement : tolérance… «To be or not to be, this is the ques­tion; to love or not to love, this is the answer» dira Pierre. Paradoxalement, L’AMOUR BLESSÉ, qui possède au contraire une structure fermée sur un espace clos et stable, est un film sur la violence. Violence extérieure, qui s’exprime à plusieurs niveaux, qui empêchera Louise de manger, alors qu’elle n’a qu’à ouvrir la porte pour recevoir la pizza qu’elle a commandée par téléphone : l’intérieur et l’extérieur.

Le couple (homme/femme), enfin, incarnation au sens du terme de la dualité, nous ramènera à la notion de continuité d’où nous sommes partis, mais cette fois-ci à l’intérieur de l’œuvre. Il y a beaucoup de couples dans les films de Lefebvre : «Déjà une dominante des neuf premiers films nous permet une hypothèse plus optimiste : la présence à l’intérieur d’une collectivité statique d’un couple, homme et femme, incarnation d’un mouvement.» 22 Dans LES FLEURS SAUVAGES, Pierre et, surtout, Michelle représentent bien ce mouvement, ce désir de changement. 23 Rappelons leur conversation sur la galerie, le dimanche soir, à propos de la «farce plate» de Pierre. Michelle : «P’t’être parce que d’une certaine façon je ressemble de plus en plus à maman, pis j’aime pas ça. (…) Claudia non plus un jour pourra p’t’être pas m’changer. (…) J’peux pas changer maman comme ça du jour au lendemain.» Pierre : «Moi non plus c’pas facile de m’changer moi-même.» Dynamique du couple, donc, mais surtout de Michelle : réaction presque violente à la menace de l’immobilisme («Telle mère, telle fille», lui avait dit Pierre). Dans LA CHAMBRE BLANCHE, Anne disait à Jean : «Toi, tu penses trop aux choses qui n’arrivent pas.» Ce à quoi il répondait : «Tu penses trop aux choses qui arrivent.» Michelle rêve à des choses qui semblent ne pas arriver : ce sont pourtant des choses qui arrivent qui créeront la dynamique du film. Comme Abel dans IL NE FAUT PAS MOURIR POUR ÇA, elle voudrait changer le cours des choses mais c’est le cours des choses qui, après une semaine, aura changé Michelle, et sans doute Simone. 24 Qu’importe, il y aura eu changement. Et le changement est vital : comme dit Simone, «Ça fait drôle de penser au passé quand y reste juste le présent et que le futur peut se terminer n’importe quand.» Mort. Vie et mort. Vie ou mort :

Claudia :
— «Penses-tu que j’vais devenir une grand-maman moi aussi?
Éric :
Nounoune, faut qu’tu soye une maman avant.
— Mais on peut tu être une maman pis pas avoir d’enfant?
— Ben oui, mais si t’as pas d’enfant tu pourras pas être grand-maman.
— Ben oui, si j’suis une maman…
— Ben non, si t’es une maman pas d’enfant.
— Ouf! C’est compliqué…  25

Dans LA CHAMBRE BLANCHE, Le­febvre donne une clé : «To build the world / Just the two of us / And three one day / Maybe baby». Vie ou mort : continuité. La veille du pique-nique où on racontera comment chaque couple présent s’est formé, Michelle lit : «… seules les femmes peuvent engendrer la vie…». Marguerite Yourcenar, récemment, suggérait que la femme pourrait comprendre mieux les phénomènes de la vie et de la mort, parce qu’elle a toujours été plus près d’eux que les hommes. Le lundi, à la poterie, Michelle termine son œuvre, que Lefebvre ne laisse pas voir au spectateur : «J’pense que j’va appeler ça Le triangle maternel. Remarque que j’pourrais l’appeler D’une mère à l’autre

Si «MON AMIE PIERRETTE (…) révèle surtout à l’état pur le conflit qui oppose trois générations» 26, LES FLEURS SAUVAGE révèle plutôt le lien qui unit trois générations. Et encore une fois, la femme «offre l’image d’une immanence vitale luttant contre toute corrosion, elle forme le pôle positif de ce couple».Continuité : à l’intérieur et de l’extérieur.

Michel Bessette

P.S. S’il a fallu ou si l’on a pu, souvent, situer cette analyse à la suite d’autres recherches effectuées auparavant, s’il y a continuité au niveau des méta-langages, c’est peut-être, encore une fois, signe de la continuité inscrite dans l’œuvre.


Michel Bessette est professeur de cinéma et de français au Cegep Saint-Jean-sur-Richelieu. Sa maîtrise portera éventuellement sur le cinéaste Jean Pierre Lefebvre.

Notes:

  1. Jean-Louis Comolli, «L’île», in Cahiers du cinéma, #194, oct. 1967, p. 58.
  2. Peter Harcourt, Jean Pierre Lefebvre, Ottawa, Institut canadien du film, 1981, p. 46.
  3. Michel Euvrard, «Souvenirs de l’archipel Lefebvre», in P. Leboutte, Cinémas du Québec, Belgique, Yellow Now, 1986, p. 17.
  4. Petit Robert, 1985, p. 1302.
  5. P. Harcourt, ibid., p. 46.
  6. Dominique Noguez, Essais sur le cinéma québécois, Montréal, Jour, 1970, p. 195.
  7. Michel Brûlé, «Introduction à l’œuvre cinématographique de Jean Pierre Lefebvre, cinéaste et Québécois», in Renald Bérubé et Yvan Patry, Jean-Pierre Lefebvre, Montréal, P.U.Q., 1971 p. 58.
  8. M. Euvrard, ibid., p. 18.
  9. Un peu comme il peut l’être par le Belmondo de Godard qui se retourne et s’adresse directement à lui.
  10. Jean Pierre Lefebvre dans Au rythme de mon cœur.
  11. Christian Rasselet, «Présentation», in Jean Pierre Lefebvre, Montréal, C.Q.D.C., Cinéastes du Québec, #3, 1970, p. 10.
  12. P. Harcourt, ibid., p. 58.
  13. M. Brûlé, ibid., p. 58.
  14. P. Harcourt, ibid., p. 58.
  15. C. Rasselet, ibid., p. 10.
  16. J.-L. Comolli. ibid., p. 58.
  17. En réalité, le bruit de l’eau du bain vient nous rappeler sa présence à quelques reprises.
  18. Jean Pierre Lefebvre, in Léo Bonneville. Le cinéma québécois, Montréal, éd. Pauline + A.D.E., 1979, p. 551.
  19. D. Noguez, ibid., p. 194-195.
  20. Louise et Yvan Patry, «A propos de quelques dualités», in R. Bérubé et Y. Patry, ibid., p. 71.
  21. ibid.
  22. ibid., p. 83.
  23. Il y a un autre couple dans LES FLEURS SAUVAGES, celui de Michelle et son ancien mari, Alain Dubuc, versant négatif du couple Michelle/Pierre, qui n’est pas sans rappeler l’ex-couple de Louise et son mari dans L’AMOUR BLESSE. Il suffit d’ailleurs de porter attention à la lecture de la lettre de Dubuc à Michelle, faite par celle-ci en voix off, pour y voir la même violence que l’on retrouve dans L’AMOUR BLESSÉ.
  24. Pierre dit quelque part : «T’sé Michelle, c’est pas toujours drôle d’être coincé entre toi pis ta mère.»
  25. Dialogue entre Claudia et Éric dans LES FLEURS SAUVAGES.
  26. C. Rasselet. ibid., p. 12.