Développements ultérieurs (1906-1908)
On retrouve le duo Hauterives à Sandy Hill, État de New York, quelques semaines plus tard. La comtesse écrit à une parente en France :
“Votre lettre adressée à Pathé ne m’est arrivée que la semaine dernière. Ces messieurs croyant que nous devions arriver à Paris. Enfin j’ai de vos nouvelles et je vous remercie tous deux de vos vœux et de vos souhaits. Nous avons eu un assez bon hiver, il n’a pas fait froid et nous n’avons pas eu de neige ou de glace ce qui est extraordinaire dans ce pays – je le regrette car nous paierons cela au printemps et alors nos affaires seront mauvaises.
Voilà deux mois que nous n’avons de nouvelles de Bob – en décembre j’avais envoyé 25F50 à Hachette, Boulevard St-Germain 79 Paris pour lui envoyer des livres – il ne lui a donné que Les lettres vendémiaires n’ayant pu trouver les autres ouvrages, je vous envoie la facture et un jour où vous n’avez rien à faire vous pouvez aller chez Hachette et choisir pour Bob 2 livres qui l’intéresseront et lui apprendront un peu de noblesse et de religion. Mettez-y 10 francs et faites-moi l’amitié d’aller avec Édouard faire un bon dîner ou passer une soirée au théâtre avec le reste.
Je suis très contente de savoir que vos affaires vont bien, espérons que cela va continuer et même augmenter. Parlez-moi de vos sœurs, de Me Hache dont Henry a gardé un si bon souvenir. Est-ce que sa femme ne va pas chez la famille Hache l’agent de change? Tâchez de savoir ce qu’elle devient et si elle est remariée? La demande de divorce nous laisse très perplexes…
Ne pourriez-vous pas aussi savoir par votre mère où se trouve Mlle Eugénie Thiebaut de Champagne qui a été élevée au Couvent à Périgueux avec vos cousines d’Hauterives. Elle était institutrice à New York lorsque je l’ai rencontrée il y a trois ans. Elle avait été élevée par sa grand-mère et elle me disait que sa mère qui avait été longtemps en Amérique était retournée en France et vivait avec son jeune frère qui travaillait pour être avocat. J’aimerais à savoir ce que cette jeune fille est devenue?
Je regrette que vous n’ayez pas rencontré ma sœur, elle ne m’écrit jamais je lui ai écrit 2 fois en revenant ici et n’ayant pas reçu un mot j’ai attendu. Ses chiens ont tout son temps et son cœur et elle oublie tout le reste. Si jamais vous la rencontrez dites-lui que j’attends de ses nouvelles.
Si vous écrivez à vos parents, présentez-leur mes vœux de bonne année et mon désir de les rencontrer à mon prochain voyage en France en 1908. Votre frère Robert est-il toujours à Paris? A-t-il la position qu’il désirait?
Sur ce je vous quitte Chère Marie en vous priant de m’écrire toujours Boston, Mass. U.S. général delivery, vos lettres sont sûres de nous parvenir.
Soyez mon interprète près de votre mari. Embrassez-le pour moi : Henry qui dort à ce moment m’a chargée d’être son interprète près de vous deux. Croyez Chère Marie à l’affection dévouée de votre tante à la mode de Bretagne.
Marie de Grandsaignes d’Hauterives
Ma Chère cousine et mon Cher cousin, merci de vos bonnes lettres et de vos souhaits. Ce sont à peu près les seuls que nous ayons reçus de la Vieille Europe, et je vous promets qu’on est toujours très sensible à ceux qui ne nous oublient pas complètement. Notre vie continue, toujours semblable, un voyage pour ainsi dire perpétuel, une vie d’espoirs et de surprises, bohème mais libre et cela vaut quelque chose. Donnez-nous souvent de vos nouvelles. Je suis heureux d’apprendre que la guigne au verdâtre vous a enfin lâché… Pour tout de bon cette fois, qu’elle fasse comme le nègre. Bien affectueusement.”
