Annexe I : Un projet de coopération Canada-USA
Le Canada d’après-guerre est lui aussi touché par de nombreux problèmes économiques, au premier rang desquels se situe une balance des paiements déficitaire à l’endroit des USA : nous importons beaucoup trop de ce pays et notre stock de devises américaines s’épuise rapidement. Cela vaut aussi au plan cinématographique : 85 % des recettes canadiennes, soit 17,000,000 $ s’envolent vers les USA. Lors de la déposition de son budget le 17 novembre 1947, le ministre des Finances Douglas Abbott annonce une série de mesures (quotas, taxes, restrictions) afin d’équilibrer davantage l’économie canadienne. Côté cinéma, seuls sont touchés les appareils (projecteurs, matériel sonore, etc. 1). À un député qui lui demande pourquoi aucune restriction n’est imposée à l’égard des films en provenance des USA, le ministre répond :
« Voilà une question très générale. Mon honorable collège, le ministre du Commerce, s’occupe, je crois, de la question des films. Certaines gens trouvent cependant que les films sont aussi nécessaires à la vie que les fraises en janvier, par exemple, et autre chose aussi. En vertu du programme envisagé, nous voulons déranger le moins possible les commerces existants qui assurent un gagne-pain à beaucoup de gens. Qui oserait affirmer que les riches seulement fréquentent les lieux d’amusement, y compris les cinémas, ou encore qu’une foule de gens n’y trouvent pas leur gagne-pain? Serait-il sage alors, ou même désirable de couper les vivres à cette industrie? Le ministre du Commerce peut dire au comité ce qui en est de l’importation des films ». 2
Voilà qu’entre en scène le principal acteur de notre drame : Clarence Decatur Howe. Le 18 novembre, soit le lendemain de la déposition du budget, le ministre Howe déclare au cours d’une conférence de presse qu’il n’envisage pas de limiter l’importation de films américains et donc, bien qu’Abbott ait laissé planer cette éventualité, l’exportation des devises provenant de leur exploitation, mais plutôt de stimuler notre production, de l’exporter sur le marché américain et ainsi de récupérer des dollars. Quel plan génial de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf! Mais ce plan irréaliste ne peut que séduire les producteurs canadiens. En effet, 17 millions, c’est un gros gâteau et s’il y a moyen d’en avaler quelques miettes, autant en profiter.
Le 22 novembre, 30 membres de la Film Producers Association of Canada (qui représente tous les producteurs du Canada sauf ASN) se réunissent à Toronto pour arrêter leur stratégie: ils doivent rencontrer le ministre Abbott deux jours plus tard. Ce sommet cinématographique a lieu à Ottawa. Dix compagnies sont représentées 3. La FPAC, présidée par Frank O’Byrne, directeur technique du studio Queensway, énonce ses propositions. Puisque l’industrie cinématographique canadienne possède déjà pour deux millions de dollars d’équipement, dix plateaux et toutes les facilités pour tourner en noir et blanc, elle pourrait augmenter rapidement ses capacités de 50 % avec l’aide du gouvernement et ainsi devenir une industrie forte et prospère. Reconnaissant manquer de techniciens et de réalisateurs de haute valeur, la FPAC admet qu’il faille en importer temporairement de façon à former les nôtres. Sur cette même lancée, elle demande au ministre de faire pression sur la Grande-Bretagne pour qu’elle diminue sa taxe de 75 % qui affecte beaucoup l’industrie canadienne.
