De la mise en situation à la fiction
Copie Zéro : Tes premières expériences professionnelles de travail eurent lieu dans le domaine de la publicité à titre de rédacteur-concepteur; mais tu en as toujours parlé en termes assez négatifs. En as-tu néanmoins retiré quelque chose de positif pour ton travail de cinéaste?
Michel Moreau : À l’époque, je trouvais que cela n’avait pas de sens de mettre toutes mes énergies pour vendre de la margarine et après quelques années, j’ai donc décidé de voir ailleurs. Mais je considère la publicité comme une école, une excellente école de communication. La publicité m’a donné le goût de travailler pour l’homme de la rue et madame Tout-le-Monde, de leur proposer des messages fonctionnels, efficaces, courts. Mon séjour en publicité a eu d’autres incidences plus ponctuelles. Par exemple, j’ai beaucoup appris le cycle “production d’un produit – feedback – impact sur le public – analyse du feedback – retour sur le produit et modification”. La publicité m’a appris à modifier la communication en fonction du public. J’ai fait souvent des films qui étaient réajustés en fonction du public. On me l’a souvent reproché. On me disait: “Tu es un artiste, tu es un créateur, tu n’as pas à te préoccuper du public”. Moi je pense que lorsqu’on est cinéaste, on est les deux à la fois; on a des choses à dire en toute liberté, mais on a aussi, ne serait- ce qu’à cause du prix de nos produits, la nécessité absolue d’aller voir quel effet cela a sur le public et même de modifier notre produit si possible.
Copie Zéro : Tu as pratiqué cela?
Michel Moreau : Très souvent. Par exemple sur la table de montage je montre mon film et j’écoute les réactions de mes interlocuteurs. J’ai même, pour LES TRACES D’UN HOMME, qui, je le savais, serait difficile à cause de son sujet, la mort, commandé une enquête Sorecom, ce qui m’a amené à modifier le montage et même à rajouter des morceaux comme le prologue et l’épilogue.
Copie Zéro : As-tu toujours agi ainsi et de manière systématique ?
Michel Moreau : Dans certains cas, c’est systématique, dans d’autres, plus spontané. J’ai tendance à écouter beaucoup ce que disent les gens, à consulter. Je fais appel parfois à des groupes- échantillons. Cela m’aide par exemple à déterminer les points forts et les points faibles dramatiques d’un film. C’est une façon un petit peu amateur de faire ce que les Américains font à Hollywood à grande échelle.
Copie Zéro : Procèdes-tu à un feedback analogue avec les gens que tu filmes ?
Michel Moreau : Oui. Ils voient le film au montage et peuvent me faire modifier des passages s’ils ne sont pas d’accord avec l’image que je transmets d’eux. Je trouve que je suis porteur de l’image d’une personne. Il est extrêmement délicat de mettre son image sur un écran, de la projeter à des milliers de spectateurs. Il faut que la personne en question ait droit à corriger cette image. D’ailleurs mes personnages participent aussi à l’élaboration de leur portrait. Je passe beaucoup de temps avec eux pour le scénariser, le sculpter…
Copie Zéro : Tu ne contentes donc pas d’une procuration?
Michel Moreau : Il y a quelques rares cas où je m’en suis contenté, comme dans QUATRE JEUNES ET TROIS BOSS; là je voulais acculer un boss à ses contradictions. Mais c’est exceptionnel et j’en ai mauvaise conscience. J’aime mieux maintenant aider la personne à assumer elle-même ses contradictions.
Copie Zéro : Tu n’as donc pas touché au film publicitaire. Es- tu donc entré à l’ONF par le biais de l’écrit?
Michel Moreau : Oui, et par celui de la photographie, car je travaillais au département des films fixes.
Copie Zéro : Comment es-tu donc devenu producteur de l’équipe pédagogique?
Michel Moreau : Ça s’est passé quand Pierre Juneau est devenu directeur de l’équipe française. Un peu avant cette date, j’avais bombardé Fernand Dansereau, qui était directeur de production de l’équipe française, de beaucoup de petits projets dont bon nombre portait sur des questions éducatives. J’avais été sensibilisé à ces questions par mon travail de moniteur dans les colonies de vacances. J’y avais côtoyé des gens qui pratiquaient une pédagogie très expérimentale (l’éducation par centre d’intérêt, Freinet, etc.). J’étais resté avec l’idée que j’étais habile en ce domaine et que j’aimais ça.
Puisque j’avais soumis tant de projets éducatifs, Juneau me proposa de créer une équipe pédagogique avec Jacques Parent. S’y sont adjoints Jean Beaudin, Robert Forget, Gilles Biais et Raymond Brousseau. On s’est lancé de façon expérimentale dans la production de boucles super-8 muettes de quatre minutes (bien que nous tournions en 16mm), ce qui n’existait pratiquement pas dans le monde. C’était tellement expérimental que les gens d’Encyclopedia Britannica étaient collés à nos tables de montage et nous ont acheté une bonne partie de notre production. Je crois que nous avons apporté un sang neuf à l’ONF, même ultérieurement et dans des domaines autres que l’éducation!
Copie Zéro : Il est quand même étonnant qu’au moment de la création de la production française autonome, on ait pensé à la mise sur pied d’une équipe pédagogique alors qu’il n’y avait jusque là aucune tradition en ce sens dans le cinéma québécois.
Michel Moreau : Il faut dire qu’à l’époque, si vous vous souvenez, l’éducation était la priorité numéro Un du Québec. Ce renouveau créait des besoins. À un point tel qu’on me proposa vite des contrats à l’extérieur pour le gouvernement du Québec; Adelin Bouchard et Michel Demers, qui étaient en charge de la Direction générale des moyens d’enseignement, jouèrent un rôle important en ce sens.
Copie Zéro : Mais avant de quitter l’ONF, tu as mis de côté les boucles pour réaliser ton premier vrai film TROIS LECTEURS EN DIFFICULTÉS.