Henry d’Hauterives 1
On les retrouve ensuite à Boston où ils présentent leur spectacle toute la semaine du 12 au 19 mars au Lorimer Hall, une salle de 800 places dans le New Tremont Temple 2. Henry se fait faire une nouvelle carte de visite, où l’Historiographe, passé à l’histoire, est supplanté par Parisian Mimodramas. Puis, comme “Malbrouk”, il reviendra-z-à Pâques : l’Historiographe ressuscite, mais pas pour une tournée. À Montréal, le théâtre National l’engage pour présenter LA PASSION durant la semaine sainte 3. Le Bijou, maintenant géré par M. Carême (sic) 4 qui fournissait jusque-là les films pour les entractes du National 5 met LA PASSION à l’affiche lui aussi 6. Voisin du National, le Ouimetoscope en fait tout autant. Le soir du 8 avril, chacun convoque la presse à une représentation spéciale 7, La réclame devient agressive. “Ces vues sont la seule reproduction authentique des représentations d’Oberammergau et, pour se les procurer, le vicomte d’Hauterives a dû faire lui-même le voyage de Bavière.” 8 “La Passion d’Oberammergau est célèbre par tout le monde entier. Elle n’est pourtant pas supérieure à celle montée spécialement par la maison Pathé, de Paris, que M. L.E. Ouimet aura le plaisir de nous donner la semaine prochaine au Ouimetoscope.” Pourtant il s’agissait du même film. Même le reste du programme était semblable : les mêmes films VIE DE MOÏSE, et les mêmes chants religieux LE CRUCIFIX, etc. 9 Ouimet déclare ensuite que “le peuple qui est en définitive le souverain juge, rend son verdict et déclare hautement par son empressement et son enthousiasme que LA PASSION au Ouimetoscope est la plus puissante attraction qui soit à Montréal cette semaine.”
Le National est pourtant tout aussi plein que le Ouimetoscope. Le vicomte sort de son sac d’autres films : RIP VAN WINKLE, LE SYSTÈME DU DR. SOUFFLAMORT, LA COURSE AUTOMOBILE PARIS-MONTE CARLO, LA RUSSIE DE NOS JOURS, etc. 10 La semaine se termine par cette proclamation : “On a enregistré plus de 10 000 entrées, sans pour cela avoir eu à accomplir ce dont on se vante en certains quartiers, celui d’avoir fait pénétrer mille personnes par représentations dans une salle qui en contient au plus quatre cents.” 11
La semaine suivante, le vicomte se retrouve au Bijou, pour les entractes et une matinée spéciale de vues animées le mardi 12.
Il reviendra encore-z-à Pâques, deux ans plus tard. Entretemps, le paysage cinématographique montréalais et québécois aura évolué d’incroyable façon. Malgré l’opposition farouche du clergé et la loi sur l’observance du dimanche, le public est pris d’une vraie “fièvre des vues” 13. Dès l’ouverture il s’est précipité au Ouimetoscope; les concurrents se sont ensuite précipités sur le public. En février 1906 ouvre la salle Dumas, angle Visitation et Ontario 14 avec des vues “expliquées” par Jos-Arthur Narbonne et des chansons illustrées de Bob Price. En avril ouvre le Gymnasetoscope (sic), 65 Ste-Catherine est 15. En juin, l’American Noveltyscope, 90 St-Laurent 16. À mesure que l’année s’écoule, la cadence s’accélère. En juillet, les parcs Dominion et Riverside se hâtent 17 de construire leur stand de vues animées. Le gérant du Riverside, Read, ouvre son Readascope en octobre 18 dans la salle publique de l’Hôtel de Ville de Maisonneuve, coin Létourneau et Notre-Dame, où un autre Read est maire… En novembre ouvrent l’Autoscope et le National Biograph, ce dernier géré par un M. Bourget, 3114 Notre-Dame 19. En décembre, le Rochonoscope, 204 Duluth 20. En 1907 et 1908 s’ajouteront l’Olympia 21, le Palace 22 le Cinématographe 23, Le Nationoscope 24 fondé par G. Gauvreau du Théâtre National, la salle Duvernay près du Parc Lafontaine, dirigée par les comédiens Daoust et Villeraie 25, le Casino qui affiche évidemment un Casinographe, le Parigraphe 26, le Bennettoscope 27, Vitoscope 28 et même un Ovilatoscope 29 et un Caméraphone, rue Ste-Catherine, coin Bleury 30.