La FPAC croit que ses propositions vont gagner d’emblée le gouvernement canadien car au moment où elle les formule, la situation de notre dollar est si précaire qu’on est obligé d’imposer une limite d’achat de 150 $.US par Canadien qui visite ce pays. D’autre part l’idée d’une taxe à l’anglaise, moindre bien sûr, est dans l’air et elle pourrait constituer le fonds nécessaire à être injecté dans l’industrie cinématographique locale. Certains, comme Earl J. Lawson, président du circuit Odeon (Rank), pensent qu’une façon d’éviter la taxe serait qu’Hollywood vienne tourner au Canada. La FPAC a d’ailleurs dans ce combat procanadien un allié inattendu : Ross McLean, le patron de l’ONF, donc en théorie son ennemi, l’industrie privée n’ayant jamais aimé voir l’État occuper un domaine qu’elle considère comme le sien 4. McLean écrit le premier décembre à son patron, le ministre du Revenu J.J. McCann, une lettre dans laquelle, mettant en relation le cinéma avec le problème de la balance des paiements, il propose d’obliger Hollywood à réinvestir de quatre à cinq millions de ses recettes canadiennes au pays et à distribuer aux USA de 40 à 50 courts métrages tournés par le secteur privé pour l’Office.
Malgré tout le flou qui entoure les intentions gouvernementales et le peu de radicalisme des propositions de la FPAC, les Américains ne voient pas d’un très bon œil une intervention gouvernementale, si minime soit-elle. À la fin novembre, les membres de la Canadian Motion Picture Distributors Association se réunissent à Toronto sous la présidence de Gordon Lightstone, directeur général de la Paramount au Canada, pour étudier comment ils pourraient, volontairement, réinvestir une partie de leurs recettes au Canada. Aucune proposition précise ne ressort de la réunion, mais les différentes possibilités envisagées sont acheminées aux sièges sociaux de chaque compagnie à New York. Et New York réagit à sa façon.
Un projet de coopération castrateur
Les Américains ne veulent pas entendre parler une seconde d’être obligés, volontairement ou non, de réinvestir un sou au Canada. Eric Johnston, le président de la MPAA, forme immédiatement un groupe chargé de faire du lobby à Ottawa pour bloquer toute veilléité d’Ottawa à l’encontre d’Hollywood 5. Ce groupe comprend entre autres Francis Harmon, vice-président de la MPAA et John J. Fitzgibbons, président de Famous Players au Canada 6. Fitzgibbons rencontre d’abord Howe et lui explique les intentions de son comité. Peu après, le 14 janvier 48, au Rideau Club, ce lieu où se décide réellement la politique canadienne, Fitzgibbons et Harmon rencontrent un certain nombre d’hommes politiques et publics bien en vue: Donald Gordon, gouverneur de la Banque du Canada, Herbert Richardson, secrétaire de la même banque, Lester B. Pearson, secrétaire d’État, Ernest Bushnell de la CBC, Ross McLean de l’ONF et Sol Rae; rien de mieux qu’un bon repas pour arrêter une politique! C’est durant cette rencontre qu’on trace à grand trait ce qu’on nommera le Canadian Coopération Project (CCP) et qu’on abandonne définitivement toute idée de contingentement, de taxe, etc.
Une semaine plus tard, Fitzgibbons reçoit une lettre de Johnston qui, résumant la rencontre du 14, lui explique ce que sera concrètement le projet :
- Faire un court métrage pour expliquer aux Américains et aux Canadiens les problèmes financiers du Canada. Ce sera la contribution de la Paramount et le film s’intitulera NEIGHBOUR TO THE NORTH.
- Couvrir davantage les événements canadiens dans les actualités américaines.
- Réaliser aux USA quelques courts métrages sur le Canada (ses industries, ses institutions, sa géographie, ses gens, etc.) de façon à y attirer des touristes 7.
- Distribuer aux USA certains films de l’ONF à la condition qu’ils conviennent aux salles américaines (quitte à les remonter comme ce sera souvent le cas).
- Insérer quelques allusions ou passages canadiens dans les longs métrages hollywoodiens 8.
- Réaliser une série d’entrevues radiophoniques avec des vedettes hollywoodiennes qui vanteraient les mérites du Canada comme pays de vacances.
- Sélectionner avec plus de soins les films distribués au Canada et donc distribuer moins de films policiers ou de nature semblable « pour que nos amis canadiens ne dépensent pas leur argent » à de pareils produits.
