Le plaisir de raconter une histoire
Copie Zéro : Le plaisir de réaliser des films, ça veut dire quoi pour toi?
André Melançon : Essentiellement deux choses. D’abord, c’est le plaisir de raconter une histoire. Et c’est aussi le plaisir, tout aussi vrai, de raconter cette histoire en gang. Les événements, les moments importants, qui ont provoqué des changements dans ma vie ont été apportés à travers des histoires. L’histoire racontée par Fellini dans LA STRADA a été, dans ma jeunesse, un accident de parcours fondamental: il a été à l’origine de mon désir de faire du cinéma. La vie du personnage de Giulietta Massina. Le cheminement de celui d’Anthony Quinn. Tout le récit, les images, la musique,… c’est tout ce contexte que j’appelle une histoire, c’est-à-dire un événement comportant des personnages, des émotions, un cheminement qui me concernent et me touchent. Fellini raconte une histoire; il ne fait pas une démonstration. Tout comme Coppola dans THE CONVERSATION, me raconte l’histoire d’un homme confronté à ses peurs et à sa morale personnelles. Tout comme Cassavetes. Tout comme Renoir. Une histoire. Il y a aussi un plaisir de raconter cette histoire avec la complicité d’autres personnes. De l’élaboration du scénario jusqu’au mixage final. Des personnes qui apportent leur compétence et leurs questionnements. La fabrication d’un film, c’est très organique. Et cette complicité avec les techniciens et les comédiens est très importante pour moi. Elle représente beaucoup plus qu’une mention au générique du film.
Copie Zéro : Dans des entrevues antérieures, tu te défiles quand on t affirme que tu veux démontrer quelque chose. Tes films ne sont pas seulement des histoires.
André Melançon : Je me défile, c’est vous qui le dites! Non, je me sens seulement un peu fatigué de ce débat stérile qui accompagne chaque sortie de film et qui tente de pointer de façon souvent schématique ce qui pourrait être le message du film. On oublie la personnalité propre de chaque film; la grille d’analyse prend toute la place. Ça me fait un peu chier et je ne dis pas cela seulement par rapport à mes films. Si je faisais, par exemple, un documentaire sur la cueillette et l’utilisation, comme fertilisant, du guano au Pérou, les spectateurs, quels qu’ils soient, recevraient la même information, la même démonstration. Par contre, quand ils regardent THE CONVERSATION ou A WOMAN UNDER THE INFLUENCE, chacun le reçoit différemment, selon ses expériences passées, selon son jardin propre, intime et personnel. Ils ne sont pas seulement rejoints dans leurs connaissances, mais aussi et surtout au niveau de leurs émotions qui, d’ailleurs, bougent et se modifient au fil du temps. C’est évident qu’on peut utiliser LA GUERRE DES TUQUES dans des écoles pour amener les enfants à réfléchir sur le phénomène de la guerre, de la solidarité, etc. Mais quand j’ai tourné ce film, ma priorité était de raconter une histoire, avec des personnages les plus vrais possible, avec des émotions…. Quand Rock Demers m’a proposé le scénario de Bernadette Renaud, BACH ET BOTTINE, j’ai senti tout de suite qu’il y avait dans l’histoire de cette petite fille quelque chose qui se rattachait à la confidence que m’avait faite une autre petite fille pendant le tournage des VRAIS PERDANTS. Je ne comprenais pas pourquoi les enfants parlaient si peu. «On parle, m’a dit Elisabeth, mais vous autres, les adultes, vous ne nous écoutez pas. Et quand vous nous posez des questions, vous vous arrangez très souvent pour répondre à notre place!». Ce commentaire m’avait bouleversé. Et je retrouvais un peu, dans le scénario de Bernadette, cette idée d’un enfant qui entre en contact et brise les défenses d’un adulte. Il y avait donc, au point de départ de ce film, un fond de démonstration. Ou, plus précisément, une possibilité de sensibilisation à un problème. Mais je n’avais pas envie de refaire LES VRAIS PERDANTS. Ce qui était important, c’était de raconter l’histoire de Fanny et de Jean-Claude. Et les spectateurs, adultes et enfants, pourraient recevoir les émotions qui les concernent. Je pense qu’on est loin de la démonstration.
