Descente aux enfers du mélo
Autant la Québec Productions alla-t-elle puiser au réservoir des radios-romans, autant la production indépendante francophone se tourna-t-elle vers le théâtre (même si parfois ce théâtre avait quelque lien avec le radioroman). Une des raisons que l’on peut avancer pour expliquer ce fait est que DeSève et France-Film produisent depuis longtemps des spectacles de théâtre et montrent des films à succès qui sont souvent des mélodrames. Or quelle meilleure réserve de mélodrames que le théâtre et combien la France n’a-t-elle pas tracé la voie dans cette direction.
Alors pourquoi pas, ici, creuser la même veine. Les auteurs de mélodrame ne manquent pas au Québec. Un des plus populaires en cette première moitié de notre siècle, c’est Henry Deyglun. D’après le juge Rinfret, COEUR DE MAMAN a d’abord été donné en 20 épisodes à la radio en 1936. Devant l’accueil réservé par les auditeurs, Deyglun l’adapte pour le théâtre 1 La première a lieu à l’Arcade (un théâtre France-Film) en septembre 36. Onze ans plus tard, le même mois, au même théâtre, nouvelle reprise professionnelle. Voilà donc un sujet tout trouvé pour la dernière-née des compagnies cinématographiques en quête d’un mélodrame à adapter : la Fronder Films 2.
Le projet de ce film se concrétise à l’automne 52, probablement au vu du triomphe d’AURORE. Le 20 janvier 53, on apprend que Rosanna Seaborn vient d’arriver à Montréal, après un long séjour en Europe, pour jouer dans un film dont les prises de vues vont débuter incessamment. Effectivement, vers le 2 février, branle-bas de combat aux studios de la Côte-des-Neiges. C’est encore Delacroix qui réalise ce film. En effet, pourquoi ne pas profiter de sa présence ici depuis le tournage de TIT-COQ; n’est-il pas le seul réalisateur au pays auquel on accorde une certaine compétence pour diriger un long métrage?
La troisième semaine de février est consacrée aux prises de vues extérieures : marché Bonsecours, ville St-Laurent, etc. Le 27 tout est terminé. On prévoit la première pour la mi-avril. Delacroix a maintenant terminé sa carrière au Canada. Avant de retourner en France, il donne le 4 mars au Gésu une conférence sur le cinéma : ce sera sa dernière activité publique ici.
Dès le mois de mars 53, Le Courrier annonce ce film d’un intense pathétique. Mais pour des raisons qui ne nous sont pas connues, la sortie du film est remise jusqu’à l’automne. Peut-être préfère-t-on cette saison commercialement beaucoup plus lucrative? Peut-être aime-t-on mieux épuiser le succès de TIT-COQ? Peut-être finalement est-on en train d’évaluer l’impact qu’a sur le public le nouveau procédé à la mode, le cinémascope, qui trompette triomphalement en cette année 53 et auquel se convertissent les unes après les autres les grandes salles anglophones de Montréal?