- Engager aux frais du MPAA un agent de liaison pour le projet. Celui-ci, un Canadien, serait la personne ressource qui pourrait indiquer quelles personnes interviewer, quels paysages filmer, quelles activités enregistrer, etc.
Johnston termine sa lettre de manière limpide : « Notre objectif est de faire en sorte que plus de dollars américains entrent dans le Dominion… pour aider le programme canadien d’austérité ».
Musique de chambre et faux accords
Comme on le voit, dans tout cela, l’intérêt cinématographique est fort loin. Et ce n’est pas un travail bien forçant que s’impose Hollywood pour conserver les dix à dix-sept millions annuels que lui rapporte le Canada. C’est même pour le MPAA un excellent marché. Certains pourraient penser face à cela que C.D. Howe prenait les vessies pour des lanternes. Au contraire, le ministre prenait les intérêts de l’État canadien bien à cœur et défendait la bourgeoisie dans son ensemble, quitte à en sacrifier quelques parcelles. Indisposer les Américains sur le terrain du cinéma aurait pu avoir de graves répercussions sur l’alliance entre les deux pays. Or la politique canadienne découle précisément de la relation entre intérêts contradictoires : ceux de l’alliance avec les USA et ceux de l’indépendance nationale; cela se vérifie aujourd’hui encore et s’applique bien au domaine du cinéma. C.D. Howe, l’homme fort du temps de la guerre, l’homme qui s’est appliqué à accélérer le renforcissement de nos liens avec les USA aux dépens de ceux avec la Grande-Bretagne (n’est-il pas Américain de naissance), le ministre de la Reconstruction, comprend très bien le langage que lui parlent Johnston et Fitzgibbons. Pas besoin de lui faire un dessin. Il se met donc en frais d’expliquer et de défendre la politique établie à New York. Écoutons-le à la Chambre des Communes :
« Le gouvernement canadien est en pourparlers avec l’industrie cinématographique d’Hollywood et j’espère pouvoir, d’ici deux ou trois semaines, faire part à la Chambre d’une transaction très avantageuse grâce à laquelle nous obtiendrons une excellente publicité pour le Canada et peut-être aussi d’autres résultats plus concrets. Il m’est difficile de discuter d’une transaction en cours, mais je tiens à assurer le comité que le Gouvernement n’oublie pas la possibilité d’une compensation en retour du droit de l’industrie cinématographique d’exporter notre argent en dehors du pays ».
Ensuite, répondant à la question de M. Thatcher qui lui demande si le gouvernement songe à contingenter les films, il répond :
« Ce n’est pas notre dessein dans le moment. Nous croyons que l’industrie cinématographique peut rendre de grands services au Canada en retour du privilège de mettre des films à l’écran chez nous et d’en percevoir des redevances. Nous sommes satisfaits des progrès de la transaction, mais les négociations étant en cours, nous ne pouvons en donner les détails. Naturellement chacun aime à faire des sacrifices qui imposent des fardeaux à d’autres. Je ne vais pas souvent au cinéma. Personnellement je ne suis pas un habitué des cinémas. Je n’y ai pas mis les pieds depuis deux ans. Sans vouloir prêter à l’honorable député des paroles qu’il n’a pas dites, j’ai cru comprendre qu’il est dans le même cas. Cependant beaucoup de nos concitoyens aiment aller au cinéma et si nous pouvons atteindre notre objectif sans interdire les films, j’estime que nous n’avons rien de mieux à faire » (20-2-48 pp. 1517-8)
Après quelques discussions, Howe revient sur le sujet :
« Nous n’avons pas pour l’instant l’intention de restreindre la distribution de films au Canada. Les films britanniques entrent librement dans notre pays. Les Anglais les projettent dans leurs propres cinémas, comme le font les Américains, et les films continuent de nous parvenir comme par le passé. Nous tentons de contrebalancer dans une mesure raisonnable la perte de dollars américains qui résulte de l’importation de films des États-Unis. Nous sommes à conclure une transaction qui, je le répète, représentera une compensation suffisante »
Le député Jackman intervient alors :
« Le comité a droit à des explications. Nous savons que l’industrie cinématographique américaine a été rudement frappée par la décision du Royaume-Uni, qui avait le même problème que nous à résoudre, savoir une pénurie de dollars américains. La Grande-Bretagne a fortement réduit l’importation de films des États-Unis. Mais nous, agissant en sens contraire, ne les avons assujettis à aucune restriction… Pourquoi le Gouvernement a-t-il tant favorisé les films américains en comparaison de nos autres importations? Il nous doit sûrement de bonnes explications à cet égard. Puisque la rareté de dollars des États-Unis est à l’état endémique chez nous, pourquoi ne profiterions-nous pas de l’occasion pour donner un coup de pouce à l’industrie du cinéma britannique au lieu de favoriser les films américains ».
