La Cinémathèque québécoise

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Identités en mouvement
Une analyse de la contribution des documentaristes néo-québécois à la cinématographie d’ici

La contribution des documentaristes néo-québécois à la cinématographie d’ici est fort variée et présente plusieurs niveaux de complexité dont le plus apparent est cer­tainement celui de la génération. Nous pouvons généralement en distinguer deux qui recoupent par le fait même autant de moments particuliers de l’expressivité documentaire.

Les aînés

Le premier groupe comprend des cinéastes comme Georges Dufaux, Michel Moreau et, bien sûr, Arthur Lamothe. For­més dans la France tumultueuse de l’immé­diat après-guerre, ces hommes devaient immigrer au Québec au milieu des années cinquante et se retrouver tous à l’ONF au moment même où s’affirment le cinéma direct et son école documentariste. Intime­ment associés à l’aventure du direct, ils allaient être les témoins privilégiés d’une société traditionnelle en voie de moderni­sation rapide. L’urgent besoin qu’avait le Québec de ces années de se voir, de se découvrir tel qu’il était, dans sa vérité ori­ginelle, trouvait dans la forme documen­taire son véhicule idéal, et aussi, peut-être plus tard son miroir de Narcisse. Bien qu’ils échappassent à cette fascination spéculaire, leurs talents leur servirent d’abord pour montrer certaines pratiques néo­coloniales dans la société québécoise.

BÛCHERONS DE LA MANOUANE Coll. Cinémathèque québécoise
BÛCHERONS DE LA MANOUANE
Coll. Cinémathèque québécoise

C’est en dénonçant la condition d’exploitation des bûcherons dans l’indus­trie du bois (BÛCHERONS DE LA MANOUANE, 1962) qu’un Lamothe y découvre d’autres colonisés : les Amérin­diens. Et l’on touche là l’un des paradoxes du nationalisme québécois qui s’affirme dans sa phase originelle, en tant qu’ouver­ture vers l’extérieur, qui permet à d’autres de l’interpréter. À cette période, qui est de loin la plus créatrice, succède cependant celle de l’institutionnalisation qui va de pair avec l’affirmation des appareils de l’État.

Or, à cette époque, l’État est en pleine expansion et sa principale priorité est jus­tement la formation. C’est pourquoi les talents de ces cinéastes sont bientôt requis pour tourner des documentaires axés sur l’éducation. Arthur Lamothe tournera une série sur Pour une éducation de qualité, et plus tard sur Le système de la langue française alors qu’un Moreau se penchera lui sur les difficultés d’apprentissage. Bien sûr, ils ne sont pas les seuls à faire ce genre de cinéma didactique, mais l’importance relative de ces documentaires dans leur œuvre, notamment dans celle de Moreau, est révélatrice d’un type d’attitude que la société-hôte continue d’avoir envers les descendants de la mère patrie. Reliquat d’une condition colonisée qui est aussi une manière discrète de tenter d’écarter ces documentaristes des principales formes de la représentation collective.

À telle enseigne que les rédacteurs de Copie Zéro interviewant ce cinéaste s’étonneront du peu de cas que certains font du travail de Moreau «On dirait que non seulement on a de la misère à recon­naître la qualité du témoignage historique sur la société québécoise que tes films apportent, mais aussi à en apprécier l’écri­ture cinématographique.» 1

Faut-il s’étonner, alors, si après avoir pris parti pour l’émancipation de la collec­tivité québécoise, ces cinéastes ont préféré, en pleine fièvre nationaliste, se pencher sur les conséquences de la modernisation de cette société notamment chez les déclas­sés (les personnes âgées, les handicapés) et les groupes minoritaires (les Amérin­diens). «Une société se définit par rapport à ses marginaux», affirme encore Michel Moreau. «Je vais choisir des gens qui ne sont pas comme tout le monde, mais qui sont révélateurs du pays.» 2