La publicité du film
Le film prend l’affiche le 25 septembre 53. Chose bizarre, on ne demande pas un prix plus élevé que d’habitude : 50 ¢, taxes incluses. Avant de voir quel accueil lui réserve la presse, il vaut la peine de citer deux extraits des communiqués émis par France-Film; ce sont deux petits bijoux exemplaires de notre culture d’alors :
« COEUR DE MAMAN, un véritable monument érigé à la gloire de toutes les mamans. La maman n’est-elle pas le prototype de l’héroïne et des vertus humaines? Qui pourra jamais outrepasser les frontières de l’amour maternel? Qui a toujours pris notre défense pour excuser nos folies de jeunesse? N’est-ce pas notre maman? Malheureusement, trop souvent, on les oublie, on les néglige, on les renie. On leur fait l’aumône d’un baiser alors que leurs lèvres sont plus riches que tous les trésors; ces lèvres qui bénissent, encouragent, pardonnent nos faiblesses sans nombre! Le film COEUR DE MAMAN nous raconte l’histoire d’une de ces mamans en butte aux difficultés que lui suscite un mauvais fils, elle sera consolée par un autre enfant au cœur bien né. »
« Le film s’adresse à toutes les classes de la société. En effet, petits ou grands, pauvres ou riches, tous ont une maman. Mais quel est l’homme qui peut se glorifier de connaître à fond le cœur d’une mère avec tout ce qu’il contient d’amour, de renoncement, de miséricorde? »
La chanson mérite aussi d’être citée; un pur chef-d’œuvre :
C’est notre maman que l’on fête
Que l’on fête en chœur aujourd’hui
Chaque enfant s’est mis dans la tête
Voir sa bonne mère qui sourit
Il est si beau votre sourire
Chère maman aux yeux si doux
Mais alors que pourrait-on dire
De votre cœur si plein de nous
Cœur de maman plein de tendresse nous vous aimons
Cœur de maman pour nos faiblesses que de pardons
Vous comprenez bien nos chimères si gentiment
Donc pour nous la fête des mères c’est pour maman
Que ce soit votre anniversaire tout simplement
Vous savez si bien être mère à tout moment
Que vous symbolisez sur terre pour vos enfants
Le vrai cœur de maman
paroles : Delacroix-Deyglun, musique: Raymond Lévesque
Les slogans publicitaires aussi sont du même cru :
« Les mamans, ça pardonne toujours, c’est venu au monde pour ça »
« On est triste et on vieillit à partir du jour où on perd sa mère »
« Pour la bien pleurer, c’est trop peu de deux yeux »
Pas étonnant qu’en jouant sur de telles gammes, France-Film fournisse aux spectateurs qui en désirent des Kleenex sous enveloppe : 10,000 pour le St-Denis, 6000 pour Québec, 3000 pour Trois-Rivières, 3000 pour Sherbrooke, 3000 pour Hull! Comment de son côté réagit la presse?
Les réactions de la presse
Le 14e film canadien est un mélo intitulé COEUR DE MAMAN
« Il n’y a pas de mal à faire un mélo. Le mélo est un genre. Il a même un public. Montréal en possède un, lui aussi, qui sait priser LES DEUX ORPHELINES, LA PORTEUSE DE PAIN ou, plus récemment, AURORE L’ENFANT MARTYRE. Mais le public de mélo n’est pas un public d’élite. Quand on tourne un film à son intention, on n’escalade pas la haute montagne de l’Art. Qu’on ne vienne donc pas nous dire, sur un ton emphatique faussement hollywoodien, que le quatorzième film de la production cinématographique canadienne, le super-mélo COEUR DE MAMAN, marque un avancement indéniable de ladite production. Ce film aura du succès auprès du public de mélo. Il fera de grosses recettes en province. Que ce succès le contente. Qu’il ne veuille pas, par-dessus le marché, faire crier au chef-d’œuvre. COEUR DE MAMAN ne fait rien pour notre gloire cinématographique, littéraire ou dramatique. Au contraire, il marque davantage un recul qu’un progrès. COEUR DE MAMAN retourne aux DEUX ORPHELINES; il n’avance pas vers JEUX INTERDITS…
Jeanne Demons joue la maman au grand cœur : elle parle un français impeccable de Paris. Paul Guèvremont lui donne une réplique “ben canayenne” dans le rôle de son vaurien de mari. Jean-Paul Kingsley est le fils “méchant” : gros accent “canayen”. Rosanna Seaborn campe la belle-fille perverse : gros accent anglais. Le petit Jacques, rôle tenu par Jean-Paul Dugas, lui, a un très joli accent parisien. Une vraie famille internationale. Tout cela arrosé de musique d’orgue électrique comme dans les meilleurs radio-roman-savons ».