Howe lui répond :
« Nous estimons que l’industrie du film ne se prête pas aux contingentements… L’honorable député n’est probablement pas un habitué du cinéma mais, sauf erreur, les habitués ont des goûts. Nous ne voulons pas leur imposer des sacrifices inutiles, lorsque nous pouvons leur donner satisfaction. Nous ne voulons pas bouleverser les habitudes des cinéphiles si nous pouvons trouver une autre solution également satisfaisante… Du point de vue commercial, la valeur approche les dix millions. Cependant je préfère obtenir quelque chose de valeur pour cette somme et laisser les films à la population, au lieu de l’en priver et de manquer d’argent pour acheter des choses de valeur » (20-2-48, pp. 1521-3).
Quelques jours plus tard, Howe précise encore sa pensée :
« Je vais maintenant parler de l’industrie cinématographique et démontrer que chaque industrie a bien ses caractéristiques propres, nécessitant une attention particulière. Le contingentement des importations de films d’origine américaine aurait permis d’épargner des devises américaines. Or, dans d’autres pays où on y a eu recours, cette méthode n’a pas, de façon générale, donné de résultats satisfaisants. D’ailleurs dans le cas du Canada, certains aspects de la question rendaient inefficace le contingentement pur et simple. Ce qu’il nous en coûte en devises américaines à l’égard de l’industrie du film provient, pour une bonne part, du revenu de propriétés établies au Canada et appartenant à l’industrie cinématographique américaine. Ce revenu dépasse les 12 millions de l’industrie cinématographique américaine. Ce revenu dépasse les 12 millions de dollars que nous coûte annuellement la location de films américains. Nous payons, en devises étrangères, environ 20 millions de dollars, dont 17 millions que nous versons aux États-Unis; le reste va au Royaume-Uni et, dans une faible proportion, à la France. La situation financière de l’industrie cinématographique canadienne, les goûts et les habitudes des fervents du cinéma, ainsi que les relations cordiales qui ont toujours existé entre notre pays et les maisons de production américaines, en un mot la situation particulière de cette industrie au pays, réclamait une solution plus pratique que le simple contingentement…
Il est bien évident que le Canada offre de grands avantages à l’industrie du cinéma. Notre climat, la diversité des mœurs et de la culture, nos magnifiques paysages, la disponibilité des techniciens et de l’outillage, notre proximité des centres californien et new-yorkais et de l’industrie américaine sont autant de précieux atouts… Nous espérons que cette industrie nous aidera à surmonter notre problème du change, non pas en réduisant son volume d’affaires au Canada, mais en augmentant sa production et en utilisant les réseaux et les moyens de distribution internationaux des grandes sociétés américaines. Un sous-produit de cette industrie qui est loin d’être négligeable, c’est la publicité et l’afflux de touristes que nous vaudrait un progrès en ce genre » (23-2-48, pp. 1534-5)
De la coupe aux lèvres
Comme on le voit, le mois de février donne donc lieu à de forts débats sur le cinéma en Chambre. De tout ce qui est dit, la presse retient une chose : d’après Howe, la pénurie de dollars américains peut stimuler notre production cinématographique. C’est cette possibilité qui endort aussi la FPAC; elle met toute sa confiance dans le gouvernement, un gouvernement qui, avec le MPAA, est en train de concocter un joli petit CCP. On nomme finalement un responsable chargé de voir à l’application du projet à Hollywood. Son nom : Blake Owensmith, un lieutenant-colonel de l’armée canadienne 9.