Copie Zéro : Pour provoquer ces changements-là, comme réalisateur, tu orientes les cartes, tu as des préoccupations, des attitudes qui déterminent des choix. Il y a un humanisme dans l’ensemble de tes films qui est pensé de façon à faire ressortir des émotions.
André Melançon : En fait, j’articule mon histoire; je fais un choix de séquences. Dans BACH ET BOTTINE, avec Bernadette Renaud, nous avons choisi des événements de façon à faire avancer le récit. C’est comme un jeu de mécano. Il faut que ce soit vivant dans le but d’amener le spectateur à recevoir des émotions, pas nécessairement à réfléchir. J’aime faire des films de fiction et si je continue d’en faire, c’est pour créer des accidents de parcours, pour brasser intérieurement les gens, à travers les histoires que je raconte.
Copie Zéro : Est-ce dans l’intention d’aller chercher, de plaire à un public le plus large possible?
André Melançon : Non, cela dépend des films. Je veux parler à des enfants et je me préoccupe aussi de rejoindre les adultes, surtout avec BACH ET BOTTINE.
Copie Zéro : Le travail du cinéaste doit-il être le plus proche possible de ses préoccupations personnelles, de sa vie. Est-ce essentiel à la sincérité de son travail?
André Melançon : On ne peut pas généraliser, mais dans certains cas c’est important, même pour le documentaire. Par exemple dans les films d’Arthur Lamothe ou dans CHRONIQUE DE LA VIE QUOTIDIENNE de Jacques Leduc, les réalisateurs sont très présents à ce qu’ils tournent. Ils n’ont pas fait ces films de façon didactique avec le recul et la froideur appropriés, sans implication émotive. J’ai de la difficulté à imaginer que l’on puisse faire un film sans émotion. Dans le cas de BACH ET BOTTINE c’était très proche de mes préoccupations. Je trouve extrêmement intéressant qu’un enfant puisse dire à un adulte: «Écoute-moi! J’ai des choses à dire», et de dire aux adultes: «Maudit! Si vous écoutez les enfants, peut-être que ça va changer quelque chose.» Je ne propose pas de solutions miracles dans ce film. Je n’ai pas non plus l’intention d’organiser le power des enfants. J’ai envie d’une solidarité entre les enfants et les adultes sans forme d’autorité. C’est très utopique, mais pas impossible. Par contre pour LE LYS CASSÉ, mon dernier film, réalisé à partir d’un scénario de Jacqueline Barrette, je n’aurais pas écrit moi-même au départ un tel projet sur l’inceste. Mais à la lecture du texte, j’ai été bouleversé par ce qui arrivait à Marielle et j’étais sensible au fait que ce film pouvait parler aux hommes. Ces derniers évitent le sujet, car ils ont toujours peur que l’homme y soit présenté comme un salaud, alors que très souvent c’est un malade. Au départ ce n’était pas une préoccupation spontanée, mais quand je me suis embarqué dans le projet, je me suis vraiment impliqué. J’ai besoin de me sentir émotivement concerné. Je serais incapable de faire un KING KONG pour enfant.
Copie Zéro : Ton expérience familiale, tes relations avec tes enfants, ont-ils influencé ton travail?
André Melançon : Oui, sûrement. J’ai deux enfants qui, déjà dans leur très jeune âge, s’exprimaient beaucoup. Alors que moi, enfant, j’étais très silencieux et ne livrais pas mes émotions facilement. Mes enfants m’ont appris, entre autres, à dire les choses.
Copie Zéro : Pourquoi choisis-tu toujours d’être réaliste, de refuser l’irréel, le fantastique?
André Melançon : Dans «LES OREILLES» MÈNE L’ENQUÊTE, mon premier film pour enfants, il y avait un garçon qui possédait le don d’entendre à travers les murs. Par la suite, dans mes films subséquents, j’ai abandonné ce côté fantastique des personnages. Seule la scène du rêve de Fanny au début de BACH ET BOTTINE, peut se rapprocher d’images surréalistes. Elle aurait pu être traitée de façon réaliste aussi. À la suggestion de Guy Dufaux, nous avons utilisé une courte focale de 14mm qui accentue le caractère pictural de la séquence.