Michel Moreau : Oui ce film a eu une grande importance pour moi tant au plan cinématographique qu’au plan psychopédagogique. Quand j’ai travaillé avec Neidhart, le psychologue que l’on voit dans le film, j’étais très insulté de voir qu’il comprenait des comportements chez les enfants que moi je ne comprenais pas. Il était très présent à la table de montage et me faisait remarquer des choses que je ne voyais absolument pas. Il effectuait des recoupements, des analyses de gestes auxquels je n’accordais aucune signification. C’est alors que j’ai décidé de m’inscrire à l’Université en psycho de l’enfant et de faire ma thèse sous sa direction.
Copie Zéro : Mais déjà, dans TROIS LECTEURS, tu ne t’intéresses pas à ce qui serait ‘ ‘normal ’ mais plutôt à ce qui fait problème. D’où te vient cette propension ?
Michel Moreau : Je me suis beaucoup interrogé sur mon intérêt pour les handicapés. Mais vous avez raison, il faut peut-être poser cela en terme plus global : “ce qui fait problème”. La publicité m’a appris que pour avoir un impact sur le public, il faut une certaine dramatique. Or la dramatique est centrée sur le problème. On part d’un problème et il faut le résoudre. Mais en termes plus personnels, je pense que j’ai très peur de la souffrance et probablement qu’en regardant les personnes handicapées négocier continuellement avec la souffrance et avec les limites, j’ai dû exorciser quelque peu cette peur. Mais ce n’est pas clair pour moi tout ça!
Copie Zéro : Dans tous tes films, sauf L’envers du jeu où tu t’arrêtes sur un processus normal, tu montres des gens en difficulté.
Michel Moreau : C’est que j’ai longtemps considéré le cinéma comme un outil… (mais c’est en train de se modifier, ce qui me rend passionnante la fabrication de ce numéro de Copie Zéro : je suis à un moment tournant de ma vie professionnelle). Je disais souvent: un film, c’est comme une chaise, il faut pouvoir s’asseoir dedans, s’y sentir bien et l’esthétique suivra. Alors dans la mesure où je pensais à un cinéma-outil, j’étais forcément obligé de penser problème, car le problème c’est l’envers de l’outil: on ne fabrique un outil que s’il y a un problème à résoudre.
Copie Zéro : Il n’est d’ailleurs pas évident que la “normalité” soit quelque chose d’intéressant.
Michel Moreau : Non, pour moi il n’y a rien de pire dans la vie que ce l’on appelle le Français moyen, le Québécois moyen. Ils m’ennuient. Ce qui m’intéresse, ce sont les extrêmes.
Copie Zéro : À ce sujet, on se dit que tu regardes la société comme un cirque, en ce sens que dans un cirque, on montre des choses extrêmes, exceptionnelles, rares. Et ce sont ces choses qui fascinent le public. Spectacle et fascination y sont intimement mélangés. Tu es aussi à la fois l’animateur et le spectateur de ce qui se passe. Que penses-tu de cette comparaison ?
Michel Moreau : Effectivement j’aime beaucoup le cirque. D’ailleurs beaucoup de mes films sont construits comme un enchaînement de morceaux plutôt que comme une simple continuité. Pour moi, un des grands moments du cinéma, c’est Ustinov dans LOLA MONTÉS de Max Ophuls. Et mes commentaires viennent, comme ceux du bonimenteur, stimuler l’intérêt du public.
Copie Zéro : D’ailleurs, dans certains de tes films, tu t’adresses directement au spectateur en sollicitant sa patience et son attention.
Michel Moreau : Je l’ai fait notamment dans JULES LE MAGNIFIQUE et dans LA SCULPTURE DE L’INTELLIGENCE. Cette métaphore du cirque me parle beaucoup. Je suis à l’aise dans des numéros courts qui, juxtaposés, vont faire un spectacle. Tout LE MILLION est construit comme ça et je pense utiliser de plus en plus cette structure en mosaïque. Elle me convient. Je m’y sens à l’aise.
Copie Zéro : Pourrais-tu nous parler plus avant du côté utilitaire, efficace, de tes films, nous expliquer comment tu t ’y prends pour concevoir et fabriquer un film de ce genre.
Michel Moreau : Je pars d’un problème. Je l’étudie. Je fais une recherche pour comprendre ce qui se passe et éviter les a priori qu’on peut avoir sur un sujet. Je regarde ce que les gens vivent. Je me demande enfin ce qui serait intéressant à offrir à ces gens qui ont des problèmes. Je développe donc des objectifs et ensuite des stratégies pour que le spectateur atteigne ces objectifs-là.
Copie Zéro : Tout cela semble très organisé. Pourtant, quand nous avons consulté tes dossiers de production, nous avons été étonnés de retrouver plein de documents brouillons, des bourgeonnements de mots, qui témoignaient du surgissement hétéroclite de ta pensée, davantage même que de documents préparatoires articulés. Il serait très curieux de mettre ces documents en regard avec tes films.
Michel Moreau : Ça, c’est très vrai, mais il faut dire que quand je travaillais pour le ministère de l’Éducation, et même dans toutes mes commandites, on me fournissait les sujets, les objectifs et les stratégies pour les atteindre. Je devais donc bourgeonner autour de ça, car il faut avouer que ces documents pouvaient davantage tuer la vie que la faire naître; j’ai toujours eu une réaction assez négative à ces grandes synthèses intellectuelles. Moi qui suis plutôt un gars de l’émotion, j’essayais de mettre des étincelles de vie autour de ce qu’on m’avait imposé. Ce fut différent avec les sujets qui n’ont pas été des commandites.
Copie Zéro : Que tes films soient commandités ou libres, on retrouve toujours une conception, une articulation par modules.
