La Cinémathèque québécoise

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Annexe III : Entrevue avec DeSève au sujet de l’influence de la télévision sur le cinéma

“Il serait vain de vouloir dissimuler ou même minimiser la crise grave qui menace désormais les importations de films français au Canada. Pour bien comprendre ce qui suit, exécutons, si vous le voulez bien, un survol géographique du territoire. On sait que la Confédération canadienne groupe dix provinces dont une seule, celle de Québec, est d’expression française et encore, sur les 4,200,000 personnes qui l’habitent, près de 800,000 d’origine anglo-saxonne, ne parlent pas le français. Quant aux immigrants, c’est généralement l’anglais qu’ils choisissent d’apprendre, cette langue leur permettant de se faire comprendre partout au Canada.

“Montréal, capitale de la province, compte 1,800,000 habitants dont près de la moitié sont de langue anglaise et très peu enclins à apprendre le français (dont la connaissance n’est pas indispensable) alors que les Canadiens d’origine française s’astreignent à apprendre l’anglais. Il s’ensuit qu’ils sont tout aussi bien portés à voir les films anglais ou américains que les Français — alors que le Canadien d’origine anglo-saxonne se désintéresse absolument du film français. Il convient de faire ici une exception pour un petit groupe d’étudiants de l’Université McGill (au plus 80) qui, pour perfectionner leur prononciation du français, vont le vendredi au Cinéma de Paris. Force nous est donc de reconnaître que seule une minorité d’expression française principale, mais connaissant parfaitement l’anglais, est encore intéressée par les productions françaises — ce qui n’empêche que bien souvent elle leur préfère les grands films américains ou anglais que son bilinguisme lui rend accessibles. Et c’est autant d’argent qui ne prend pas — ou ne prend plus — la route de Paris.

« Dans le reste de la Province où 92%, de la population est d’expression française, la situation est meilleure — bien que les films doublés en français soient de plus en plus répandus. Il y a quelques jours le cinéma Cartier de Drummondville, localité française à 98%, devait fermer ses portes. Cette salle élégante et moderne (construite il y a quatre ans au coût de 250,000 dollars canadiens) présentait les meilleurs films français. Or, le déficit hebdomadaire a pris de telles proportions que la direction a dû décider la fermeture définitive.

“Pourquoi une élégante salle française, située dans une localité française et projetant les films français les meilleurs et les plus récents, a-t-elle dû abandonner la partie? À cause de la Télévision qui connaît un essor et une popularité incroyables au Canada. Dans la seule Province de Québec, il existe près de 750,000 récepteurs et la vente de ces appareils enrichit les commerçants qui multiplient les facilités de paiement et les publicités les plus alléchantes. On compte que d’ici deux ans le million de récepteurs sera atteint et qu’en 1961 la Télévision sera en couleur, ce qui lui donnera un regain de popularité. D’autre part, en plus de la Télévision officielle régie par l’État, on prévoit la création de nombreuses stations privées qui offriront un grand choix de programmes très variés et par là étendront encore la vente des récepteurs. Les familles canadiennes étant généralement nombreuses, c’est en moyenne huit personnes qui s’assemblent autour d’un même récepteur pour suivre les programmes; c’est donc autant de perdu pour le cinéma et il sera extrêmement difficile d’y ramener une partie de la clientèle d’autrefois, retenue à domicile par les excellents programmes américains et canadiens — et bientôt privés.