Paul Roussel, Le Canada 28-9-53
COEUR DE MAMAN
« Les futurs historiens de l’esprit français au Canada s’étendront sans doute sur l’étonnante perfection atteinte d’un coup par le mélodrame cinématographique canadien. À moi, qui ne suis pas de ces futurs historiens, on permettra bien d’être plus bref. Le fait est que COEUR DE MAMAN est un des films les mieux faits, techniquement, que l’on ait tourné jusqu’ici au Canada français; de beaucoup supérieur à son émule L’ENFANT MARTYRE. Le découpage en particulier est d’une sûreté remarquable. On peut se sentir mal à l’aise devant ces gros effets, l’affectation (pas dans le sens “Outremont”) continuelle de l’interprétation: elle n’en atteint pas moins son but. À preuve la réaction foudroyante du public, qui me rappelle les cris d’horreur et d’enthousiasme d’un auditoire d’écoliers devant un western.
À vrai dire cette humiliation consciente de la mère, l’espèce de sadisme qu’on met à la faire souffrir, fait de COEUR DE MAMAN une œuvre peu saine, auprès de laquelle bien des films dits “noirs” paraissent extrêmement anodins. Beau sujet d’étude pour un moraliste. Je m’inquiète seulement qu’on invite les enfants à cette fête ».
Gilles Marcotte, Le Devoir 28-9-53
COEUR DE MAMAN
« France-Film vient d’ériger dans nos esprits un monument dont la vivante silhouette a remué les plus purs souvenirs, provoqué les plus secrètes larmes. C’est que chacun l’a reconnu cet être sublime. COEUR DE MAMAN disait le cinéma; “maman” tout court, clamait l’écho du tréfonds de notre âme…
Parlant devant les membres du Club Richelieu Roberval, M. le chanoine Victor Tremblay, président de la Société historique du Saguenay, avait déjà formulé le désir que l’on érigeât un jour un monument à nos mères canadiennes-françaises et catholiques.
Si jamais ce vœu se réalise, je voudrais que le chef-d’œuvre ait pour sculpteur le plus célèbre artiste; que cette statue reflète un peu les traits de celle que je viens d’admirer dans le film…
Oui nos mamans, on les oublie, on les néglige, on les renie… Elles sont surtout, ces bonnes mamans, les vrais, les seuls paratonnerres de la paix dans la plupart de nos foyers. Ah! si tous les films valaient COEUR DE MAMAN! Car il m’est arrivé, mes amis, d’en voir d’autres… »
Ludovic-D Simard, L’Étoile du lac, octobre 1953
Il était une fois une maman
« Dans certains milieux, on a rigolé méchamment; en d’autres, on a eu l’indulgence facile. Les clairvoyants ont consulté la recette; les observateurs ont écouté les commentaires du public à la sortie, les esthètes ont fait la moue et ceux qui prennent le cinéma pour ce qu’il est, une distraction, et rien de plus, ont pensé qu’un film en vaut un autre et qu’un récit filmé n’engage pas l’honneur ni la survie d’une race.
Faites-nous des chefs-d’œuvre, ont clamé certains comme si le chef- d’œuvre se débitait en rondelettes. Ayez de meilleurs scénarios, suggèrent les autres, comme si on les trouvait nombreux, bien rangés sur des tablettes. Faites un peu mieux chaque fois, disent les modérés. Ceux-là nous semblent avoir raison puisque la production canadienne apprend patiemment son métier. Or avec COEUR DE MAMAN, elle aborde carrément le mélodrame.
Ne vous voilez pas la face, chers amis. Mélodrame est dans le dictionnaire depuis pas mal de siècles… Évidemment il y a la manière de tourner un bon mélodrame. Ou vous corsez les scènes à outrance, ou vous laissez filer gentiment le récit, le public faisant le reste. C’est à cette dernière technique que M. René Delacroix s’est arrêté…
Le public populaire — qui est partout le même — ne s’embarrassera pas de technique ni de plastique lumineuse. Il verra dans cette histoire conduite avec logique le récit des malheurs d’une brave maman et, à moins de jouer l’esprit fort, qui pourra vraiment demeurer insensible? Notre cinéma n’avait pas encore exploité ce filon. Il s’y engage ».
