Ce drôle de transfert
Le documentaire qui a remporté, cette année, la palme du Prix Italia, section documentaire écologique, est UNE GOUTTE D’EAU DANS LA MER. Production danoise. Jean Rouch, président du jury, disait que cette émission avait beaucoup plu parce qu’elle avait su «dramatiser son contenu».
Qu’est-ce à dire, dramatiser? Dramatiser la pollution des mers du Nord? Essentiellement que le téléspectateur se sent concerné, impliqué, pris par le fait. Il se sent «insécurisé», troublé, désarçonné. «I want you» clame une fois de plus l’Uncle Sam, sur un poster récent pour encourager la délation des drogués.
On est loin des critères d’objectivité rigides du journaliste de l’écrit, qui passe son temps à dire que l’objectivité n’existe pas et qui s’acharne dans chaque papier à nous prouver le contraire. On est loin aussi du cinéaste qui tente d’attirer l’attention par son décor, par ses images travaillées au point d’éveiller en nous un sens latent d’esthétisme formel d’abord et social ensuite : «Mon Dieu que la société serait belle, si…»
On est à la télévision. On ne dit pas, on n’exprime pas, on communique. On s’arrache l’attention de quelqu’un à grands frais et le plus nombreux possible.
Dramatiser à la télévision prend un sens tout à fait particulier. Il faut aller chercher le téléspectateur là où il se trouve. Traditionnellement le journaliste de l’écrit rend compte des actes d’autrui avec le plus de subtilité, d’intensité, et disons-le, de justice possible. Traditionnellement, le cinéaste illustre un fait avec le plus de justesse visuelle possible, d’émotion dans la vérité des choses, vue et entendue. Ni l’un ni l’autre des deux métiers ne visent qu’à communiquer. Ils expriment d’abord et communiquent par surcroît. Avant tout ils traduisent une réalité, ils rendent compte de la complexité et de la véracité d’une situation (et de la sensibilité du cinéaste). Et là je suis gentil…
La télévision, elle, communique. Au- delà de l’objectivité, au-delà de l’expressivité, elle dramatise… Curieux apport.
Dans un texte récent qui traite de la Californie, Jacques Godbout utilise une drôle d’image 1. Il parle des hôtesses de l’air qui l’accompagnaient jusqu’à Los Angeles, sur une compagnie d’aviation américaine. Spontanément, il imaginait pour chacune d’elles, des styles de vie, des façons d’être et de réagir, la midinette, la divorcée, la sentimentale. Chose qui ne lui avait jamais traversé l’esprit en voyageant par Air Canada ou CP Air. Lignes aériennes canadiennes, pays du documentaire… Y aurait-il un pays pour l’imaginaire, un pays pour le contact immédiatement scénarisé, un pays pour la dramatisation de chaque geste? Un pays de la télévision? Ce pays de la démocratie par la consommation. Car à la télé, c’est le téléspectateur qui décide. Il est le maître de tout. C’est la parole du peuple qui écoute.
La démocratie politique, berceau des médias écrits et filmiques, qui tolérait ces acharnés pamphlétaires ou ces cinéastes d’une littérature visuelle dénonciatrice (HIROSHIMA, MON AMOUR) a comme vendu son âme d’après-guerre à la délectation privée et de bungalow, la lessive au sous-sol, l’auto au garage et le téléviseur couleur au living. La vraie question n’est plus de savoir si on vote à gauche ou à droite, mais si on a ou non sa Maytag.
L’inceste, problème du pouvoir sur des plus faibles que soi, donc problème politique, allons donc! L’inceste me fait- il vibrer dans ce reportage? Ai-je une jouissance personnelle à me projeter dans ce documentaire, à me reconnaître effectivement ou virtuellement? Si oui, bonne dramatisation, bonne cote d’écoute, bonne émission, bonne vérité de la chose.
La télé, c’est la vraie démocratie. Mais encore faut-il en assumer le coût. De moins reconnaître qu’une société n’est pas constituée de la somme d’institutions tissées, intégrées, facilement descriptibles dans des documentaires, satisfaisant totalement quelques-uns et partiellement la majorité. Grâce à ses multiples enquêtes, genre La parole est à vous et grâce à ses milliers de reportages ponctuels, sur le métro de Montréal, sur les salles d’urgence des hôpitaux, sur le paganisme pervers de la drogue, la société devient un magma de lieux individuels, avec ou sans Maytag.
Le documentaire à la télévision qui ne démarre pas sur un problème dit exemplaire, est foutu. Les hommes battus, les chiens écrasés, les nouveaux tuberculeux, and so on («c’est ça l’Amérique»). Jusqu’à quel point les problèmes de cœur de Pierre Lambert dans Lance et compte, ne sont- ils pas livrés comme prétexte à un documentaire sur le sport? Louis Caron, coscénariste de la série 86, n’avouait-il pas que son plus grand plaisir, en préparant la série, avait été de passer des centaines d’heures dans les loges, pardon, le vestiaire des joueurs?
Cosby et À plein temps, regardez bien ces émissions. Ce sont de véritables traités de vraisemblance. En dépit de l’importation américaine ou des marionnettes apeurantes. N’oublions pas que Bill Cosby a son PhD en pédagogie, et que des psychologues vérifient à la loupe chaque séquence pour décréter ou non le «naturel» des comportements et attitudes. De même pour À plein temps, où toute l’équipe est engagée par le ministère de l’Éducation et poursuit des objectifs très serrés de rapprochement avec la vie réelle. Et ces émissions marchent.
La vérité du documentaire, comme de la dramatique à la télévision, passe par une appréciation subjective d’adéquation des téléspectateurs, avec ce qu’ils sont ou pourraient être. Rien de plus.
Peu importe alors les distinctions fiction documentaire. Voilà bien une distinction de lettrés, lisez inutile. Touchez-moi. Communiquez-moi. Je vous dirai alors si vous êtes «câblés» ou pas. Si vous êtes «dans la vraie vie» ou à côté de vos pompes.
Jean Pierre Desaulniers
Professeur au département des Communications à l’UQAM, Jean Pierre Desaulniers est aussi chroniqueur en télévision et auteur de nombreux articles parus entre autres dans Communication-Information, T.S.F. Magazine et Vélo-Québec.
Notes:
- Godbout J. «La Californie et les médias», in Communication-Information vol 7 no 3, Québec, 1985. ↩