Michel Moreau : Oui, je dirais même une vision impressionniste des choses. Quand j’étais aux Beaux-Arts, j’ai beaucoup étudié la théorie impressionniste, c’est-à-dire la juxtaposition de petites taches qui créent un ensemble qui vient te captiver. Je crois que la vie, c’est une juxtaposition de petites choses. Je me méfie des modèles rationnels et linéaires encore que, et ce n’est pas ma seule contradiction, j’aie une formation scientifique. Pour préparer mes films, sauf évidemment pour les documents qu’on doit soumettre aux institutions qui investissent dans mes films, je résiste à écrire en continuité, à mettre en perspective. Par contre, en commençant à faire de la fiction, j’ai dû modifier mon comportement, je n’ai plus le choix.
Copie Zéro : C’est intéressant cette idée d’impressionnisme, car c’est peut-être cela qui fait que tes films, qui sont pédagogiques, sont rarement qualifiés de didactiques au sens péjoratif du terme. Tes films ne sont jamais des cours illustrés.
Michel Moreau : Non, ils sont l’occasion de mettre la vie sur écran, une occasion presque déviée, car certains textes pédagogiques sont quasiment morts et il faut leur redonner vie.
Copie Zéro : À ce propos, comment procèdes-tu à la mise en situation de tes sujets, car tout est toujours contrôlé chez toi, il y a peu d’aléatoire?
Michel Moreau : Je ne pense pas qu’il y a moins d’aléatoire dans mes ‘mises en situation” que dans le direct traditionnel qui m’a précédé. Faut dire d’abord que j’admirais beaucoup le direct de Brault et Perrault. Mais dans l’entreprise privée, la pellicule est plutôt moins abondante qu’à l’ONF. Il nous fallait nous adapter, trouver des solutions. Lamothe a trouvé les siennes. Gladu et Létourneau les leurs. Moi j’ai trouvé “les mises en situation”. C’est avec JULES LE MAGNIFIQUE que j’ai commencé ça. Jules Arbec et moi on s’est vu systématiquement tous les matins durant un mois et demi, comme Michel Tremblay qui se met tous les jours à sa table de travail pour écrire. On faisait alors du “brain storming”. Je travaille beaucoup avec cette méthode (ça aussi, c’est également un apport de la publicité!). J’aime bien jeter des idées sans liens entre elles et sans esprit critique. Avec Jules, on a donc fait des listes de situations dans lesquelles il pouvait se trouver pour faire valoir telle ou telle émotion qu’il avait vécue comme handicapé. Et on a gardé les situations qu’on percevait comme les plus dramatiques. Il arrive qu’on tourne des situations qui ne sont pas incluses du tout dans le film quand elles ne marchent pas. En fait vous remarquerez que dans mes films, je fuis les interviews. Je me demande plutôt toujours comment rendre dramatique un problème ou un aspect des choses que soulèvent les gens que je filme. J’essaie de détecter des petits problèmes qui, regroupés dans un film, donnent un tableau d’une problématique… ou d’une personne.
Copie Zéro : Autrement dit, tu n’improvises pratiquement pas, comme le font plusieurs autres réalisateurs de direct.
Michel Moreau : De toute manière, je ne peux pas. Ce sont les conditions économiques que j’ai dans l’entreprise privée.
Copie Zéro : Mais il y a aussi une attitude cinématographique qui détermine ta manière. Ou alors c’est l’économie qui la détermine.
Michel Moreau : C’est les deux. L’économie m’a forcé à m’établir un style. Disons que si demain j’utilise la vidéo ou si je travaille à l’ONF, il n’est pas évident que je maintienne uniquement cette méthode de travail; j’essaierai d’aborder la personne en improvisant au fur et à mesure. Je crois qu’aujourd’hui je combinerais les deux méthodes. Mais je n’abandonnerais pas “la mise en situation», car elle présente l’intérêt de faire participer davantage la personne filmée à l’œuvre.
Copie Zéro : Ça produit souvent d’ailleurs des séquences très fortes, comme celle dans Les chocs de la vie où le gars donne un coup de pied à la machine qui lui a coupé la main.
Michel Moreau : D’autant plus que lorsque la caméra est là, elle produit un effet excitateur qui décuple le pouvoir d’une mise en situation sur laquelle on s’est entendu lors de la préparation du film. Dans ce cas, comme dans celui du gars qui va mourir dans LES TRACES D’UN HOMME, la personne est très contente d’affronter clairement l’antagonisme. Ma mise en situation devient alors quasiment psychothérapique.
Copie Zéro : Comment te sens-tu dans ces situations-là?
Michel Moreau : C’est là où l’aléatoire et l’improvisation interviennent. Je ne sais jamais à l’avance comment va tourner la situation. C’est très excitant. Et je dois intervenir vite et juste. Mais c’est quasi épeurant. Souvent la souffrance émerge. Et je dois aider la personne à exprimer cette souffrance. Je sens que ces mises en situation sont libératrices pour eux – je fais œuvre quasi thérapeutique quand je fais ça. Quand je sens que c’est l’inverse qui se passe, que ça détériore la personne, j’arrête, ce qui n’arrive pas souvent, car j’ai passé beaucoup de temps avec mes personnages. En tant que cinéaste j’essaie que les choses aillent le plus loin possible pour que la souffrance des personnages et les émotions des spectateurs se mettent le plus possible en résonance. En fiction, on peut avoir des sentiments plus violents, les personnages peuvent dire avec plus d’éclat et plus de violence leurs émotions. La “mise en situation” me permet d’approcher et même quelques fois d’égaler cette violence.
Copie Zéro : Tu es donc un accoucheur?
Michel Moreau : Naturellement. D’ailleurs c’est ça le rôle de la psychothérapie, ça permet d’accoucher d’une autre personne. J’essaie d’accoucher la personne de sa souffrance, je l’accompagne. Mais j’ai conscience d’avoir avec le documentaire des moyens réduits pour exprimer cette souffrance.
Copie Zéro : Au contraire, tu fais de la fiction, de la mise en scène, avec tes cas précis. Et ils ont plus d’impact parce que le spectateur sait que leur souffrance, leur problème, sont vrais.