Copie Zéro : Dans la plupart de tes films les enfants vivent à Montréal, dans un milieu populaire, contrairement à la majorité des films pour enfants qui sont produits dans le monde où tout est basé sur le supra-naturel.
André Melançon : Je n’ai jamais pris une décision rationnelle de m’orienter dans cette direction, c’est arrivé naturellement. Je ne suis pas tenté par la réalisation de tels films, même si on me le proposait. Pour le moment c’est comme ça; on verra bien dans quelques années, peut-être que je changerai.
Copie Zéro : Tu n’aurais pas tourné OPÉRATION BEURRE DE PINOTTES?
André Melançon : J’aime le film, mais je ne l’aurais pas réalisé. Quand je pense à un scénario, il s’agit toujours d’une histoire possible. Ce n’est pas un manque d’imagination, car lorsque je joue avec des enfants, je peux «flyer» facilement avec eux. Dans le premier épisode de la série Zigzags, LA ROUTE DES ÉTOILES, il y a un garçon qui regarde les étoiles la nuit. J’aurais pu culbuter dans des images surréalistes avec un sujet pareil. J’ai préféré m’intéresser davantage au récit d’un garçon de 12 ans qui est en amour avec une jeune fille de son âge. Les étoiles, c’est un prétexte pour s’approcher d’elle. J’avais envie que les enfants se sentent proches de ce qui arrivait aux personnages. Je voulais raconter les émotions d’un enfant de 12 ans qui vit une histoire d’amour. Avec cette série je voulais cerner six moments dans la vie de six enfants différents en essayant d’être très proche de leur quotidien. Si tu t’attardes à chaque enfant, tu découvres qu’il vit quelque chose de personnel. C’est cela que j’ai voulu mettre sur l’écran.
Copie Zéro : Le sujet demeure toujours primordial, tu ne te laisses pas aller dans la fabulation?
André Melançon : L’histoire que je raconte a un but, elle doit nous faire participer à une émotion qui peut être une passion. Si quelqu’un me disait qu’il a adoré les deux premières minutes de BACH ET BOTTINE et qu’après cela il a décroché, je serais très malheureux. Mon souhait n’était pas seulement de surprendre des gens, mais de les émouvoir et de les rendre proches des deux personnages durant tout le film et pas seulement à travers le rêve du début. Dans la vie je suis toujours fasciné quand je rencontre quelqu’un qui vit quelque chose d’intense, et cela arrive chez les enfants aussi. Ce fut le cas de ce garçon de 12 ans, Pierre Fedele, avec qui j’ai fait un film, PLANQUEZ-VOUS, LES LAÇASSE ARRIVENT… Il ne fait que raconter l’histoire devant la caméra, dans un seul plan rapproché de 25 minutes. Il le fait avec une telle passion que ça devient extraordinaire. Il réussit à nous transporter en nous parlant de son projet et en nous disant pourquoi il aime le cinéma.
Copie Zéro : On a l’impression que les milieux sociaux dans lesquels se déroulent tes films appartiennent plutôt à Rosemont ou Hochelaga-Maisonneuve qu’à Outremont. Pourquoi?
André Melançon : Quand je fais le casting de mes films, avec Lise Abastado ou Danyèle Patenaude, nous allons dans des écoles à Longueuil, à Ville Saint-Laurent, à Outremont, à Rosemont et sur le Plateau Mont-Royal. Il y a une vigueur, un dynamisme particulier chez les jeunes du Plateau, je me sens plus à l’aise avec eux, avec leur spontanéité. Ils sont moins chromés, moins maniérés. J’ai peut-être des préjugés! Dans LA GUERRE DES TUQUES, il y a trois ou quatre enfants qui viennent d’Outremont.
Copie Zéro : Dans tes films pour adultes (DES ARMES ET LES HOMMES, UNE JOB À PLEIN TEMPS, LE LYS CASSÉ), il apparaît, au niveau formel et de l’écriture cinématographique, une plus grande audace. Pourquoi, dans tes films pour enfants, les structures dramatiques sont plus simplistes?