Léon Franque, La Presse 26-9-53
Le baluchon de R.O.B.
« C’est un film purement, délibérément et ostensiblement commercial. Il n’est donc pas question ici d’évaluer sa qualité artistique! La pièce, lorsqu’elle fut présentée un peu partout, exerçait une véritable fascination sur les spectateurs; le film, du moins je le crois, n’aura pas autant d’emprise sur le public. Cela provient de la conception et du traitement que le metteur en scène a accordés au sujet. Il a voulu demeurer à demi-chemin, ne voulant pas jouer franc-jeu au mélo et cherchant quand même à créer des effets d’horreur et de larmes. Le vrai amateur de mélo ne trouvera pas de quoi assouvir son appétit de sensations fortes; celui qui déteste le genre trouvera contre celui-ci de nouveaux arguments…
Il faut cependant voir le film. Il marque les débuts à l’écran de Madame Jeanne Demons, la grande dame du théâtre. Elle joue un rôle qu’on associe, en France, avec la comédienne Dorziat et elle n’a pas à lui envier quoi que ce soit. Quel masque! Quelle retenue!
Quelle sincérité! On pourra penser que ses scènes de chagrin, son visage mouillé de larmes, son expression tendue sont trop exploités. Ce n’est pas sa faute, à elle, mais celle de la direction ».
René O. Boivin, RadioMonde 3-10-53
Encore une fois, pleurons sur notre cinéma
« Sortez vos mouchoirs, monsieur Deyglun est ici avec son éternelle famille à succès! Une pauvre vieille larmoyante est aux prises avec des enfants ingrats et cruels… Qu’elle en a de la misère et que ce pauvre cœur de maman souffre…
Mais tout est bien qui finit bien (on s’en doutait un peu). Le bon fils sort de prison avec un beau complet tout neuf, la méchante meurt dans un accident de la route, le fils ingrat devient tout à coup un de ces bons diables à vous faire pleurer et tous les autres enfants qui s’étaient désintéressés de leur pauvre maman sont miraculeusement transformés en petits anges. Et ce n’est pas fini! Le bon petit garçon, le pauvre enfant qu’on avait sauvagement jeté en prison, va épouser devinez qui? La nièce du docteur, une belle petite blonde. Pourvu que Deyglun ne nous raconte pas l’histoire de leurs enfants! Comme scénario, c’est indigent. Le montage est honnête. La réalisation est propre et deux ou trois images sont intéressantes, bien pensées et brisent la monotonie d’un tournage qui se veut classique….
N’est-il pas regrettable de constater encore une fois qu’avec nos bons comédiens on ne fait jamais autre chose que des idioties cinématographiques (j’exclus TIT-COQ).
Quand ferons-nous du cinéma honnête, que l’on pourra montrer ailleurs que dans le fond des salles paroissiales? On blâme le dieu argent, les gens qui collaborent à nos films regrettent de servir des scénarios pour enfant de dix ans (et encore), mais l’on nous demande quand même d’aider le cinéma canadien, de l’encourager et de dire que c’est bien quand c’est dégoûtant. Seul Gélinas n’a pas ri de son public… Ah oui, sortons nos mouchoirs et pleurons encore une fois sur notre cinéma ».
Wilfrid Lemoine, L’Autorité 3-10-53
Le COEUR DE MAMAN et le portefeuille de Papa
« DeSève et les piastres. Il consulte souvent ses colonnes de chiffres et il n’aime pas l’encre rouge.
— Moi, c’est le “business” qui m’intéresse. Si je ne faisais pas d’argent, je roulerais les tapis et je fermerais mes portes. Vous voulez des bons films, messieurs les “intellectuels”? Vous oubliez que ça se paie, les films, et que c’est moi qui paie quand ça ne colle pas. Quand la foule voudra ce que vous appelez des bons films, j’en achèterai plus et vous serez contents.