“La Télévision ne fait peut-être pas encore en France des ravages sensibles. Dans la Province de Québec, elle fait au cinéma une concurrence catastrophique avec ses puissants et coûteux récepteurs pourvus d’antennes élevées pour capter les programmes émis par les stations éloignées afin d’en accroître le choix. Mais, hélas, la Télévision n’est pas la seule ennemie du cinéma. Il y a encore l’automobile dont la vente croît au rythme annuel de 20,000 dans la seule ville de Montréal (qui compte actuellement près de 400,000 voitures). Posséder deux autos est devenu chose courante. Le week-end se pratiquant à la mode anglaise, le travail hebdomadaire cesse à peu près partout dès le vendredi à 17 heures. Votre voiture vous attend devant votre porte pour ces deux jours entiers de liberté qui s’offrent à vous. L’argent ne manquant pas, les villes grandes et petites se vident en quelques heures et leurs habitants partent pour leurs chalets et cottages de campagne : c’est l’exode vers les Laurentides, vers les lacs, la mer ou les sports d’hiver. Bien entendu on oublie alors jusqu’à l’existence du cinéma. À la place, on a le récepteur de Télévision de la maison de campagne ou, à défaut, le poste portatif qui est en permanence sur les coussins de la voiture. On sait, d’autre part, que le gouvernement s’oppose (et pour cause) à la formule des “drive-in”, ces immenses cinémas de plein air où l’on pénètre avec sa voiture par le pare-brise de laquelle on suit le spectacle. Outre la Télévision et l’auto, le sport est l’un des plus grands adversaires du cinéma. On sait l’immense popularité dont il jouit au Canada, où la plus petite localité possède son club et ses équipes de hockey sur glace qui s’en donnent à cœur joie pendant les sept mois d’hiver. Les plus grandes vedettes du Cinéma français ne pourront jamais rivaliser en popularité avec les Dieux du Stade canadiens! Ajoutez à tout cela des salaires souvent fastueux qui font que les cabarets, cafés et clubs sont pleins à craquer d’une clientèle qui se moque bien du cinéma. Tels sont les quatre facteurs qui expliquent la désaffection croissante et lamentable du public dans la Province de Québec.

“Répétons-le, aux difficultés ci-dessus énumérées, s’ajoute le bilinguisme des Canadiens français qui, bien souvent, leur fait préférer les films de Audrey Hepburn à ceux de Mlle Marthe Mercadier, ce qui est leur droit le plus strict. Les producteurs français sont généralement mal renseignés sur le marché canadien qu’ils ne se soucient pas de venir étudier sur place; ils ignorent donc tout des conditions permanentes et nouvelles qui influencent le marché du film. La « United Amusement » qui possède un vaste circuit a dû fermer dix salles. M. Léo Choquette, propriétaire d’un circuit également important, en a fermé trois et, sur un total de 25 salles, une dizaine seulement ne sont plus ouvertes qu’en soirée. À Hull, ville frontalière (entre le Québec et l’Ontario), la recette hebdomadaire qui était de 2,000 dollars est tombée à 300. Il faut dire que cette petite ville dispose de deux stations de télévision et ses habitants ne vont plus au cinéma que pour des films absolument exceptionnels.

« C’est un fait que le cinéma, déserté pour les productions moyennes, retrouve sa clientèle lorsqu’il donne un film de qualité ou d’intérêt exceptionnel. Cela n’est pas affaire de publicité, serait-elle la plus adroite et la plus spectaculaire, car les amateurs de cinéma n’en font pas cas. Signalons qu’à Gatineau et à Buckhingham, localités de la région de Hull, la situation a été si catastrophique pour les cinémas que, depuis plusieurs mois, toutes les salles ont été fermées sans espoir de réouverture prochaine.

« Face au cinéma, qui finit par être coûteux pour les familles nombreuses, la Télévision est un spectacle gratuit. On paie une taxe lors de l’achat du récepteur et c’est tout. On a droit alors à dix heures de spectacles attrayants et variés chaque jour et l’on conçoit que les familles préfèrent rester chez elles, bien au chaud devant leurs écrans de télévision, plutôt que devoir s’habiller et sortir par les grands froids de l’hiver pour aller au cinéma voir des films qu’ils ont de fortes chances de voir plus tard sur leurs télévisions. Bien que le spectacle cinématographique soit toujours à des prix populaires, l’exploitation des salles est soumise à des frais généraux et à des taxes diverses qui semblent se multiplier à plaisir jusqu’au jour où l’exploitant découragé abandonne la partie… et se fait marchand de récepteurs de télévision, négoce qui enrichit actuellement son homme. Nul ne songerait à l’en blâmer sérieusement.

“Puisse cette mise au point faire comprendre aux producteurs français nombreux, qui l’ignorent encore, que le marché de leurs films a cessé, dans la région de Québec, d’être le Pactole. Entretenir l’illusion contraire serait une faute grave. Désormais, tous les Canadiens ont le “Cinéma gratuit » à domicile, au coin du feu : il leur suffit de tourner un bouton. Que peut-on contre cela? »

(Interview recueillie pas Jacques Guillon)