André Melançon : Je ne le pense pas. Le traitement dépend toujours de l’histoire qui est racontée et non pas de l’auditoire à qui il est adressé. Avec COMME LES SIX DOIGTS DE LA MAIN, j’ai utilisé un rythme très rapide, avec beaucoup de plans, tandis que pour la série Zigzags le récit était beaucoup plus lent; je sentais le besoin d’une certaine contemplation. On est porté à croire qu’un film pour enfants ça doit être rapide, au niveau de l’action et du dialogue. C’est une erreur. Si je fais un film qui montre un enfant tourmenté intérieurement, qui a de la peine, je vais m’approcher doucement. Dans CHEMIN FAISANT, un épisode de Zigzags, il y a un plan de 35 secondes où il ne se passe pratiquement rien: une petite fille va prendre un lait au chocolat et s’arrête, triste, devant une fenêtre. Voilà un exemple précis où le traitement est en fonction de l’histoire. Je me suis permis, dans cette série, une écriture différente de mes autres films pour enfants.
Copie Zéro : Aurais-tu osé, par exemple, comme tu l’as fait dans LE LYS CASSE, prendre le présent d’un personnage et, dans un même mouvement, l’intégrer en flash-back dans une scène de son passé?
André Melançon : Oui, je le pense.
Copie Zéro : Tu as quand même une façon plus standardisée de faire tes films pour enfants que ceux destinés aux adultes. Il y a un début, une fin et entre les deux un déroulement chronologique fortement respecté.
André Melançon : Tu crois que je m’interdis certaines choses, que je prends moins de risques dans mes films pour enfants! C’est vrai que le récit est plus linéaire, mais je ne suis pas certain que c’est parce que je m’adresse à des enfants. Au point de départ de BACH ET BOTTINE, c’était clair que la caméra bougerait peu. Ce serait des champs et contrechamps de deux personnes qui se regardent, qui s’apprivoisent et qui commencent à s’aimer. Donc les rares moments où il y a des mouvements de caméra, ils prennent toute leur valeur. Contrairement à cela, dans la série Zigzags, deux plans sur trois étaient en mouvement. On tentait, littéralement, de «faire le tour» des enfants, de les cerner le plus possible. Par contre le statisme des plans de LA GUERRE DES TUQUES est dû à la difficulté technique de construire des travellings sur la neige. La facture de L’ESPACE D’UN ÉTÉ est très différente de celle de BACH ET BOTTINE ou de LA GUERRE DES TUQUES. C’est une chronique où il y a des cassures, une approche plus rugueuse.
Copie Zéro : Mais L’ESPACE D’UN ÉTÉ, est une observation réalisée davantage pour un public adulte?
André Melançon : Oui, c’est vrai.
Copie Zéro : Est-ce que le contexte de production ne détermine pas ta façon de faire le film? Quand il y a plusieurs millions de dollars en jeu, n’es-tu pas porté à être plus prudent, à t’autocensurer?
André Melançon : Plusieurs millions! J’aimerais bien que mon producteur vous entende. Bien sûr quand il y a beaucoup d’argent, c’est toujours un peu plus énervant, même si ces montants ne sont pas exagérés. 27 jours de tournage pour LA GUERRE DES TUQUES, ce n’était pas de trop.
Copie Zéro : Est-ce que tu oserais intégrer, comme dans DES ARMES ET LES HOMMES, une séquence de reportage sur le tournage, à l’intérieur même de cette fiction? Ou cherches-tu trop à atteindre l’identification des spectateurs pour jouer ces cartes-là ?
André Melançon : Je me sens peut-être mal à l’aise de casser, comme ça, le rythme du récit dans un long métrage pour enfants!
Copie Zéro : Cette scène de reportage justement a-t-elle été improvisée? C’est assez prenant ce moment où le professeur d’université fait remarquer à Marcel Sabourin qu’il est plus à l’aise dans son jeu quand il porte une arme à la main.