Au mois d’avril, Fitzgibbons, Harmon, Owensmith et Taylor Mills (du MPAA) arrivent à Ottawa pour mettre la dernière main au projet. Harmon, Fitzgibbons et l’ambassadeur américain Ray Atherton rencontrent le ministre et les hauts fonctionnaires impliqués dans le projet. Si l’on conserve la possibilité de tourner quelques films américains au Canada, si l’on envisage quelques projets en marche (le tandem Renaissance-Monogram : voir Le succès est au film parlant français), l’essentiel est vite ramené au tournage de quelques courts métrages touristiques aux sujets éculés : la neige, la chasse et la pêche, etc. 10 Autrement dit on abandonne complètement toute velléité d’aider et d’accroître la production canadienne et on préfère tenter de renflouer par des dollars touristiques notre trésor vide de ses trésors cinématographiques.
Il ne semble pas que les quelques banales références au Canada, les quelques images canadiennes insérées dans le film américain aient changé quoi que ce soit à la quantité de touristes à venir nous visiter. Il est intéressant de citer ici l’intervention que le Ministre Winters 11 fait en Chambre le 5 juin 52 :
« Il y a quelques années, on a créé, sous l’égide du ministère du Commerce, un organisme canadien dont le seul but était de faire insérer des éléments canadiens dans les films d’Hollywood. C’est en vertu de cette entente, entre autres, que Hollywood a eu l’autorisation, si je puis dire, de continuer à faire montrer leurs films au Canada et de puiser des fonds chez nous à une époque où nous nous efforcions d’augmenter nos réserves de dollars américains. Je crois savoir qu’actuellement certains distributeurs privés comme les Famous Players ont des agents à Hollywood dont la principale fonction est de faire inclure des éléments canadiens dans les films d’Hollywood. Naturellement on ne peut pas obliger les gens d’aller au cinéma pour voir des films qui ne leur plaisent pas. Par conséquent nous ne pouvons obliger les producteurs à mettre ceci ou cela dans les films confiés aux distributeurs privés. Mais nous faisons tout ce que nous pouvons pour que les films américains comportent des éléments canadiens et je crois que nous y réussissons. J’ai eu l’heureuse fortune, cette année, de visiter certains des studios de Los Angeles. Les producteurs de films manifestaient un vif désir de me montrer ce qu’ils faisaient pour faire place au Canada dans les films américains; ils étaient très fiers de leur œuvre ».
