La Cinémathèque québécoise

Collections en ligne

Ce site est rendu possible grâce à la fondation Daniel Langlois

Anciens périodiques

Télécharger pdf

Fabrication syndicale…

1994_7792_PH_03
Photographie provenant du National Film Archive/Still Library, Londres

Quand notre syndicat a décidé de participer au tournage d’un film sur la vie de notre peuple, la plupart d’entre nous savaient bien qu’un tel film ne manquerait pas de susciter des oppositions.

Mon père possède une petite terre dans la région; c’est là que je suis né. Plusieurs de nos arrières grands-pères ont été mineurs ici, dans le Sud-Ouest, et possédaient aussi une petite terre à eux. Ce sont mes frères de sang, les Américano-Mexicains, qui ont fait les grandes récoltes, posé les chemins de fer et retiré du sol le minerai qui a fait de cette terre immense et désertique un pays maintenant aussi riche.

Plusieurs des vieux routiers de notre syndicat, le local 890 des Mine, Mill and Smelter Workers, ont connu la journée de 12 heures dans la mine de cuivre à ciel ouvert balayée par le vent, ou la chaleur de la mine de zinc souterraine — 12 heures qui rapportaient deux à trois dollars par jour! Ces vieux-là se souviennent que la compagnie bâtissait des maisons pour les ouvriers américains… et des baraques pour nous — des baraques sans eau ni commodités, à part celles qu’on décidait d’y ajouter nous-mêmes. Ils se souviennent que les mineurs parlant espagnol étaient automatiquement classés “aides” des travailleurs anglophones “spécialisés” — ils faisaient tous le même travail, mais les Américains recevaient le double du salaire d’un Mexicain. Ils se souviennent aussi des guichets de paye séparés, des toilettes séparées et même des sections séparées au cinéma…

La Kennicott, la compagnie pour laquelle je travaille, admet maintenant que c’est vrai, que c’est comme ça que ça se passait autrefois. Mais, disent-ils, “notre politique a changé depuis; il y a encore séparation, mais avec parité maintenant”. N’allez surtout pas croire ça! La “séparation, mais avec parité”, ça n’existe pas cette affaire-là.

Avant LE SEL DE LA TERRE je n’avais jamais pensé à faire du cinéma, encore moins à avoir un rôle principal! Si j’ai cependant accepté d’interpréter le rôle de Ramon, c’est parce que je pensais que le film pourrait peut-être faire mieux connaître nos conditions d’existence.

Mais LE SEL DE LA TERRE n’est pas un film “contre” quelque chose; c’est un film “pour” quelque chose. C’est un film qui montre ce qu’on peut faire quand on s’organise, quand les ouvriers mexicains et les ouvriers américains s’organisent ensemble.

Les compagnies de la région ont toujours eu peur d’une alliance Mexicains-Américains. Pendant plus de 100 ans nos employeurs, afin de nous payer moins cher et de nous couper de nos autres camarades de travail, ont soutenu que nous étions “d’une nature différente”, des hommes “d’un type différent”.

LE SEL DE LA TERRE dénonce cet énorme mensonge. Le film montre que les ouvriers peuvent s’entendre, quelles que soient leur religion, leur couleur et même leur appartenance politique. Le film montre ce que nous avons réussi à gagner avec notre syndicat.

Nous n’avons plus deux échelles de salaires et les ouvriers mexicains ont maintenant accès aux postes spécialisés, sauf là où les unions de métiers nous refusent encore.

Mais la ségrégation existe encore : ici, comme en Arizona, la Kennicott nous loge à l’écart des mineurs américains, maintenant ainsi une sorte de mur entre nous. On envoie même nos enfants à des écoles élémentaires différentes.

Néanmoins il faut remercier le ciel de nous avoir donné notre syndicat et les hommes qui l’ont mis sur pied. Dans les années 30, les noms de ces hommes-là étaient sur des listes noires, on les chassait du terrain de la compagnie et on leur ordonnait de déguerpir avec toutes leurs affaires dans les trente jours.