André Melançon : Les dialogues entre Yves Massicotte et Sabourin étaient improvisés; c’était de la LNI (Ligue Nationale d’improvisation) avant l’époque. L’idée très intellectuelle DES ARMES ET LES HOMMES, qui est mon premier vrai film, c’est l’application du principe des poupées russes. Il y a d’abord un homme qui, par accident, lors d’une agression tue quelqu’un; à l’intérieur de ce récit, on se rend compte qu’il s’agit d’un tournage pendant lequel un comédien rencontre un professeur d’université qui l’invite à venir à ses cours; puis nous assistons au cours pendant lequel il y a une projection de différentes entrevues qui contiennent le propos véritable du film. Au départ je voulais faire une série sur toutes les armes, à partir de la massue de Cro-Magnon jusqu’à la bombe à hydrogène, puis j’ai resserré le sujet et n’ai retenu que le «gun». Ma première préoccupation était de savoir si le fait d’avoir une arme dans les mains, ça change quelque chose chez un individu. As-tu déjà essayé de prendre un «gun» chargé, de le mettre dans ta culotte, et d’aller te promener toute une journée dans la ville? Quelle sensation particulière cela apporte-t-il? Suite à cette préoccupation que j’avais, la première image qui m’est venue était celle d’un amphithéâtre d’université où des gens acceptaient de se faire tirer devant les étudiants pour voir l’effet des balles sur le corps humain. Maintenant, revenons à votre question : Pourquoi je n’invente pas un tel traitement éclaté dans mes films pour enfants? Est-ce parce que je veux que les enfants comprennent bien, qu’un procédé plus linéaire est plus facile d’accès comme dans les livres pour enfants? En principe je ne suis pas opposé à un éclatement de la structure, mais je ne suis pas actuellement très proche d’une vision surréaliste du cinéma. Par contre, je ne refuserais pas de le faire par crainte de perdre des enfants. Il faut apprendre à leur faire confiance.
Copie Zéro : Afin d’accrocher et de ne pas perdre tes spectateurs, tu leur tends continuellement des perches. Par exemple, avec le chien ou la mouffette, tu crées assurément une relation émotive. Et avec tes gags, ton humour, tu les fais pleurer et rire en même temps, ce qui est la grande qualité de tes films.
André Melançon : J’aime beaucoup les films comiques. Buster Keaton est un des grands cinéastes de ce siècle, même plus que Chaplin. Je l’ai découvert au temps du Verdi, de même que Tati et Étaix. Je ne me force pas pour faire des gags. Je souhaite pouvoir faire une comédie, un jour.
Copie Zéro : Tu utilises beaucoup la photographie dans tes films, dans «LES OREILLES» MÈNE L’ENQUÊTE, dans COMME LES SIX DOIGTS DE LA MAIN, dans LA GUERRE DES TUQUES et surtout dans BACH ET BOTTINE et LE LYS CASSE. Est-ce un ressort dramatique particulièrement efficace, ou est-ce le côté onirique et fascinant de la photographie en soi qui t’intéresse?
André Melançon : Je suis fasciné par le fait de pouvoir figer dans le temps un moment de la vie et, ensuite, de l’installer dans le récit de façon à recevoir les émotions de ce temps d’arrêt. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il y avait autant de photos dans mes films. Quand tu regardes une photo d’une personne que tu connais, tu peux te permettre de prendre le temps qu’il faut pour t’approcher d’elle. Dans BACH ET BOTTINE, les photos ont la fonction de rattacher un moment vécu il y a six ou sept ans passés à la vie actuelle de Jean-Claude Parenteau. Dans LE LYS CASSÉ, c’est la porte que Marielle utilise pour retourner dans son enfance.
Copie Zéro : Tes films précédents, avec ou pour les enfants, ne présentent jamais de cas pathologiques, aucun ne laisse voir de problèmes graves de comportement. Avec LE LYS CASSE, tu traites d’une jeune fille victime d’un inceste, pourquoi un tel film maintenant?