Il cite des chiffres officiels. Une perte de quelque mille dollars pour chaque film louangé par la critique. De gros bénéfices pour chaque film idiot (cf : la critique).
— Savez-vous quelle pellicule a rapporté le plus d’argent cette année? COEUR DE MÈRE. Je ne suis pas contre l’éducation du public, mais ce n’est pas mon affaire. Occupez-vous-en, messieurs les artistes, et je vous en promets du “grand cinéma”.
Autour du financier, on se demande si la toute-puissance de l’argent ne pourrait pas servir un peu moins la bêtise ».
Wilfrid Lemoine (?), L’Autorité 3-10-53
COEUR DE MAMAN
« Cette chose bizarre qu’on montre au cinéma St-Denis, et que des gens dignes de méfiance appellent un film, fait l’objet, cette semaine, de toutes les conversations. Il est indéniable que COEUR DE MAMAN intéresse nos contemporains. Mais il les intéresse un peu comme une monstruosité, comme ces animaux blanchâtres et difformes qu’on noie dans des bocaux d’alcool… COEUR DE MAMAN est assurément une curiosité. Il faudra le conserver avec précaution comme un témoignage de notre époque troublée; il faudra le montrer à nos petits-enfants sans manquer, toutefois, de les prévenir que les produits artistiques de ce temps-là n’avaient pas tous la même étrange allure.
Étrange, en effet, ce… (je ne puis me résoudre à l’appeler un film). Par une espèce de fidélité touchante aux traditions qui nous sont chères, les images sont accompagnées à l’orgue Hammond (ou à l’harmonium).
Exactement comme les films muets de 1925. Voilà si je ne me trompe, une caractéristique amusante, un détail presque historique. Les passages pathétiques sont soulignés par des trémolos; les coups de théâtre par des accords plaqués avec énergie; les moments joyeux par des arpèges folâtres. D’un seul coup, nous sommes reportés quelque trente ans en arrière. Il n’est guère de films qui donnent un pareil choc.
Mais il y a mieux… On se rappellera sans doute les airs égarés des acteurs, les bouches en cœur, les appels du pied, les sourcils froncés, les gesticulations de poupée mécanique. Dans COEUR DE MAMAN, on éprouve un si grand respect de ces temps vénérables qu’on s’efforce (à deux ou trois exceptions près) de les ressusciter. Louable pensée. Et nous voici maintenant projetés à quarante ans en arrière! Sensation rare…
On n’en finirait pas de relever les bizarreries de ce COEUR DE MAMAN qui s’offre à l’indulgence des habitués du St-Denis. Je conseille à mes treize lecteurs d’y aller voir. Il paraît que la représentation des vices donne le goût de la vertu. À voir COEUR DE MAMAN, ils auront le goût du bon cinéma ».
André Roche, Le Petit Journal 4-10-53
Le public, Léon Franque avait raison de le dire, marche à fond dans le film : il tient trois semaines au St-Denis 3. Plusieurs sont révoltés par l’opinion des critiques et écrivent aux journaux. En voici un échantillon dont le ton est assez exemplaire :
« Mon indignation a été soulevée, et mon cœur de maman aussi, en lisant (on peut dire du bout des yeux) la chronique d’André Roche. Ce monsieur Roche ne doit pas avoir d’enfant; c’est peut-être pourquoi il critique ainsi.
COEUR DE MAMAN est un grand film canadien. Jeanne Demons, jouant le rôle-titre, démontre vraiment les peines, les flèches qui transpercent jour et nuit le cœur d’une VRAIE mère de famille.
Ses “pleurnichements”, comme dit M. Roche, ne sont pas exagérés, car si madame Paradis (la “maman” du film) eût été moi, je sais que je n’aurais pas eu assez de toutes les larmes de mon corps pour abreuver mon chagrin. Je dis qu’il est du devoir de toutes les mamans de voir ce film. Elles constateront la vérité de la phrase de Dumas père; “Une maman, ça pardonne toujours, c’est né pour ça ».
