D’Howard Hawks à Pierre Perrault : le poids des mots
Comment peut-on aimer le cinéma de Pierre Perrault, l’admirer même, le trouver révolutionnaire, sans pour autant renier ses anciennes fidélités hollywoodiennes, un rendez-vous pris très jeune avec un Hollywood alors à son zénith, celui de Capra, Vidor, Borzage, et pas mal d’autres?
D’abord le cinéma nous transmet une illusion si forte de la réalité qu’ou bien nous nous identifions totalement à ses fictions, personnages, décors, ou bien nous les rejetons non moins catégoriquement pour des raisons qui ne relèvent pas de la plus stricte rationalité. Hollywood, au temps béni de mon adolescence, ce fut un peu l’anti-France, l’anti-Europe (pays, continent, où on se perdait dans des querelles stupides) : le rêve, l’évasion à l’état pur. Et pour cause. Aux actualités, à la radio, nous entendions éructer un horrible fou nommé Hitler dont les hurlements rauques glaçaient l’épine dorsale. Mais avant même cette démence trop peu remarquée par des politiciens inconscients de l’emprise des “médias” — on ignorait ces distinctions — il y avait eu le contre-poison, des voix magiques qui fascinaient, parlaient une langue venue d’une autre planète, oui Pierre : l’anglais. Ce fut l’extraordinaire voix de Claude Rains dans L’HOMME INVISIBLE de James Whale : émanation des espaces infinis, souveraine, sarcastique, inquiétante. Voix anglaise par excellence, comme un peu plus tard celles de Robert Donat dans FANTÔME À VENDRE et de Leslie Howard dans l’incomparable PYGMALION.
Et puis vint l’Amérique, les États-Unis, une autre voix politique : celle de Jefferson Smith-James Stewart dans MR. SMITH AU SÉNAT. La guerre était déjà déclarée, confinée pour l’heure entre l’Allemagne nazie, la France et la Grande-Bretagne. Un jour de mars, je vois sur les Champs-Élysées, au dernier balcon de l’ancien Biarritz, le film de Frank Capra : c’est un choc, un message qui me portera un peu à travers les années sombres de l’occupation. Message visuel, certes, Capra est un très grand cinéaste, et un exceptionnel monteur, mais aussi, beaucoup, message sonore, parlé, le contenu des paroles, leur timbre. Et d’abord la lutte désespérée de James Stewart contre la corruption de son ancien mentor, le sénateur Paine (Claude Rains, cette fois visible). Il tient la tribune jusqu’à extinction de sa voix, dans un combat désespéré, pour alerter le pays. Frank Capra a raconté comment James Stewart s’était passé du mercurochrome sur les cordes vocales pour obtenir l’usure désirée de sa voix.
Vingt ans plus tard, rencontre magique avec Richard Leacock, ses films YANKI, NO!, PRIMARY, en particulier, où, avec une équipe exceptionnelle, outre Robert Drew, l’organisateur et l’homme du son, Albert Maysles, D.A. Pennebaker, il réinvente le cinéma, reprenant le flambeau du vieil Hollywood, donnant une dimension nouvelle à cette notion de transparence dont, longtemps, on avait possédé le secret exclusif en Californie. Le vieil Hollywood prend soudain un coup de vieux. Réaction injuste, par trop épidermique, mais il faut savoir marquer une pause, réagir violemment. Quelques amis et moi-même avons cru assister à une re-naissance du cinéma. Je me suis mis à poursuivre les signes avant-coureurs de cette présence au réel, accentuée par le son direct, dans certains vieux films. Howard Hawks m’a fourni les indications les plus précieuses, en particulier dans CRIMINAL CODE, THE CROWD ROARS, TWENTIETH CENTURY et l’époustouflant HIS GIRL FRIDAY. Hawks s’est un peu expliqué sur sa méthode avec Peter Bogdanovich dans l’index publié par le Museum of Modern Art de New York en 1962. Je le cite, à propos de TWENTIETH CENTURY, il répond à une question sur le rythme extrêmement rapide de ses comédies : “Le dialogue est délibérément écrit comme une vraie conversation, vous pouvez m’interrompre, je peux vous interrompre. Parfois les phrases se chevauchent et pourtant vous ne perdez rien.” Et de donner la recette, une façon de jouer à une cadence forcenée, “vingt pour cent plus vite”.
Il revient aux Canadiens, anglais, puis français (les Québécois d’aujourd’hui), de relever le gant, avant même d’ailleurs Drew et Leacock, si on se fie strictement aux dates. Naît le candid eye, puis le direct, comme on dira un peu plus tard, la possibilité d’un cinéma véritablement “vécu” selon une formule chère à Pierre Perrault dès le premier jour. La parole, captée en direct, ne se contente pas de renforcer l’effet Hawks déjà clairement perceptible dès les années 30. Elle crée sa propre dramaturgie, une nouvelle organisation du matériau narratif par delà le strict enregistrement, plus ou moins “candide”, des images et des sons. Avec Richard Leacock, une coupure strictement technique s’introduit dans le cinéma, aussi capitale que celle représentée par l’invention de la caméra des frères Lumière. Pierre Perrault, capitalisant sur tout un héritage canadien du direct, une découverte naïve des prestiges du pris sur le vif, de la parole accordée à tous, organise immédiatement une syntaxe, un langage, si par langage on entend un ensemble de techniques et procédés permettant de dépasser immédiatement le strict naturalisme.