André Melançon : Dans mes autres films, les problèmes ne sont pas aussi graves, mais dans la série Zigzags j’ai aussi abordé des cas pénibles, comme les problèmes de la peur chez les enfants. Ca n’a pas l’impact d’une situation incestueuse, mais vivre continuellement des peurs c’est un poids grave pour un enfant de 12 ans. En général la vie des enfants dans mes films n’est jamais rose, il y a toujours des problèmes qui ne sont pas nécessairement dramatiques. Dans L’ESPACE D’UN ÉTÉ et dans LES VRAIS PERDANTS les situations que vivent ces enfants ne sont pas seulement difficiles, mais leur avenir risque d’être hypothéqué. Les moments pénibles des VRAIS PERDANTS me font personnellement très mal. J’aime beaucoup les enfants, mais je ne voulais pas seulement montrer des choses gentilles à leur sujet. Je crois avoir réussi à rejoindre certaines souffrances d’enfants dans ce film.
Copie Zéro : Avais-tu une intention particulière au fait d’employer les comédiens de BACH ET BOTTINE pour LE LYS CASSÉ? Ne trouves-tu pas cela embêtant pour des enfants qui verraient les deux films?
André Melançon : Il y avait certainement un risque. Je connaissais bien Raymond Legault et, malgré la difficulté du rôle, il a accepté de le faire parce qu’on aime travailler ensemble. Et comme j’avais besoin d’une enfant de 12 ans qui savait jouer et qui ressemblait un peu à Markita Boies, j’ai pensé à Mahée Paiement. Elle joue très bien et elle savait qui était Raymond Legault. C’était un camarade de travail, ce qui facilitait beaucoup la réalisation de scènes intimes très délicates à tourner. Je me sentais plus à l’aise avec eux.
Copie Zéro : Que penses-tu de l’utilisation que les mass medias font des enfants actuellement, et de la multiplication des rôles d’enfants dans les films d’adultes?
André Melançon : Je suis ambivalent. Surtout quand je me rends compte de cette espèce de surenchère qu’il y a depuis quelques années. On utilise les enfants à n’importe quelle sauce. On a réalisé que c’était rentable. Je suis ambivalent parce qu’en même temps je me rends compte qu’il est important que l’enfant prenne sa place à l’écran. Mais pas à n’importe quel prix. Un des éléments positifs de cette situation, c’est que l’enfant, à certains moments, peut se débarrasser des stéréotypes que l’adulte lui impose et se révéler tel qu’il est, poser les vraies questions.
Copie Zéro : Est-ce que tu as l’intention de continuer à faire des films pour enfants?
André Melançon : Possiblement. C’est évident que j’aime travailler avec les enfants, que j’aime faire des films qui s’adressent aux enfants et, je l’espère, aux autres. J’aime ça et je vais sûrement continuer d’en faire. Mais j’ai aussi d’autres envies; mes six années comme coach à la Ligue Nationale d’improvisation m’ont permis de retrouver le plaisir de travailler avec des comédiens professionnels. Mon prochain film ne sera pas avec des enfants. Je travaille un scénario depuis deux ans avec Denis Bouchard et Marcel Leboeuf, deux comédiens de la L.N.I. Un film très différent. Un genre de film nouveau pour moi, et qui me stimule beaucoup. Le tournage est prévu pour janvier 1988. Encore un film d’hiver! Je ne dis pas que je ne ferai plus jamais de films avec les enfants, mais pour le moment j’ai envie d’explorer d’autres pistes.
Copie Zéro : Qu ’est-ce qui arrive avec ton projet de film sur Borduas et celui sur les écoles de rang? Acceptes-tu de tourner les films pour enfant qui te sont proposés parce que tu n ’arrives pas à faire les tiens propres?
André Melançon : Borduas, c’est sur les tablettes pour le moment. Je vais reprendre bientôt mon projet sur les écoles de rang. Depuis trois ans je n’ai accepté que deux scénarios pour enfant, que j’ai d’ailleurs retravaillé avec les auteurs. On m’en avait proposé neuf ou dix. Je me suis embarqué dans LA GUERRE DES TUQUES et dans BACH ET BOTTINE parce qu’ils allaient dans la continuité de mes autres films, tant au niveau formel que par leur sujet.
Copie Zéro : Est-ce que la force de conviction que peut avoir le producteur est déterminante ? Quand il confirme, par exemple, que tel ou tel projet est assuré d’un bon financement.