La maman de Louis, Montréal
Les autres projets
COEUR DE MAMAN n’est pas encore sorti que Frontier Films pète de projets. Il y a d’abord L’ESPRIT DU MAL, encore d’après Deyglun, annoncé dès juillet 53; puis un autre projet, toujours d’après Deyglun, LE ROMAN D’UNE ORPHELINE. Mais Frontier veut aussi donner dans le genre plus sérieux. Non seulement recrute-t-elle de jeunes comédiens pour tourner dans une série de films de télévision réalisée ici par un dénommé Braun, mais encore espère-t-elle s’acoquiner à des grands noms comme Orson Welles qui, de passage à Montréal en novembre 53, discute avec Jarvis et Sweeney de la possibilité de tourner ici. Comme le rapporte Le Canada du 3 novembre :
« Orson Welles voudrait trouver une histoire typiquement canadienne-française, qui pourrait servir de base à un film d’envergure internationale. Il aimerait adapter une légende, comme celle par exemple de la chasse-galerie. Le problème est de trouver un scénariste qui pourrait écrire une histoire assez étoffée et originale ».
Mais il est probable que, vu la déconfiture de L’ESPRIT DU MAL, tous ces beaux projets furent jetés aux oubliettes. Néanmoins la compagnie ne cessera pas immédiatement ses activités. En juillet 55, elle est traînée en cour par la Walsh Advertising Company (que nous avons rencontrée auparavant et pour laquelle travaille Yves Bourassa) et la Ronalds Advertising Agency. Frontier avait signé le 10 octobre 54 un contrat pour produire une série de 13 films télé devant servir au recrutement de l’armée canadienne. Pour ce travail, Ronalds lui a déjà versé 22,855 $. et Walsh 9957 $. sur un contrat total de 44,350 $. La diffusion de ces films 4 devait débuter à CBC le 8 janvier 55. Mais non seulement Frontier accumule-t-elle un énorme retard, mais encore n’est-elle capable de réaliser que 8 films dont certains doivent être complétés par du métrage de l’ONF. Pour respecter ses engagements, Walsh doit produire elle-même les 5 derniers films. C’est pourquoi les deux compagnies ne veulent pas payer le solde qu’elles doivent à Frontier qui les amène en cour. Cela se réglera par un accord hors cour où Walsh devra payer encore 200 $ plus les frais d’avocats. Toute cette aventure, la dernière réalisation connue de Frontier, montre bien qu’après L’ESPRIT DU MAL, les reins de la compagnie ne devaient plus être bien solides
COEUR DE MAMAN
noir et blanc, 112 min. 49 sec. (10154’)
Réalisation et adaptation : René Delacroix. Scénario original : Henry Deyglun. Dialogues additionnels : René O. Boivin, Marc Forrez. Musique : Germaine Janelle. Chanson : Raymond Lévesque. Paroles : Henry Deyglun, René Delacroix. Décors : Michel Ambrogi. Costumes : Régor. Caméraman : José Ména. Directeur de la photo : Drummond Drury. Assistante réalisatrice : Irène Zerebko. Maquillage : Denyse Ethier. Scripte : Monique Papineau. Son : Marc Audet, André de Tonnancourt. Accessoires : Morris Miller, Lucien Desmarais. Montage : Anton Van de Water. Producteur délégué : Richard Mingo-Sweeney. Production : Richard Jarvis. Interprétation : Jeanne Demons (Marie Paradis), Rosanna Seaborn (Céleste, sa bru), Denyse St-Pierre (Suzy), Jean-Paul Dugas (Jacques Paradis), Paul Guèvremont (François Paradis), Jean-Paul Kingsley (Joseph, époux de Céleste), Yvonne Laflamme (Pauline Paradis), Henri Norbert (Monseigneur Payot), Paul Desmarteaux, Rose Ouellette, Marc Forrez, Monique Chaillier, Paul Thériault, Andrée Poitras, Adrien Vilandré, Aline Duval, Pat Gagnon, Georges Leduc, Victor Pagé, Christianne Ranger, Charles Lorrain, Robert Desrocher, Françoise Faucher, Mme J.R. Tremblay, Blanche Gauthier, Jeannette Teasdale, Lise Bonheur, Nana de Varennes, Jean-Marc Morrissette, Paul Blouin, George Whittaker.