Michel Moreau : Mais je pense néanmoins, par exemple que la révolte de Léopold d’À TOI POUR TOUJOURS, TA MARIE-LOU de Michel Tremblay, est infiniment plus intense et plus claire que celle de mon gars devant la machine qui lui a broyé la main.
Copie Zéro : Pourtant, dans LE MILLION TOUT-PUISSANT, les passages fiction paraissent irréels, non dramatiques, tandis que le documentaire a beaucoup plus de force. La mise en scène donne le dramatique.
Michel Moreau : Je suis d’accord. Mais dans ce film, nous avons pris délibérément une approche fabulique pour la partie fiction…. Je suis un moment de ma carrière où je m’interroge beaucoup sur la fiction et ses rapports avec les mises en situation. J’aimerais par exemple être capable d’écrire une dramatique qui prolonge, amplifie le coup de pied que mon gars donne à la machine. Je voudrais que par la fiction, l’opéra, la fable, ce geste individuel devienne collectif et métaphorique. Peut- être faudrait-il dix acteurs en bleu de travail qui donnent des coups de pied à dix machines! Je cherche.
Copie Zéro : Mais pourquoi veux-tu aller dans ce sens maintenant? Pour des raisons personnelles ou parce que le documentaire ne se vend plus?
Michel Moreau : Pour les deux. S’il y avait actuellement un engouement immense pour le documentaire, il est probable que je continuerais à faire du documentaire pur. Il y a aussi à l’intérieur de moi un sentiment d’impuissance, plutôt de limitation, que je sens très fort. J’aimerais amplifier ce que Jules avait à dire, amplifier ce que ce gars qui allait mourir avait à dire.
Copie Zéro : Pourtant comment peux-tu aller plus loin que ce gars qui parle de sa mort et de son propre enterrement?
Michel Moreau : Je crois qu’on peut amener davantage le spectateur à sentir, à vivre les émotions des gens qui sont sur l’écran. En direct, même avec des mises en situation réussies, certains gestes, certaines expressions passent inaperçus pour la moitié des spectateurs; le documentaire propose des signes discrets, faibles. Il exige beaucoup de vigilance. Le son, le montage, l’image gelée et… la fiction permettent d’accentuer ces moments. Par exemple on pourrait mettre des choses avant et après qui leur donnent plus de force et de signification collective.
Copie Zéro : Prenons UNE NAISSANCE APPRIVOISÉE. Montrer en fiction une femme qui veut que son fils assiste à son accouchement n’aurait jamais eu le même impact que de montrer qu’une vraie femme veuille que son vrai fils assiste à son vrai accouchement. Le rapport que tu crées entre la situation que tu filmes et la réalité qui la justifie, qui lui donne son caractère de vérité, interpelle davantage le spectateur. Et tu as une grande maîtrise de cette manière de réaliser un film.
Michel Moreau : Je me pose des questions. Je soupçonne que cet impact-là ne joue que sur des gens déjà très sensibles et avertis. Je ne suis pas sûr que la grande population marche autant. Il y a aussi l’écrin de présentation du documentaire. Cet écrin peut faire que certains moments intenses sont noyés dans des choses plus rébarbatives ou plus molles. Même si certains de mes films ont eu de très bonnes cotes d’écoute, comparés à d’autres émissions dramatiques, ils ont un petit côté perdu. Tout mon effort dans LE MILLION TOUT-PUISSANT a consisté à essayer de rendre plus populaire le documentaire.
Copie Zéro : Veux-tu dire que des spectateurs risquent de ne pas écouter une émission ou changer vite de canal parce que c’est un documentaire?
Michel Moreau : Oh oui! Et je me rends compte que, veut, veut pas, mes films ne sont pas vus suffisamment. Pour la télévision, ça varie entre 300 000 et 600 000 personnes. Ce n’est pas assez pour concurrencer les téléromans ou les séries américaines. J’ai envie de faire un cinéma plus populaire. Là-dessus, j’admire beaucoup Alain Resnais, François Truffaut et, chez nous, Gilles Carle et Denys Arcand. Ils ont réussi à être populaires avec un cinéma d’auteur.
Copie Zéro : Pourtant, avec la télévision, et avec tes films qui, bon an, mal an, atteignent des milliers d’étudiants au Québec, tu rejoins plus de spectateurs que la majorité des cinéastes québécois. Ceux dont les films ne sortent qu’en salle – pour ne pas parler de ceux qui connaissent un pire destin – n’ont pas un sort plus enviable.
Michel Moreau : Je sais. Cela n’empêche que je suis à un moment tournant de ma carrière et que je vise à faire autre chose. Il y a les nouvelles mesures qui guettent le documentaire et l’empêche presque d’exister. Il y a surtout, plus profondément, le désir de dépasser le documentaire factuel que j’ai toujours pratiqué, où je m’interdisais des interprétations. À 54 ans, j’estime avoir des choses personnelles à dire et un temps, et un nombre de films limité pour le dire. Et j’aimerais que ces nouveaux films aient une certaine cohérence avec ce que j’ai dit et fait précédemment.
Copie Zéro : Auparavant tu ne prenais pas parti – sinon par la négative – dans tes films, tu montrais un problème, tu interrogeais le spectateur, mais tu ne disais pas ce qu’il faut faire avec les enfants de l’émotion, avec les handicapés, avec les lecteurs en difficulté.
Michel Moreau : C’est vrai, mais par contre, je donne des pistes… beaucoup de pistes. De toute façon, en termes d’éducation, il est plus efficace d’indiquer des pistes que de donner des solutions. Cela vaut autant pour TROIS LECTEURS que pour LE MILLION. Mais moi j’ai des choses à dire qui sont en dehors de tout ça. Par exemple j’ai une vision du Québec à transmettre.
Copie Zéro : Justement, dans ENFANTS DU QUÉBEC, tu transmets une vision du Québec comme rarement on I ’a fait dans notre cinéma.