C’est assez marrant de penser que c’est ainsi qu’a été fondée la ville de Bayard. Bayard n’était d’abord qu’un point d’embranchement de l’autoroute, jusqu’au jour où les mineurs mexicains ont commencé à y empiler leurs affaires après avoir été chassés des terrains de la compagnie. Plus tard les Mine Mill ont obtenu la reconnaissance et la réintégration de ces ouvriers-là. Si je dis que je trouve ça marrant, c’est qu’aujourd’hui c’est précisément de Bayard que partent les principales attaques contre notre syndicat — et ces attaques ont à leur tête des hommes d’affaires américains qui sont venus s’installer à Bayard pour “alimenter” la ville que nous avions construite.

Depuis la fondation du syndicat, nous avons mené plusieurs luttes pour la parité. La plus longue et la plus dure de ces luttes, nous l’avons menée récemment contre une compagnie de zinc. La bataille a duré 15 mois. La compagnie avait décidé que cette grève devait servir d’exemple et qu’à cette occasion on remettrait les ouvriers à “leur place”.

Après huit mois de grève, la compagnie se rendant bien compte qu’elle ne réussirait pas à nous affamer a obtenu une injonction d’un juge local. C’est pourquoi nos femmes ont pris notre place. C’est elles qui ont eu cette idée-là et c’est grâce à leur courage et à leur appui que nous avons finalement gagné.

Aucun film au monde ne pourrait raconter véritablement l’histoire de ces mois terribles. LE SEL DE LA TERRE ne prétend d’ailleurs pas être un compte-rendu documentaire de cette grève en particulier. Cependant, je peux vous assurer que c’est un portrait véridique de la vie et des luttes de mon peuple.

Le film ne montre cependant ni le plaisir, ni les maux de tête qu’on a eu à le faire! Car il faut bien voir que nous n’avions pas la moindre idée de ce que c’était faire un film. On a tout de même pas mal réussi à solutionner nos problèmes.

On avait mis sur pied un Comité de production formé de syndiqués, de représentantes des femmes et de délégués de la compagnie de production du film. C’est ce comité qui s’occupait de tout : faire manger des centaines de figurants, publiciser le tournage, organiser des garderies, trouver l’équipement. Le comité avait aussi une responsabilité politique : veiller à ce que le film respecte la réalité. Ainsi, à l’occasion d’une réunion, il arrivait parfois qu’un mineur signale à nos amis d’Hollywood que certains détails de la scène que nous venions de tourner étaient inexacts; et nous y allions tous de nos suggestions pour corriger l’erreur. La plupart de ces erreurs venaient du fait que les techniciens du film n’avaient évidemment pas vécu nos luttes. Mais leur cœur et leur dévouement étaient de notre bord et nous sommes toujours restés unis et ensemble nous avons réussi à faire un film — un film avec peu de dollars et beaucoup d’amateurs, avec toutes les difficultés que ce genre de production comporte.

Pour les mineurs, une des grandes révélations de ce tournage, c’est que nous n’avions pas besoin de “jouer”. El Biberman — c’est comme ça qu’on l’appelait entre nous — était des plus heureux quand nous ne faisions rien d’autre qu’être nous-mêmes! Alors on a compris et, après un petit bout de temps on a arrêté de se prendre pour des acteurs. À partir de ce moment-là — et les “rushes” en témoignaient — le film a commencé à avoir de l’allure.

En faisant LE SEL DE LA TERRE nous avons prouvé qu’aucune attaque, aucun mensonge ne peut venir à bout de notre esprit syndical, de notre volonté de travailler pour nos droits.

Nous espérons que notre film va donner à d’autres syndicats l’idée d’en faire autant.

Le cinéma demeure la principale distraction de la plupart des gens. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous croyons que les patrons du cinéma et les patrons des mines ont quelque chose en commun : le besoin de répandre des idées fausses sur le peuple.

En effet, si les gens ordinaires commençaient à nous parler de leur vie à l’écran… on peut déjà s’imaginer l’écroulement du mur de la division érigé par la classe bourgeoise au sein du peuple. LE SEL DE LA TERRE a été notre façon à nous de forcer ce mur.