Les techniciens sont affiliés à l’IATSELe cœur d’une maman est un foyer d’amour et de sacrifices, et s’il peut contenir toutes les joies, il peut aussi renfermer toutes les douleurs…
L’histoire que raconte le film ‘Cœur de Maman’ est belle et émouvante. C’est l’histoire de Marie Paradis, une maman au grand cœur. Ce cœur qui avait connu toutes les souffrances attachées au rôle de mère de famille, n’aspirait plus — l’âge étant venu — qu’à de bien humbles joies; notamment celle de conserver l’amour de ses enfants. Et en ce soir de son 63e anniversaire, comme elle souhaitait les avoir tous auprès d’elle! Leur chère présence lui aurait permis d’oublier le passé; un passé de misère auprès d’un mari dévoyé, esclave de l’alcool, qui achevait son existence dans une parfaite déchéance. Ce François, son homme, elle l’avait pourtant aimé; aujou’d’hui, la pitié avait fait place à l’amour. C’est d’ailleurs tout ce qu’il méritait cet homme: de la pitié, rien de plus.
C’est pourquoi Marie cherchait toute consolation chez ses enfants. Ils étaient quatre. L’ainé, Joseph, n’était pas un mauvais bougre, mais un faible dont la volonté était dominée par sa femme, Céleste, une véritable mégère, avare, capricieuse, et pour laquelle une seule chose comptait dans l’existence: l’argent. Sous ta domination de cette femme, Joseph était devenu une ‘chiffe », et il n’agissait que sous son influence.
Marie Paradis avait pensé que son second enfant, Édouard, qui avait épousé Nicole, serait un meilleur fils. Il n’était pas méchant, Édouard, mais il avait, lui aussi, un peu oublié la tendresse du cœur de sa maman. Comment peut-on oublier celle qui nous a donné le jour?
Angèle aimait bien sa vieille maman et aurait voulu lui venir en aide, mais son mari Robert ne voulait pas entendre parler de sa belle-mère. L’existence, pour Robert commençait avec son confort et s’arrêtait là.
Jacques, le cadet, était le seul qui nourrissait pour sa maman un véritable amour et une grande vénération. Pour lui, elle était non seulement une mère comme toutes les mères, mais elle lui apparaissait comme la seule idole que Dieu permet d’adorer. Marie le savait, aussi avait-elle une prédilection pour ce fils aimant et reconnaissant.
La fête de Marie, ce soir-là, fut triste à mourir. Édouard et Angèle ne vinrent pas, ayant prétexté des engagements antérieurs. Joseph et Céleste étaient là, toutefois, avec leur petite fille Pauline, mais Céleste ne laissait pas échapper une occasion de blesser le cœur de la pauvre vieille maman. Et en cette soirée d’anniversaire qui aurait dû être toute joie et tout bonheur, Marie allait s’acheminer vers un nouveau calvaire…
Pour s’abreuver une dernière fois, François, malgré l’avertissement sévère du docteur Lapointe qui lui avait prédit la mort à brève échéance s’il continuait à boire, se laissa entraîner par son âme damnée, Lacroix, autre pilier de taverne. Pour quel mystérieux service rendu François obtint-il l’argent qui lui permit de s’enivrer? On le ramena chez lui, un peu plus tard, pour y mourir!