Michel Moreau : Il y a des morceaux du Québec que je n’ai pas pu dire dans mes films précédents. En documentaire, tu es limité, car tu penses à travers tes personnages. Par exemple j’ai des critiques personnelles à l’égard du Québec. Je ne peux pas les faire dire à mes personnages, s’ils ne sont pas prêts à les exprimer!
Copie Zéro : Cette volonté d’explicite se sent dans ta démarche. Tu as commencé par des sujets pédagogiques, puis tu es passé aux sujets psychologiques et enfin aux sujets anthropologiques. Cette trajectoire nous semble très claire en ce qui a trait à tes aspirations.
Michel Moreau : C’est rigoureusement exact et ce fut très délibéré. Par exemple, je faisais des films pédagogiques et je me suis dit un jour : « Il faut aborder les questions en termes psychologiques”. Et je suis allé faire des cours de psycho.
Copie Zéro : À ce propos, tu déclarais à Luc Perreault en 1970 : « M’étant buté dans le cinéma à des problèmes de psychologie, il m ’a semblé que je devais passer par la psychologie pour mieux comprendre le cinéma ». Cette dernière affirmation a de quoi surprendre.
Michel Moreau : Non, car finalement, quand on est cinéaste, il faut par tous les moyens s’aiguiser le regard et l’ouïe. On regarde et on écoute. D’ailleurs, récemment, j’ai beaucoup appris à écouter les bruits, les sons, avec ce merveilleux cinéaste qu’est Jean-Claude Labrecque. Tout le reste, ce sont des techniques qu’on doit mettre au service de ce regard et de cette écoute. Toutes mes démarches visent à atteindre cet objectif. Je privilégie toujours le sensoriel et je me méfie de ce qui est trop intellectuel.
Copie Zéro : Pourtant ENFANTS DU QUÉBEC, c’est très intellectuel.
Michel Moreau : Très systématique plutôt.
Copie Zéro : C’est intéressant cette nuance, car elle révèle toute la méthode Moreau. Tu peux être très systématique dans la préparation et une fois le cadre établi, c’est la sensibilité qui guide ton action.
Michel Moreau : C’est vrai! Au tournage, j’improvise très souvent au moment où une situation marche et c’est encore plus vrai sur la table de montage où je peux balayer de grands pans du tournage. Je garde seulement ce qui me fait vibrer.
Copie Zéro : ENFANTS DU QUÉBEC marque une étape très importante dans ta carrière en ce sens qu’il inaugure ton approche anthropologique. Comment le projet vit-il le jour?
Michel Moreau : Il y a quelque chose de très particulier dans ENFANTS DU QUÉBEC en ce qui a trait à son financement. Beaupré et Carole Langlois à la SDICC avaient eu l’idée de mettre autour de la même table des compagnies québécoises qui faisaient un cinéma « différent”. Il y avait l’ACPAV, Prisma, Cinak et Éducfilm; ça s’appelait le groupe des quatre. Il est sorti de ces discussions LES GRANDS ENFANTS, LES SERVANTES DU BON DIEU, L’HIVER BLEU et ENFANTS DU QUÉBEC. Quatre films importants et particuliers dans l’histoire du cinéma québécois. Ils réunissaient des gens avec certaines affinités. Les accords avec les télévisions étaient déjà acquis. Ce sont des initiatives comme ça qu’il faut encourager, Ça nous changerait des folies actuelles: faire un cinéma compétitif avec Hollywood. Ou alors il faut faire comme Pierre David : aller à Hollywood.
Copie Zéro : Donc tu es très critique vis-à-vis les institutions actuelles.
Michel Moreau : Critique en ce sens que je trouve qu’elles se mettent le doigt dans l’œil quant aux orientations fondamentales. Elles n’ont pas saisi ce qu’elles étaient en train de faire: risquer de tuer l’originalité d’un cinéma encore fragile.
Copie Zéro : Pourtant les institutions ne sont pas si coupées du milieu du cinéma!
Michel Moreau : C’est de plus en plus un certain milieu. Regardez la composition des conseils d’administration de Téléfilm Canada et de la Société Générale du cinéma : principalement des administrateurs…
Copie Zéro : À la fin de l’entretien avec Jean Pierre Lefebvre paru dans Format Cinéma, tu semblais très pessimiste.
Michel Moreau : Je le suis encore. Je trouve que les institutions ont du mal à cerner les véritables forces du cinéma. Tout est décalé actuellement. Il y a d’énormes sommes engouffrées dans la compétition avec Hollywood alors que le cinéma d’auteur étouffe. Au Québec, c’est épuisant de toujours devoir refaire la preuve qu’on est capable de faire un bon film. Je trouve ça de plus en plus difficile de faire du cinéma. C’était plus facile quand j’ai fondé Éducfilm en 1972 ou même en 1980. Actuellement, il y a plus d’argent, il y a plus de gens pour nous épauler à l’intérieur des dites institutions, et c’est plus difficile qu’avant. Le cinéma est de plus en plus contrôlé à tous les niveaux. Il faut remettre des scénarios qui n’en finissent plus d’être jugés, soupesés, évalués, à un point tel que, quand tu as enfin le “oui” de ton scénario, tu n’as presque plus envie de tourner. Par ailleurs on s’essouffle aussi à jouer à l’intérieur de quatre ou cinq institutions qui ont chacune leurs critères et leurs priorités. Ta motivation fond progressivement. C’est remarquable le peu de foi que les institutions ont dans des projets d’auteur. Il y a vraiment un choix politique qui a été fait.
Copie Zéro : Ne trouves-tu pas que tu es en contradiction avec ce que tu affirmais tout à l’heure quand tu disais vouloir faire un film populaire, ce qui t’amènerait inévitablement à être en compétition, sur les écrans, avec le cinéma étranger.