Cette satisfaction ressemble davantage, comme souvent chez les politiciens, à de la mauvaise foi et à du mensonge, surtout au regard des chiffres que Winters fournit lui-même à la Chambre :
Montant global des dépenses touristiques au Canada
1945 | 166 millions |
1946 | 222 millions |
1947 | 251 millions |
1948 | 280 millions |
1949 | 286 millions |
1950 | 275 millions |
1951 | 271 millions |
Bref rien qui n’aille bien au-delà de l’inflation annuelle et de la croissance de la population, avec en plus une stagnation puis une diminution correspondant aux années du CCP! 12
Revenons maintenant un peu en arrière à notre chronologie du CCP. À l’origine, l’agent de liaison dont nous avons fait mention en résumant la lettre de Johnston devait être le commissaire du gouvernement à la cinématographie, à cette époque Ross McLean, qui avait, on s’en souvient, participé aux grandes rencontres d’Ottawa. Mais McLean n’entendait pas la question du CCP comme Donald Gordon; il misait davantage sur la qualité que sur la quantité et, avisé des choses cinématographiques, il savait distinguer le bluff et les fausses promesses parmi la rhétorique officielle. C’est pourquoi le 31 mai 1948, il décida de s’ouvrir à F. Harmon. Naïveté? Mauvais calcul? Toujours est-il que les Américains firent vite savoir à Gordon que le CCP ne pouvait compter sur le dévouement de McLean. Gordon écrivit alors à Flowe que l’ONF doutait de l’efficacité et des résultats du projet. Howe, expéditif comme toujours, avertit le supérieur de McLean, J.J. McCann, que dorénavant McLean ne faisait plus partie du CCP et qu’il était remplacé par un fonctionnaire de son cabinet, Archibald Newman. Il ne s’était passé que six semaines entre cette nomination et la lettre de McLean; on trouvera en annexe le texte anglais de cette lettre qui mit le feu aux poudres.
Comme l’écrivait l’ambassadeur américain Steinhardt 13, le successeur d’Atherton, « le CCP fut conçu pour empêcher le gouvernement canadien d’appliquer ses mesures dites d’Emergency Exchange Conservation, qui auraient notamment empêché ou limité l’importation au Canada de films américains ». Or en 1948, les réserves monétaires du Canada s’améliorant, celui-ci ne se préoccupe pas beaucoup de voir comment s’applique en fait le CCP. Chose sûre, les compagnies hollywoodiennes ne se bousculent pas aux frontières du 49e parallèle. En fait, durant sa première année, le CCP ne donne lieu qu’à des brassages d’air pour faire accroire qu’il se passe quelque chose. Mais rien de plus.
Tempête sur Ottawa, émoi à New York
Durant les six premiers mois de 1949, la situation change; la balance des paiements du Canada devient à nouveau déficitaire. L’occasion est bonne de s’arrêter aux performances du CCP. Peu reluisantes. En août 49, un an après sa nomination comme agent de liaison, Newman se plaint de cette situation à Howe et celui-ci en informe immédiatement Steinhardt. Ce dernier comprend très bien le message d’autant plus que le ministre des Finances vient de faire allusion à un contrôle éventuel des importations américaines. Le 7 septembre il écrit à Francis Harmon pour se plaindre du peu d’empressement et même du désengagement de plusieurs compagnies à l’égard du CCP. Pour que tout soit clair, il ajoute :
« Je faillirais à mon devoir si je ne vous informais pas du fait que si tous les membres de votre association ne prennent pas immédiatement des mesures pour satisfaire le gouvernement canadien et ne participent pas de plein cœur au CCP, ils doivent se préparer à se faire imposer des restrictions quant à l’importation des films américains au Canada ou à voir une partie de leurs recettes gelée au Canada ». Bref c’est la douche froide.
Comme le 25 septembre doit avoir lieu à Ottawa une première d’œuvres réalisées pour le CCP, Steinhardt conseille fortement à Harmon de venir au plus tôt à Ottawa dissiper les malentendus pour que l’atmosphère soit purifiée le jour de la première 14. À la suite de cette lettre, et le téléphone, et le dactylo du vice-président du MPAA ne dérougissent pas. Nous en avons la preuve dans une lettre qu’Harmon adresse le 16 septembre à Jack Cohn de la Columbia. Après avoir déploré le peu d’efforts déployés par cette compagnie (distribution de trois ou quatre courts métrages qui ne sont en fait que des films de l’ONF remontés) et exhorté la compagnie à lui faire connaître pour le 26 (la journée de son arrivée à Ottawa) leurs projets (un western, ou un film d’action, ou un film sur les pêcheurs de l’Atlantique, etc.). Harmon fait la liste des confirmations reçues des autres compagnies : Paramount promet un long métrage, MGM un film sur la RCMP d’ici cinq mois si la Fox ne se prévaut pas de son droit prioritaire sur le sujet, Warner annonce I CONFESS (d’Hitchcock, dont le casting sera pris en charge par L’Anglais), Universal s’engage pour un long métrage, RKO cherche un scénario (mais sa réputation est excellente auprès des autorités canadiennes à cause de son récent court métrage CANADA UNLIMITED).