Dans la main du moribond, Jacques Paradis trouva un bijou… Son père avait-il volé pour boire? Sans aucun doute!…
Une autre occasion s’offrait à Jacques de prouver son amour à sa vieille maman en lui épargnant une trop grande douleur. Par son mutisme devant les agents de la paix
Jacques s’accusa du vol. Une fois les yeux de son père à jamais fermés sur la vie, il prit le chemin du déshonneur qui s’arrête à la grille d’une cellule.Marie Paradis, devant ce double malheur, ne comprenait pas, mais son cœur de mère sentait bien que Jacques n’était pas coupable. Jacques, un criminel? Non! Ce n’était pas possible! Ce ne devait être qu’un mauvais rêve, un cauchemar!… Elle eut envie de crier à Dieu que sa croix était trop lourde! Elle qui avait entrevu tant de bonheur pour son Jacques: n’aimait-il pas la charmante Suzy, la nièce du docteur Lapointe? Et il en était aimé. Pourquoi Dieu restait-il insensible devant tant de douleur? Ah! oui, les desseins du Maître sont impénétrables. Sa croix, Marie allait la porter jusqu’au sommet de son calvaire. Qu’allait-elle devenir, maintenant? Elle, la mère d’un criminel, qui prendra soin de cette femme déshonorée? Pas les siens, c’est sûr.
Et Marie fut réduite à la dernière extrémité. Sans feu, sans pain, son minable foyer vidé de ses meubles, Marie ne vit qu’une issue: elle serait femme de peine. Ce dernier mot, elle savait l’épeler depuis longtemps.
Courbée sur les dalles du salon de barbier, se remémorant son passé malheureux, et pleurant sur l’ingratitude des siens, Marie se disait qu’un jour, pourtant, le ciel se dégagerait et laisserait entrevoir une déchirure par laquelle jaillirait un rayon de lumière. Mais d’où viendrait-il? Jacques en prison; ses deux autres fils… sans cœur, et sa fille, indifférente. Elle avait foi en la Providence, et elle espérait qu’un jour elle daignerait tourner les yeux vers sa misère. Elle ne se trompait pas. Un jour, un certain Lacroix eut des remords et parla. Un jour, un certain Monseigneur Payot devina beaucoup de choses. Un jour, un certain docteur Lapointe se fit l’agent de la Providence. Un jour Céleste dépassa les bornes en prenant Marie chez elle comme servante. Un jour surtout, Jacques revint au foyer, libéré, exonéré, et en mesure de dire son fait à son ignoble frère Joseph. Et ce fut la revanche de la justice.
Marie Paradis maintenant regarde… le calvaire est loin. De plus en plus il s’estompe et dans ses yeux rougis par tant de larmes brille un éclat nouveau. Le cœur de Maman Paradis va goûter au baume de toutes les consolations. Jacques est là, Suzy est près de lui, ils s’épouseront.
Mais les autres… seront-ils de la fête? Pourquoi craignent-ils? Ne savent-ils pas que le cœur d’une maman est un foyer d’amour et de miséricorde… il pardonne toujours… Dieu l’a créé pour cela.
Notes:
- Dans Le Courrier du cinéma de mars 53, on affirme que la pièce fut écrite en 25 ! ↩
- La compagnie est financée par une riche héritière qui se croit de grands talents de comédienne : Rosanna Seaborn. À noter que sur le film il est inscrit “Une production Frontière” et “Frontière Films”, mais que l’incorporation se fait sous l’appellation anglaise. ↩
- On lira dans le RadioMonde du 5 décembre : « Le film COEUR DE MAMAN dépassera comme succès commercial tout ce que le cinéma canadien a produit jusqu’à maintenant. Sa recette dans la province atteint les 100,000 $. Il est déjà certain que la mise de fonds de 70,000 $. sera doublée. La rentrée dépassera peut-être même 140,000 $. C’est un résultat qu’on ne peut ignorer ». ↩
- Les titres des films réalisés par Frontier : ARMOURED CORPS (31-12-54), MEDICAL CORPS, FAMILY LIFE, ORDNANCE CORPS, SIGNAL CORPS, ANTI-AIRCRAFT, ROYAL 22nd REGIMENT (27-3-55) ↩