Michel Moreau : Attention, pour moi, les notions de film populaire et de film d’auteur ne sont pas incompatibles. Évidemment on doit reconnaître que nous, en tant que cinéastes québécois, on a eu des faiblesses. On a fait un cinéma, en particulier dans le documentaire, qui était finalement très élitiste et qui ne venait que sensibiliser un petit noyau restreint. On devrait plus souvent atteindre le million à la télévision. Mais là-dessus, les cinéastes ont évolué. Nos films sont moins hermétiques, avec une écriture plus accessible. Mais vous savez, je n’ai atteint le million qu’une seule fois, avec UNE NAISSANCE APPRIVOISÉE, surtout à cause du sujet et de la controverse qui s’est installée.
Copie Zéro : Il n’est pas évident que pour atteindre cet objectif, ce soit du cinéma qu’il faille réaliser. Fernand Dansereau a peut-être fait le bon choix en écrivant LE PARC DES BRAVES car, contrairement aux films québécois qui ne réussissent presque jamais à surpasser à la télé les films étrangers, les téléromans québécois compétitionnent bien avec les séries étrangères.
Michel Moreau : C’est tout à fait vrai. Mais moi personnellement je ne partage ni le goût, ni surtout le talent de mon ami Dansereau. Personnellement j’aimerais plutôt explorer le mélange documentaire-fiction… qu’on appelle la troisième voie.
Copie Zéro : Et tu envisages principalement la télévision pour y parvenir?
Michel Moreau : Je dois avouer que je ne pense qu’à la télévision quand je réalise quelque chose, car a priori on touche au moins trente fois plus de spectateurs. En plus, c’est un médium intéressant, la télé. C’est stimulant. Il faut prendre le spectateur de telle sorte qu’il ne nous lâche pas. Il y a un plus grand défi à la télé où le spectateur peut t’évacuer d’un seul clic de télécommande. Quand on monte, on a toujours cette préoccupation à l’esprit: va-t-il appuyer ou non sur le bouton? Ça me paraît de bonne santé!
Copie Zéro : Depuis plus de dix ans, tes films sont presque tous passés à la télévision.
Michel Moreau : LA LEÇON DES MONGOLIENS a été le film-charnière. Ce fut un film éducatif qui fut invité à passer à la télé par les responsables de la télé. À partir de ce moment- là, j’ai réellement travaillé pour la télé et j’ai toujours bénéficié de leur investissement.
Copie Zéro : Tu nous as dit qu’aujourd’hui tu ne réaliserais plus L’envers du jeu. Pourquoi?
Michel Moreau : Je lui trouve principalement deux défauts. D’abord je le trouve un peu froid et cérébral; je mettrais plus d’exemples concrets, vivants; la structure a trop d’importance. Je trouve qu’il y a aussi quelques défauts de rigueur scientifique. Ça ne m’intéresse d’ailleurs plus de réaliser des films comme ça… Je suis ailleurs!
Copie Zéro : T’arrive-t-il parfois de vouloir modifier tes films?
Michel Moreau : Oui. Des fois j’aimerais retourner des choses, ou en couper, éliminer les bavures.
Copie Zéro : À cause de leur côté fonctionnel, tes films peuvent devenir rapidement vieux, décalés par rapport à la réalité que tu veux décrire ou celle que tu veux modifier. As-tu déjà songé à des mises à jour pour combler ces écarts, de refaire des films sur des sujets que tu as déjà traités pour répondre à l’évolution de leurs publics?
Michel Moreau : Non. D’ailleurs ces films sont des commandites et jamais les commanditaires ne pensent à faire cela. J’ai refait un genre de remake pour l’Office des personnes handicapées avec LA GRANDE SORTIE, un vidéo que j’ai réalisé avec François Labonté. Par contre, il y a des fois où j’aurais aimé faire des suites, comme Georges Dufaux l’a fait avec POST-SCRIPTUM. Mais une telle chose n’est possible qu’à l’ONF; nos interlocuteurs dans le privé ne sont pas sensibles pour financer un tel projet.
Copie Zéro : Tu es un des seuls à réaliser des films pédagogiques au sens large et tu y as atteint une maîtrise reconnue. Si tu passes à la fiction, ça ne te fait pas quelque chose de laisser ce secteur presque à l’abandon ?
Michel Moreau : Évidemment. Le problème, c’est que les structures qui patronnaient de tels projets sont quasiment démembrées. On est toujours assujetti aux structures! Quand il n’y a plus de demandes, ou que tu sens qu’il n’y aura même pas d’oreille attentive, que faire? Normalement Radio-Québec devrait prendre le relais. Je n’ai jamais eu de propositions de Radio-Québec. Il faut dire de plus que ça m’intéresse plus de regarder la société québécoise à travers les mécanismes d’apprentissage. Et puis, on devient las aussi d’être étiqueté!
Copie Zéro : Tu ne veux plus être le Moreau, porte-flambeau d’un certain cinéma québécois, d’une voie particulière. Tu préfères aller dans une direction plus aléatoire où tu es moins reconnu et connu?
Michel Moreau : Si je reste dans du connu, je meurs. C’est sûr que c’est une aventure qui m’attend. Mais j’agis plus par nécessité intérieure que par pression extérieure.
Copie Zéro : Es-tu étonné de n’avoir pas eu, disons d’élèves, pour continuer ton œuvre avec la même qualité cinématographique et humaine?
Michel Moreau : Je ne sais pas si vous avez raison. J’ai vu souvent des vidéos et des audio visions réalisés par les services audiovisuels des universités ou des cégeps et j’ai été étonné par la qualité de certains. J’ai même constaté une montée progressive de la qualité générale de ces réalisations pédagogiques. Actuellement les institutions scolaires sont presque les seuls endroits où, avec des moyens limités, et pour une diffusion plus restreinte, on peut réaliser des documents pédagogiques. Les priorités se sont déplacées au Québec très rapidement. La santé a remplacé l’éducation. Maintenant l’éducation et la santé connaissent un ressac. D’ailleurs je ne vends plus de films alors qu’avant je vendais un film à cent ou deux cents exemplaires. Le marché s’est écroulé. Il n’y a plus d’argent autour de tout ce qui était éducation et santé. Et il n’y a plus personne non plus au niveau des archives. Il n’y a plus personne qui en ce moment filme le monde ordinaire du Québec, ce que vivent les gens quotidiennement. On n’arrive plus à trouver d’argent pour cela.