Homme de radio à l’origine, homme de la parole par tous les pores de son être, poésie, théâtre, et ce métier d’avocat — quel que soit le terme exact qui convient, selon le droit anglo-saxon — qu’il pratiqua un temps, Perrault fait de la captation de la voix humaine en situation l’essence d’un art inconnu, plus seulement radiophonique, pas exactement cinématographique dans l’acception traditionnelle du terme. Dès qu’il assume directement l’assemblage de ses films, qu’il le prend en main, il invente un style de montage, pas encore visible dans POUR LA SUITE DU MONDE, mais évident dans LE RÈGNE DU JOUR qui suit immédiatement, de plus en plus affirmé, aveuglant, jusqu’au tout dernier, LA BÊTE LUMINEUSE, où c’est la parole, instrument privilégié du récit, qui commande la narration et la structure générale. Perrault hache de plus en plus volontiers son récit, recoupe inlassablement les sens parallèles, crée des correspondances inconnues. Et pourtant, comme on avait encore trop tendance à le croire jusqu’à tout récemment, la parole ainsi constituée ne peut se passer de l’image. Elle fonde le refus du cinéaste d’intervenir au deuxième degré, comme fréquemment dans ce genre de travail, en dirigeant ses personnages. Leur vérité doit sortir de leur propre bouche comme au tout premier jour, leurs paroles authentifient leurs pensers, leurs choix, à charge au montage de dégager le sens, complexe, par une mise en rapport rigoureuse de ces paroles.
Malgré lui, malgré toutes ses dénégations, Pierre Perrault crée par ce tournage et ce montage un univers bien à lui, qui ne saurait prétendre à une quelconque “vérité” légalisée, notariée, qui n’arrive à faire sens que par le regard d’un individu, aussi primordiaux soient les rôles respectifs de l’opérateur de prises de vues, du preneur de son, du monteur ou de la monteuse. Le metteur en scène rejoint alors le grand cinéma classique, lui apporte une dimension inconnue qui permet, me semble-t-il, de parler d’un bouleversement ontologique de feu le septième art. Le muet fut l’art suprême, l’assomption de l’image. Le parlant, en particulier l’Hollywood des années 30, avec en premier lieu la comédie américaine, et des films comme CETTE SACRÉE VÉRITÉ, HIS GIRL FRIDAY déjà cité, tente un compromis entre un retour au théâtre et l’héritage des classiques du muet. La voix entre en force sur l’écran, voix de femmes, principalement, comme nous ne les retrouverons plus dans les décennies suivantes : les comédiennes-comédiennes à la Irene Dunne, ou à la Carole Lombard, mais aussi les “divines”, les sublimes, qui sculptent leur timbre comme peut-être autrefois Sarah Bernhardt, Greta Garbo d’abord, Margaret Sullavan, toujours méconnue aujourd’hui, Bette Davis.
Le cinéma continue, le cinéma-cinéma comme dirait l’auteur de l’ACADIE L’ACADIE, avec de belles histoires, de beaux et bons acteurs, actrices. Et puis soudain l’homme de la rue, monsieur et madame tout le monde, aristo ou prolo, occupent l’écran. L’ancien cinéma, la littérature connue à ce jour, reçoivent un choc. Tout est remis en question, et l’envahissement progressif, inexorable, de ce qu’on a baptisé un peu globalement “audiovisuel”, oblige impérieusement à réinventer le cinéma, ou plutôt à accorder, à côté du cinéma établi, une place égale à une autre forme de cinéma qui suppose une autre perception de la part du spectateur : accepter de tenir compte de la parole, de la modulation de la parole, du poids des mots, de leurs enchaînements, recoupements. L’image elle-même doit être forcément repensée : non pas excommuniée comme aurait tendance à le croire, à ses heures de défi, Pierre Perrault, réduite à un simple enregistrement “objectif” de la réalité devant la caméra. Après l’apport considérable de Michel Brault aux débuts, puis de Bernard Gosselin sur la plupart des films, il y a aujourd’hui l’intervention unique en son genre de Martin Leclerc dans LA BÊTE LUMINEUSE.
Chassons une fois pour toutes le mirage, j’allais dire les miasmes, d’une vérité sortant nue du puits, d’une essence à cueillir comme à la source. Un homme, des hommes, parlent, travaillent avec d’autres hommes. Cette mise en abîme permanente de notre réalité, cette chance et ce risque de confronter inlassablement des êtres humains à eux-mêmes, cette obligation morale grave qu’assument tous ceux qui les font parler, et organisent plus tard leur parole, définissent au plus près les limites d’un art inconnu, d’un territoire presque vierge, où rien n’est jamais donné une fois pour toutes, ne va jamais de soi. Le réalisme est bien plus qu’une technique quelle qu’elle soit : un choix, un engagement. Et derrière tout réalisme perce la folie douce des hommes, l’indispensable humour sans lequel nous piétinerons trop de platebandes.