La Cinémathèque québécoise

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Travelling arrière, travelling avant

Dans les années qui suivent la guerre, le Québec occupe une place à part au plan cinématographique. Alors qu’en 45-46 on espérait que la production de long métrage connaîtrait un développement égal au Québec et au Canada- anglais et qu’on s’apprêtait à revendiquer auprès du gouvernement pour que cela arrive, c’est tout le contraire qui se produit. Le Québec prend la tête du peloton et le Canada anglais s’anéantit complètement. Il serait plus juste de dire que la production cinématographique se spécialise. Les compagnies anglaises (ASN, Crawley, Shelley, etc.) accaparant presque totalement le court métrage commercial, les compagnies françaises, le long métrage. Il y a naturellement des exceptions, comme les longs métrages produits en anglais à Montréal ou les courts métrages produits par Phoenix ou Québec Productions 1. Mais règle générale, jusqu’à l’effondrement de 1954, le partage est assez clair.

Il convient également de signaler que durant ces années de production, l’efflorescence du cinéma encourage la naissance d’un à-côté amusant: les écoles de cinéma. Comme par hasard, les deux seules qui tentent de s’établir le font en 1948. La première constitue la section française de la United Entertainers of Canada (fondée en 1945 à Montréal pour les artistes de vaudeville). Lors d’une réception que cette école donne en l’honneur des dirigeants de la QP, Germain déclare « approuver fort la fondation d’un tel organisme qui ne pourrait être qu’avantageux et pour le cinéma et pour la radio » (Le Petit Journal 2-5-48). Notons que ce journal parle de cette école parce que la semaine précédente, il avait publié un article intitulé « Mesdames, ne vous laissez pas photographier nues dans l’espoir de devenir figurantes du cinéma », ce qui aurait semé le doute chez les candidates de l’UEC. La seconde école, « la seule spécialisée en cinématographie au Canada », se nomme l’Institut d’art cinématographique du Canada. Dirigé par Mario Duliani, on remarque parmi les professeurs de l’Institut, Walter Burlone, José Ména et Odette Oligny. L’Institut fonctionna au moins deux ans car RadioMonde fait allusion à ses activités le 25-12-48 et le 11-2-50. Dix ans plus tard, une autre école de cinéma verra le jour, à laquelle sera aussi mêlé José Ména, mais pour la décennie qui nous concerne, c’est tout. Et il faut avouer que l’influence de ces écoles sur notre cinéma sera quasiment nulle et leur échec précédera l’effondrement de 1954.

Après cette date fatidique, les choses changent. Cela pour une seule raison : l’ogre télévision. Nous savons que Renaissance et, à un degré moindre, QP comptait sur cette nouvelle venue pour se développer davan­tage. Le malheur est que la mise en place de la télévision prit beaucoup plus de temps à se réaliser au Canada qu’aux USA et que les compagnies qui misaient sur elle pour se relancer, eurent tout le temps de mourir avant que l’année d’ouverture officielle arrive. Néanmoins plusieurs techniciens et réa­lisateurs qui avaient fait leurs premières armes à Renaissance ou à QP passè­rent directement au service de Radio-Canada ou des nouvelles compagnies indépendantes.

En effet, il est marrant de voir surgir, entre 1952 et 1960, une énorme quantité de compagnies qui s’empressent d’occuper la place laissée vacante par leurs aînés. Mentionnons-en quelques-unes : Les Productions Orléans dirigées par Jean Palardy, Réal Benoit Productions (qui tourne LES COLLÉGIENS TROUBADOURS), Ciné-Vision de Pierre Bruneau et Joseph Beaulieu, Studio 7 de Jacques Giraldeau (série CA ET LA), Oméga Productions de Pierre Harwood et Henri Michaud, Hudson Production de Pierre Petel, Niagara Films (inc. : 27-8-54) de Fernand Séguin (qui réalise notamment LE ROMAN DE LA SCIENCE), Filmorama (inc. : 17-8-56) de Jean-Hervé Huberdeau, Atmo Productions (inc. : 9-8-57) de Paul Guèvremont et Jean-Paul Kingsley qui ne tourna que le pilote d’une série qui ne vit pas le jour, ALERTE, et un court métrage LES HOMMES SANS NOM. Naturel­lement l’histoire de toutes ces compagnies reste à faire, mais elle ne peut s’écrire qu’en relation avec l’histoire de la télévision.

Car la télévision donna un nouveau souffle à notre industrie cinématographique, permit aux laboratoires de faire de bonnes affaires, de même qu’elle accapara le gros des activités de l’ONF 2. Cette situation durera tant que la télévision ne se mettra pas à produire elle-même, sur film ou sur ma­gnétoscope, les émissions dont elle a besoin : en gros 10 ans. Avec les années 60, plusieurs de ces compagnies disparaîtront, mais surtout réapparaîtra une nouvelle génération de cinéastes qui produiront à nouveau du long métrage québécois.

Cette éclipse de 10 ans, et le genre de réalisations qui la suivent, font davantage ressortir l’intérêt et l’originalité de la production 44-53. Elle est peut-être fort boiteuse au plan cinématographique — encore qu’il faudrait la comparer avec des films contemporains de sa catégorie —, mais personne ne niera qu’elle nous fournit une matière première d’une richesse inouïe au plan social.

Certains commencent d’ailleurs à creuser cette voie. Que l’on pense par exemple au texte de Michel Brûlé sur UN HOMME ET SON PÉCHÉ et SÉRAPHIN dans Sociologie et sociétés VIII, L’IMAGINAIRE CATA­LYSEUR, à la thèse de Christiane Daviault, au texte de Michel Houle dans LES CINÉMAS CANADIENS. D’autre part, au plan mondial, de plus en plus d’historiens et de critiques, se penchent sur leur passé cinématogra­phique, et surtout sur les œuvres qu’on a jugées mineures, pour montrer quelle importance sociologique elles ont, en ce qu’elles tracent, en creux ou en relief, un portrait social et culturel du milieu dont elles émergent. Parmi ces critiques, en langue française, il faut citer au premier chef Jean-Pierre Jeancolas qui avec LES FRANÇAIS ET LEUR CINÉMA (1930-39) (Losfeld 1973), LE CINÉMA DE VICHY (Jeune cinéma no 65, 1972) et finale­ment LE CINÉMA DES FRANÇAIS — la Ve République 1958-1978 (Stock 1979), a ouvert la voie dans son pays. Nous espérons que les deux dossiers que nous avons consacrés à la période 1944-1953, non seulement ser­viront de base à d’autres études plus interprétatives et critiques, mais encore contribueront à les susciter en rendant aisément disponible une quantité in­croyable de documents qui dorment en archives, éparpillées çà et là au Québec.

Notes:

  1. Pour ce qui est de Phoenix, voir LE SUCCÈS EST AU FILM PARLANT FRANÇAIS. Quant à QP, établir la liste des courts métrages produits s’avère assez difficile. À part le film tourné avant WHISPERING CITY, nous savons qu’elle a réalisé un court métrage cou­leurs pour General Foods et un autre avec Lyette Germain et Paul Guèvremont pour le Fonds canadien des paralytiques.
  2. Voir L’ONF L’ENFANT MARTYR et la revue COPIE ZÉRO no 2.