Copie Zéro : Pourquoi n’es-tu pas retourné à l’ONF où tu aurais eu peut-être un peu de chance?
Michel Moreau : Je ne sais pas si la dynamique interne de l’Office me convenait. Quand tu as, comme moi, une maison de production, tu es obligé d’avoir un certain volume d’activité; comme je suis presque tout seul, si je vais à l’ONF, je suis obligé de fermer ma compagnie; je perds mes collaborateurs. Pour repartir tout ça, ça serait très difficile.
Copie Zéro: Pourquoi as-tu fondé une compagnie qui s’est occupée aussi de distribution?
Michel Moreau : J’avais une vision un peu artisanale de mon métier. Je voulais faire tout d’un bout à l’autre. Ça m’a permis d’avoir du feedback, de savoir quels étaient les films qui se vendaient ou pas, pourquoi, de connaître les arguments de vente. Je ne le regrette pas, mais je n’en suis plus là; je donne mes films à des distributeurs, j’envisage d’embaucher des producteurs délégués. Je vis moi aussi l’industrialisation de notre profession!
Copie Zéro : Avec ta nouvelle orientation, y a-t-il encore de l’intérêt à maintenir Éducfilm ?
Michel Moreau : Je me questionne à ce sujet. Je me demande si je n’aurais pas plus avantage à être pigiste ou à m’allier à d’autres maisons. Je dis souvent que j’ai dépensé plus d’énergie à maintenir Éducfilm petit que gros. Ainsi je n’ai jamais eu de problèmes avec mon producteur… je n’ai jamais eu besoin de lui faire la preuve à chaque fois de ma compétence. Ça m’a permis aussi de faire des films qui me tentaient. Actuellement on s’est mis en veilleuse. Tout dépend de l’orientation que je vais prendre.
Copie Zéro : Tu dis être intéressé de dire quel est le Québec où tu as choisi de vivre, ce que tu y aimes et ce que tu y critiques. Cela risque d’être assez distinct des films du Michel Moreau fasciné par ce qui est différent, marginal dans ce pays-là.
Michel Moreau : Je ne crois pas. Au contraire ce portrait va être fait à travers les extrêmes de cette société. Je repense à la fameuse phrase de LA LEÇON DES MONGOLIENS : “Une société se définit par rapport à ses marginaux”. Je vais choisir des gens qui ne sont pas comme tout le monde, mais qui sont révélateurs du pays. Je regarde intensément ce qui n’est pas pareil à l’habitude.
Copie Zéro : Est-ce qu’on peut penser que ton cinéma est un peu voyeur?
Michel Moreau : C’est sûr que je suis toujours aux limites du voyeurisme. Car je me suis souvent attaqué à des zones taboues : une mère qui accouche devant son fils, un homme dans son cercueil, etc. Avec les personnes handicapées, j’aurais pu aussi sombrer dans le “freak-show”. Mais il me semble que j’ai évité ça parce qu’au lieu de me centrer sur l’anormalité, je me suis centré sur la personne. Je pense même que montrer avec crudité des mongoliens ou des paralytiques, a permis d’exorciser les peurs à l’égard de la “différence”. D’ailleurs Jules, dans son film, dit : “Il faut montrer les handicapés, on les a trop souvent cachés”.
Copie Zéro : Ces gens ne sont pas mal à l’aise face à leur image ?
Michel Moreau : Non, car j’aide la personne à assumer son image, malgré ses résistances. Ce qui rend mes films libérateurs, positifs dans la vie de mes personnages. Ils ont pu se voir, se découvrir dans les films et à partir de cette image cristallisée, figée, ils peuvent repartir vers une nouvelle étape de leur croissance.
Copie Zéro : Tu apparais dans beaucoup de tes films, tes enfants, aussi, ton épouse, son fils Guillaume. Pourquoi ce côté familial qui est là depuis TROIS LECTEURS?
Michel Moreau : Le cinéma, c’est beaucoup soi-même, nous- mêmes. Par honnêteté, je dois être dedans.
Copie Zéro : Plusieurs cinéastes pourraient dire : “mes films, c’est moi ». Tu vas plus loin que ça. Tu fais du ciné-journal. Peu de cinéastes québécois ont pratiqué ce genre. Seulement Marilü Mallet et Jean Pierre Lefebvre nous viennent à l’esprit
Michel Moreau : Dans la mesure où je suis très centré sur le regard et que je veux l’avoir aiguisé, je peux le faire davantage sur mes proches que sur des gens plus lointains. Je tiens non seulement un journal personnel écrit, mais certains de mes films peuvent être conçus comme une sorte de grand film de famille. J’ai d’ailleurs commencé à m’intéresser au cinéma par là. Je faisais partie à Paris d’une association où les gens venaient se projeter leurs films. Il y avait des cinéastes professionnels comme Agnès Varda et Édouard Molinaro qui venaient nous visiter. Ils étaient fascinés par l’espèce de fraîcheur qu’on y retrouvait. Je n’ai probablement pas voulu perdre cette qualité de fraîcheur.
Copie Zéro : Après UNE NAISSANCE APPRIVOISÉE, tu as d’ailleurs eu le projet de faire la CHRONIQUE D’ISABELLE où sur vingt ans, tu aurais non seulement fait un vaste film de famille, mais au travers l’histoire d’une famille, réaliser une chronique du Québec.
Michel Moreau : Même si le projet ne s’est pas réalisé, je continue à ramasser des images que je conserve dans les entrepôts de la Cinémathèque. Avec Edith, je me suis questionné sur l’impact de la projection de telles images, de leur diffusion, sur les enfants. On attend qu’Isabelle soit en mesure de prendre elle- même la décision. On verra…
Copie Zéro : Pourrais-tu nous parler de ta collaboration avec Edith Fournier?