En juin 1907, l’inspecteur municipal Chaussé pourra visiter 16 salles de vues animées 31. En 1910, il en additionnera 20 nouvelles 32, dont Elite, Variétés, Unique, Boulevardoscope, etc. Déjà en décembre 1907, le cinéma est une industrie qui fait vivre propriétaires, gérants, commentateurs, pianistes, placiers, opérateurs, etc. au point que le premier caméraman employé par Ouimet, Lactance Giroux, fonde sa propre entreprise pour produire des vues locales : SORTIE DES POMPIERS DE ST-LOUIS DU MILE-END, RAPIDES DES CÈDRES, etc. 33
Comme à Montréal, la fièvre se répand partout ailleurs au Québec, et c’est surtout Ouimet qui en accapare les revenus. Il ouvre le 1er mai 1906 une succursale à la salle Karn 34, dans l’ouest de Montréal. Il présente à la même époque LE TREMBLEMENT DE TERRE DE SAN FRANCISCO et loue ce même film aux théâtres Français, National et Royal qui le projettent aux entractes. En juillet, il conclut un accord avec Ambrose J. Small, magnat canadien du spectacle : Ouimet fournira les films projetés dans les salles que Small possède 35 à London, Hull et Québec (l’auditorium). Au Ouimetoscope, il rénove la salle et les programmes 36. La saison ouvrira avec des primeurs : LUTTE JAPONAISE PRATIQUE, CHASSE AU FORÇAT, LE COFFRET DU RAJAH 37. Connaissant le grand intérêt du public pour les vues locales (il avait eu bien du succès en projetant en février les funérailles à Paris de l’ancien maire de Montréal, Raymond Préfontaine) il s’achète une première caméra 38 et commence à produire ses propres œuvres. Il tourne sa première bande le 17 novembre 1906 39 à 14h. au Carré St-Louis, enregistrant le départ d’une course à pied. Une semaine plus tard, il filme UNE SCÈNE D’INTÉRIEUR 40. En décembre, “M. Ouimet s’est transporté sur le théâtre du sinistre hier soir en compagnie de son photographe M. Lactance Giroux, et il a réussi à prendre les principales scènes de ce spectacle émouvant. Il veut reproduire ce spectacle de l’héroïsme de nos pompiers à son public surtout à ceux qui n’ont pas eu l’avantage de les voir à l’œuvre. Il a pu entre autres personnages saisir le chef Benoit dans l’attitude du commandement.” 41
Entretemps, Ouimet a continué à étendre son empire. Son employé Bissonnette présente des projections à Joliette toutes les semaines 42. La salle Jacques-Cartier de Québec est rachetée par 4 jeunes montréalais 43 (Bourque, Lafortune, Fournier et Authier) qui en font le théâtre Populaire où l’on offre les programmes du Ouimetoscope 44. En décembre, un arrangement est signé avec Jules Audette pour fournir des films à son Théâtre Royal 45, à St-Jean. L’ouverture de dizaines de salles est pour lui une affaire, car tous ces concurrents qui n’y connaissent que peu de choses viennent chez lui louer projecteurs, films, etc. Les ambulants qui se promènent encore dans les régions sont maintenant surtout des Québécois qui achètent sans doute aussi chez lui : Picard 46, Torrie et Brodeur 47, les frères Duclos 48, J.D. Myre 49, Gosselin à Victoriaville 50, McMeekin à Valleyfield 51 – en attendant d’ouvrir leur propre salle.
En janvier 1907, un gérant est engagé pour le Ouimetoscope : Édouard Auger, ancien commis voyageur, qui a travaillé déjà au National Biograph 52 et à l’Autoscope. Lui confiant les affaires montréalaises, Ouimet voit à étendre ses tentacules et devient le fournisseur de presque tous les cinémas qui s’ouvrent en province : Lacouturoscope 53 et Chênevertoscope 54 à Sorel, Héberoscope 55 et Valleyscope des frères Martineau 56 à Valleyfield, Cinémato 57 à Joliette, à Québec, les Crescent, Ideal, Queenoscope, Lyric 58, etc.