Si le questionnement de la normalité est la préoccupation d’un Moreau, celle d’un Dufaux aura plutôt tendance à pas­ser par la critique sociale. Ainsi dans Les enfants des normes, 1979, -le titre est révélateur- il s’emploie à démystifier de manière presque clinique cette école nou­velle que ses concepteurs avaient voulu la meilleure au monde. Elle offre au cinéaste un champ d’observation idéal pour mesu­rer l’étendue des transformations (déconfessionnalisation, acculturation par la culture de masse) survenues dans la société québécoise. Un Lamothe, lui alternera entre la description des conditions des tra­vailleurs en milieu urbain et l’ethnocide des premiers peuples de ce continent. La passion qu’il met à faire l’investigation de cette culture amérindienne en voie d’extinction est typique d’un regard euro­péen qui découvre fasciné l’Amérique et l’Autre absolu, -si différent du cousin québécois- que constitue à ses yeux l’Amé­rindien. (Cette même fascination de l’étranger devait conduire en 1977 un autre Français, de quinze ans son cadet, -Daniel Bertolino- à tourner chez les Inuit un docu­mentaire intitulé TAMUSI ET MARKOSI et une série Les légendes indiennes, sans parler de ses nombreuses séries sur Les Primitifs.)

En forçant les Québécois à s’ouvrir à des réalités que la poursuite éperdue de leur identité occultait, ces cinéastes de la première génération ont manifesté de la sorte leur contribution originale à la cinématographie d’ici de même que la singu­larité de leur origine française et européenne.

Ils le firent mine de rien, sans l’air d’y toucher comme le favorisait d’ailleurs leur situation minoritaire au sein de l’équipe de documentaristes québécois. A cet égard le témoignage que porte Clément Perron à propos de Georges Dufaux est fort révé­lateur: «L’homme a un secret dont il est fort jaloux. Et pour assurer sa meilleure garde il (…) a développé son ambivalence …(qui) n’est rien d’autre que l’apparition simultanée de deux sentiments à propos de la même représentation mentale.» Voilà bien esquissé la personnalité polaire du cinéaste migrant qui le conduit «à inscrire, dira encore Perron, toute la nécessité de son questionnement à l’intérieur de l’espace qui sépare son point de départ et son point d’arrivée». 3

Situation singulière qui les aurait nor­malement conduits à affirmer, comme le fera la seconde génération, leur identité cinématographique en même temps que leur différence minoritaire. Or cela ne put être possible. Car leur condition de cinéas­tes d’origine française les mettait en porte- à-faux avec les documentaristes québécois eux-mêmes déchirés entre leur apparte­nance à ici (l’Amérique) et leur origine de là-bas (la France). Là s’explique la raison pour laquelle il est encore aujourd’hui dif­ficile de distinguer leur contribution de l’ensemble de la production documentaire québécoise, l’une étant inextricablement mêlée à l’autre.

La seconde génération

Carlos Ferrand tourne INVENTEZ! Photographie Richard Elson
Carlos Ferrand tourne INVENTEZ!
Photographie Richard Elson

C’est pour des raisons inverses que l’on reconnaîtra le travail de la seconde génération de documentaristes néo­québécois. À l’opposé de leurs aînés fran­çais, ces cinéastes entre 30 et 45 ans, sont d’origines et de langues diverses, l’Amé­rique du sud et la Méditerranéenne étant les deux pôles principaux de provenance. Les parcours des Alain D’Aix, Marilù Mallet, Paul Tana, Daniel Bertolino, Tahani Rached, Carlos Ferrand, Leopoldo et German Gutierrez ont ceci en commun d’avoir été marqués par la crise des idéo­logies et le bouillonnement politico-culturel des années soixante. Issus de l’ère des mass média, plusieurs d’entre eux ont déjà une formation cinématographique dans leur pays d’origine (D’Aix, Mallet, Ber­tolino, Ferrand). Mais leur vision variera toutefois selon le temps et leur degré d’insertion au sein de la société qué­bécoise.