André Melançon : Non. J’aurais pu tourner deux ou trois remakes de LA GUERRE DES TUQUES. On m’en a proposé, mais j’ai toujours refusé. Je ne suis pas intéressé par les projets qui ressemblent trop à ce que j’ai déjà fait. Et comme je ne veux pas produire moi-même, mes projets ne sont jamais gagnés d’avance, surtout que je m’oriente sur une piste tout à fait différente.
Copie Zéro : Comment réagis-tu au succès mitigé de tes documentaires, à l’accueil plutôt réservé qu’on a fait à L’ESPACE D’UN ÉTÉ?
André Melançon : D’abord Radio-Québec n’était pas très content de ce film. Il croyait que je répéterais le succès de COMME LES SIX DOIGTS DE LA MAIN; ensuite il est sorti durant trois semaines au Ouimetoscope en plein été et enfin, malgré que je l’aime beaucoup, je puis dire qu’il était aride. Il n’y a pas d’histoire. C’était une démarche exigeante où nous avions comme principe de ne jamais demander à un enfant de répéter une action. On était quatre jours par semaine avec eux et on s’est abstenu de leur suggérer de faire des choses précises. On attendait qu’ils décident eux-mêmes. Ce fut un très grand plaisir au tournage et j’espérais qu’il marche auprès des enfants… Par contre LES VRAIS PERDANTS ont bien marché. J’étais même un peu mal à l’aise quand il est sorti à l’Outremont; il n’était pas fait pour être vu comme un spectacle. J’ai préféré les projections devant des petits groupes; avec les discussions que le film provoquait.
Copie Zéro : Qu’attends-tu des critiques?
André Melançon : Je leur reproche d’être trop descriptifs et pas assez analytiques. Qu’est-ce que cela apporte de lire une critique dont la plus grande partie est un résumé de l’histoire? Je n’aime pas me faire raconter un film. Je leur demande d’être articulés. Peu importe s’ils aiment ou n’aiment pas le film, j’attends d’eux un texte avec des racines, qui ne soit pas écrit à la va-vite avec plus ou moins d’honnêteté. Sans devenir larmoyant, j’aimerais aussi qu’ils réagissent avec émotion devant un film. Je leur souhaite d’être plus disponibles émotivement. Quelquefois ils m’achalent avec leur souci de la formule.
Copie Zéro : Es-tu un cinéaste qui s’intègre au milieu des réalisateurs ?
André Melançon : Moins qu’avant. Je me suis déjà impliqué au niveau de l’Association et j’y ai mis de l’énergie et des convictions. Maintenant je ne sens pas de motivations pour continuer. Mon appartenance au milieu, je la vis avec quelques cinéastes et les conversations que nous avons me stimulent beaucoup. Tout en étant critique vis-à-vis de leur travail, j’aime beaucoup Francis Mankiewicz, Denys Arcand, Léa Pool, Arthur Lamothe, Jean Chabot… Il y a aussi des rivalités et un côté individualiste dans ce milieu qui est très dur à supporter. Depuis quatre ou cinq ans, je suis plus près des comédiens. Je participe actuellement aux ateliers donnés par Warren Robertson, un Américain qui a enseigné à l’Actors Studio et qui a maintenant ses propres ateliers.
Copie Zéro : C’est dans l’intention de parfaire ta façon de diriger des acteurs ou pour le devenir toi-même?
André Melançon : Je pense que je ne deviendrai jamais acteur à plein temps. Je vais possiblement continuer à jouer des petits rôles dans un film ou l’autre. Ces expériences me sensibilisent au métier de comédien et, maintenant quand je les dirige, je sais un peu mieux leur parler avant de dire «action». Je sais ce qu’on ressent dans le ventre quand on entend la claquette puis «action». Ce n’est jamais un réflexe pavlovien. Le comédien aime qu’on lui parle, qu’on le prépare avant de jouer. Ce n’est pas une marionnette. L’homme joue depuis cinq mille ans et on n’a pas encore compris complètement ce qu’est ce métier.
(Entretien fait au magnétophone le 14 janvier 1987 par Pierre Jutras et Pierre Véronneau, et revu par André Melançon.)