collection : Cinémathèque française
En été 1907, un magasin de projecteurs et de films est ouvert rue Ste-Catherine 59, pendant qu’une armée d’ouvriers rase le premier Ouimetoscope pour rebâtir à sa place le premier et le plus grand palace de vues animées en Amérique. Quand Henry d’Hauterives descend pour la dernière fois du train New-York-Montréal en avril 1908, le jeune électricien qui tournait parfois sa manivelle au Parc Sohmer, quelques années plus tôt, est devenu millionnaire. On présente déjà depuis deux semaines au Ouimetoscope LA PASSION quand MM. Gauvreau et Larose annoncent qu’au Nationoscope, “ils ont fait revenir à grands frais celui qui fut l’un des premiers et des plus renommés exhibiteurs de vues animées du Canada et des États-Unis…” 60 Pendant une semaine, le vicomte montre donc ses bandes : LA PASSION et autres : GUERRE AU MAROC, GRAND STEEPLE-CHASE, SEMAINE SAINTE À SEVILLE. Il plie bagage et rentre ensuite tranquillement à New York. “La semaine sainte étant pratiquement terminée, M. le vicomte d’Hauterives discontinuera après la séance de ce soir de nous présenter sous forme de tableaux artistiques, les inoubliables scènes de LA PASSION DU CHRIST. Chaque chose a son temps.” 61
Notes:
- Cette lettre du 2 février 1906 est écrite aux mêmes cousins que celle de 1898 écrite de St-Scholastique. ↩
- Boston Sunday Globe, 11 mars 1906 ↩
- Le Canada, 5 avril 1906 ↩
- Le Canada, 5 avril 1906 ↩
- Le Canada, 13 avril 1906 ↩
- Le Canada, 9 avril 1906 ↩
- La Patrie, 9 avril 1906 ↩
- Le Canada, 5 avril 1906. Les journaux de l’époque (souvent aussi ceux d’aujourd’hui) n’avaient pas beaucoup de scrupules. Une autre rubrique de spectacles allait ainsi : “Des décors neufs, des trucs électriques et des effets nouveaux de machines, un paysage polaire avec des icebergs véritables (sic) amenés des mers arctiques par le capitaine Bernier (Le Canada, 11 août 1906) ↩
- Le Canada, 10 avril 1906 ↩
- La Patrie, 9 avril 1906; Le Canada, 12 avril 1906 ↩
- Le Canada, 14 avril 1906 ↩
- Le Canada, 14 avril 1906. ↩
- En avril 1906, on croise encore un vieux routier : Guillaume Boivin s’inscrit comme dissident à une réunion de la Chambre de Commerce où l’on discute du Bill sur le dimanche. Il dit que “ce Bill fait injustice à une foule de petits commerçants en leur retirant de droit de vendre le dimanche, alors qu’il permet aux puissantes compagnies de transport de faire ce jour-là de grosses recettes.’’ (Le Canada. 12 avril 1906) ↩
- Le Canada, 23 février 1906 ↩
- La Presse, 17 avril 1906 ↩
- Montreal Herald, 2 juin 1906 ↩
- Le Canada, 19 juin et 4 août 1906 ↩
- Le Canada, 13 octobre 1906 ↩
- Le Nationaliste, 17 novembre 1906; La Presse, 18 novembre 1906 ↩
- La Presse, 22 décembre 1906 ↩
- La Presse. 2 janvier 1907 ↩
- La Presse, 2 février 1907 ↩
- La Presse, 9 février 1907 ↩
- Le Canada, 4 mai 1907 ↩
- La Presse, 27 avril 1907 ↩
- La Presse. 3 décembre 1907 ↩
- La Presse, 4 janvier 1908 ↩
- La Presse, 4 janvier 1908 ↩
- Le Canada, 2 février 1907 ↩
- La Presse, 29 décembre 1908 ↩
- Le Canada, 5 juin 1907 ↩
- Le Devoir, 2 avril 1910 ↩
- La Presse, 3 décembre 1907 ↩
- Le Canada, 17 avril 1906 ↩
- La Presse, 2 juin 1906; Le Canada, 9 juin 1906 ↩
- Le Canada, 4 août 1906 ↩
- Le Canada, 4 août 1906 ↩
- Le Canada, 3 novembre 1906 ↩
- Le Canada, 20 novembre 1906 ↩
- Le Canada. 24 novembre 1906 ↩
- La Presse, 4 décembre 1906 ↩
- L’Étoile du Nord, 4, 11 et 18 octobre 1906 ↩
- Le Populaire, 1908 ↩
- L’Événement, 4 octobre 1906 ↩
- Le Canada Français, 14 décembre 1906 ↩
- Le Petit Journal, 25 juin 1943 ↩
- Le St-Laurent, 21 décembre 1906 ↩
- L’Étoile du Nord. 18 avril 1907 ↩
- Le Sorelois, 4 octobre, 1907 ↩
- L’Écho des Bois-Francs, 12 août 1909 ↩
- Le Progrès de Valleyfield, 8 mai 1907 ↩
- Le Canada. 5 janvier 1907 ↩
- Le Sorelois, 7 février 1908 ↩
- Le Sorelois, 16 avril 1908 ↩
- Le Progrès de Valleyfield, 21 mai 1908 ↩
- idem 18 mars 1909, 23 septembre 1909 ↩
- L’Étoile du Nord, 17 septembre 1908 ↩
- L’Événement, 23 décembre 1907, 19 janvier 1908, 11 juin 1908 ↩
- Le Canada, 3 juin 1907 ↩
- Le Canada, 11 avril 1908 ↩
- Le Canada. 18 avril 1908 ↩