Si la différence ethnique est donnée d’entrée de jeu dans les premiers films de Mallet (LES BORGES, 1978), de Rached (FRÈRES ENNEMIS, 1979) de Ferrand, (EL FAMOSO CHINO) ou encore de Léopoldo Gutierrez (IT’S NOT THE SAME IN ENGLISH); elle se manifestera plus lentement chez Tana ayant vécu l’accultu­ration très tôt ici, ou chez Bertolino.

Car après avoir dépeint la tension migratoire de leurs compatriotes (intégra­tion, milieu de travail, adaptation linguis­tique et culturelle) il reste à montrer les conditions politiques et économiques de ces pays qui forcent des milliers de leurs concitoyens à s’expatrier. Cette navette entre l’ici et là-bas se fait concurremment à la prise de conscience de leur propre con­dition migrante qui demeure, pour cer­tains, le moment fort de leur travail cinématographique. En ce sens, JOUR­NAL INACHEVÉ (1982) de Mallet et CAFFÈ ITALIA MONTRÉAL (1985) de Tana ont valeur de modèle.

JOURNAL INACHEVÉ se situe dans le présent et évoque les modifications de l’identité originelle de la réalisatrice dans ses rapports affectifs, politiques et  avec le nouveau pays. C’est le sujet ici qui cultu­rels se pose comme le lieu du procès de cette transformation, de ce devenir qui est d’autant plus fort qu’il recoupe une dou­ble minorisation. Or ce devenir de femme et d’immigrante ne peut être qu’inachevé, car il renvoie au processus en train de se faire et à une communauté dont l’implan­tation ici est encore très récente. 4

CAFFÈ ITALIA MONTRÉAL, lui, prend acte de ce qui est advenu d’une com­munauté ayant immigré depuis le début du siècle. La reconstitution historique sera la voie privilégiée afin de retrouver la mémoire collective oubliée. D’abord uti­lisée comme moyen didactique, la fiction documentaire devient, au fil du film, le lieu même de la représentation où se dénoue le rapport «identitaire» de la seconde géné­ration. Ce retournement n’est possible qu’après avoir reparcouru, en sens inverse, l’itinéraire des aînés. Alors seulement l’identité peut resurgir; l’identité forcément transformée, métissée qui n’a plus rien à voir avec l’origine et dont le mouvement, la polarité sont ceux de la création, de l’invention même.

Voilà comment la problématique de ces documentaristes rejoint les préoccupa­tions formelles de notre époque post­moderne. Se situant à l’intersection des rapports entre passé et présent, individu et collectivité, ici et là-bas, le documentaire de ces auteurs subit dans sa forme le métis­sage dont témoigne le contenu. C’est ainsi que la fiction s’infiltre dans le documen­taire, le corrompt, le fait éclater remettant de la sorte en question le paradigme qui le sous-tend. Ce paradigme jusqu’ici indis­cuté revient à faire équivaloir Vérité et Réalité. On sait aujourd’hui qu’il n’est plus suffisant de montrer le réel pour le dénouer. Car celui-ci est en fait multiple et que de vouloir l’ériger comme représen­tation de la totalité équivaut à nier son devenir.

C’est à ce niveau que le travail de ces documentaristes interpelle la représenta­tion du réel de leurs collègues québécois instaurant ainsi les conditions d’un dialo­gue fécond et dynamique qui permettra de résoudre pour les uns et les autres la rela­tion conflictuelle avec les origines.

Fulvio Caccia


Écrivain et critique de cinéma, Fulvio Caccia est membre du comité de direction du magazine trans­culturel Vice Versa. Il a publié Sous le signe du Phé­nix (Ed. Guemica, 1985), un recueil d’entretiens avec des créateurs d’origine italienne. Il s’intéresse parti­culièrement à la transformation des identités dans le contexte québécois.

Notes:

  1. Copie Zéro, mars 1986, no 27, p. 12
  2. Copie Zéro, mars 1986, no 27, p. 11
  3. Copie Zéro, janvier 1979, no 1, p.28
  4. Il reviendra à German Gutierrez d’aborder plus amplement la dimension communautaire de l’immigration latino-américaine au Québec dans son film LA FAMILIA LATINA.