Michel Moreau : Elle fut très grande. Elle m’a apporté beaucoup de lucidité. Mais ce n’est jamais facile de travailler avec sa femme. Edith a à la fois beaucoup de rigueur et beaucoup de fantaisie. Ce mélange pouvait m’entraîner dans des chemins que je n’avais pas l’habitude de prendre. On travaille beaucoup par “brain storming”. Les gens croient qu’Edith n’est que ma conseillère scientifique. Mais c’est beaucoup plus que ça. Son imagination, sa poésie, son lyrisme me sont un apport précieux. Elle m’a beaucoup aidé à trouver des solutions à certains problèmes particuliers. Elle a écrit souvent de très beaux textes pour mes films; elle a un excellent sens du verbal. Elle a aussi un énorme sens du concret alors que j’ai souvent tendance à être plus rêveur. Son côté terre-à-terre m’a appris à être davantage dans la réalité, à prendre des exemples. Toutes les fois que nous avons collaboré ensemble, dans LES ENFANTS DE L’ÉMOTION, L’envers du jeu ou PREMIÈRES PAGES DU JOURNAL D’ISABELLE, ce fut difficile, merveilleux et profitable!
Copie Zéro : Comment te sens-tu par rapport aux cinéastes, au milieu du cinéma québécois?
Michel Moreau : Au début, je me sentais à l’écart, dans mon coin avec mon cinéma pédagogique. Arthur Lamothe m’a ouvert plusieurs portes, dont celle de sa compagnie en 1969. À cette époque, c’était un vrai bouillonnement de cinéma. Ensuite c’est Jean Pierre Lefebvre qui m’a donné une grosse poussée. Il avait beaucoup aimé LA LEÇON DES MONGOLIENS et m’a propulsé vers un cinéma plus large et plus personnel. Et puis Fernand Dansereau qui sans cesse m’a aidé à prendre conscience du caractère expérimental de mon cinéma. Le cinéma, c’est vraiment un art collectif! Il y a aussi de merveilleuses collaborations: avec Michel Brault qui amenait sa fraîcheur et ses éclairages intimistes, avec François Gill, qui m’offrait sa présence intense de chasseur indien, avec Josée Beaudet qui a l’art de trouver le charme discret des choses de la vie. Et puis il y a eu Louis Daviault, avec ses forces d’homme du bois, et tout récemment Jean-Claude Labrecque, avec son immense science du cinéma, son amour de la lumière, sa fascination pour le son… et pour tout ce qui est vivant. Plus j’avance dans ce métier, plus j’ai le sentiment de participer à un métier collectif. D’ailleurs il faut voir un film comme un élément au milieu de plusieurs autres dans l’année, laquelle année se situe au milieu de plusieurs autres. L’important n’est pas de faire le chef-d’œuvre, le miracle attendu, mais de faire un cinéma original, différent. Plus on aura d’écart entre les cinéastes, plus on aura un cinéma intéressant. Quelque chose qui vit, c’est quelque chose qui va vers l’extérieur et non pas vers l’intérieur.
Copie Zéro : Crois-tu alors que le cinéma québécois meurt parce qu’il y aurait moins d’éclatement, plus de normalisation?
Michel Moreau : Oui, et je pense que les goûts institutionnels vont vers un cinéma qui a fait ses preuves, donc standardisé. Mais en même temps c’est étonnant le nombre de films qui se font malgré tous ces obstacles. Prenons le documentaire. Il n’y a pas un pays au monde qui puisse présenter autant de divergence et autant de qualité.
Copie Zéro : Tes relations sont donc correctes avec les cinéastes. En est-il de même avec le reste du milieu cinématographique?
Michel Moreau : J’ai effectivement des réponses magnifiques de la part de mes collègues cinéastes. Mais je me sens à l’écart, peu considéré par le reste du monde cinématographique, que ce soit les professeurs de cinéma, les critiques ou même le public cinéphile comme j’ai pu le constater l’an dernier lors des Rendez-vous du cinéma québécois. Par contre il y a beaucoup de jeunes qui ont de l’intérêt pour mon travail.
Copie Zéro : Intérêt pour tes sujets ou pour ta démarche?
Michel Moreau : Les deux, mais surtout ma démarche.
Copie Zéro : Nous sommes étonnés par le fait que plusieurs professeurs de cinéma québécois n’incluent jamais Michel Moreau parmi les cinéastes vus au cours.
Michel Moreau : Effectivement, ça semble être une minorité de professeurs qui me mettent à leur programme. Je me sens méconnu, marginalisé… comme mes personnages!
Copie Zéro : On dirait que non seulement on a de la misère à reconnaître la qualité de témoignage historique sur la société québécoise que tes films apportent, mais aussi à en apprécier l’écriture cinématographique.
Michel Moreau : C’est bizarre, car les cinéastes les plus préoccupés par le langage trouvent au contraire que j’écris de façon très particulière, me trouvent parfois plus expérimental qu’eux- mêmes. Je pense que je suis dans une grammaire qui échappe à certains cinéphiles et enseignants. Je pense aussi qu’au Québec, plus un cinéaste va vers un cinéma populaire, plus la gent cinéphile s’éloigne de lui, même s’il conserve toutes ses qualités de langage et de contenu. Pour moi, ça me déçoit, car je me dis: “Comment se fait-il qu’ils ne voient pas mon originalité, mes mises en situation, la particularité de ma bande sonore… ou même ma fantaisie?” J’aime le cinéma de l’étrange, celui que pratiquent Franju, Olmi, Varda. Peut-être que l’étrange de mon cinéma n’est pas assez explicite? Si je vais du côté de la fiction, c’est aussi pour explorer cette fantaisie qui est en moi, quelque chose qui est plus difficile à explorer quand on fait du documentaire.
(Entretien fait au magnétophone le 8 janvier 1986 par Pierre Jutras et Pierre Véronneau et revu par Michel Moreau.)