La visite de Harmon à Ottawa et les rencontres que lui, Fitzgibbons et Taylor Mills tiennent avec les responsables de la Banque du Canada et C.D. Howe les 29 et 30 septembre, portent fruit : Howe assure à ses visiteurs qu’aucune action qui leur serait défavorable sera entreprise 15. Le trois août, Steinhardt écrit à Fitzgibbons pour lui annoncer qu’ayant rencontré Howe, il est convaincu que la mauvaise impression qu’avait propagée Newman est maintenant dissipée 16. Qui plus est, Howe aurait laissé entendre que Newman serait bientôt remplacé au poste d’agent de liaison, ce qui non seulement fait l’affaire des Américains mais aussi doit faire suite à une de leurs suggestions: contrairement à toute attente, Newman prenait trop à cœur les intérêts canadiens! Allant même plus loin, Steinhardt répond à Howe qui lui demande si ce poste est vraiment nécessaire : « Je ne le crois pas, surtout si M. Fitzgibbons consentait à jouer ce rôle ». Howe ne pouvait qu’être enthousiasmé par cette perspective: faire défendre par des Américains les intérêts canadiens auprès des Américains! 17
Le CCP fonctionne donc sous la totale domination américaine. Tout irait pour le mieux si de temps à autre certaines personnes ne se mêlaient pas de le critiquer. Ainsi en mars 50, le critique de cinéma Gerald Pratley dénonce à son émission radiophonique The Movie Scene ce projet qui n’apporte rien au cinéma canadien et prouve que les Américains considèrent qu’ils ont tous les droits sur nos écrans et nous, aucun sur les leurs. Naturellement Don Henshaw, de l’agence de publicité torontoise McLaren, le chien de garde du MPAA, ne tarde pas à répliquer à Pratley qu’il ne comprend rien au CCP et que le CCP rend de grands services à l’économie canadienne.
Comme pour appuyer ces dires, A. Newman publie à la fin mars son rapport où il affirme les grands acquis du projet : 125 nouvelles canadiennes dans les actualités de 1949 (à comparer aux 111 de 1948 et 61 de 1947), 18 courts métrages (dont six réalisés au Canada) à comparer à 12 en 48, et 13 longs métrages (dont 7 utilisent des arrière-plans canadiens et 6 font de la publicité indirecte pour le Canada). Au total donc, 1,180,000,000 de spectateurs ont entendu au moins une fois parler du Canada avec comme résultat « que le Canada a gagné des centaines de milliers de dollars US 18 ». Six mois plus tard, Newman publie un autre rapport tout aussi enthousiaste sur le nombre de films d’inspiration canadienne ou de longs métrages mettant en vedette le Canada diffusés aux USA. Mais comme nous l’avons vu tout à l’heure, les résultats touristiques ne semblent pas à la hauteur des prétentions officielles de Newman.
D’année en année, le CCP est reconduit. Nous avons vu précédemment la satisfaction du ministre Winters. Il n’est pas le seul au sein du cabinet à jubiler. Par exemple, le 12 mai 52, Lester B. Pearson écrit à Johnston. Comme il vient de rencontrer Fitzgibbons, Henshaw et Mills, il lui dit toute sa joie de voir le CCP réussir et profiter au Canada. Pearson termine sa missive sur cette magnifique profession de foi, profession qu’il renouvellera tellement souvent durant toute sa carrière :
« Les relations entre le Canada et les USA ont toujours été un bon exemple de coopération entre voisins. L’effort fait par l’intermédiaire du CCP pour créer une image favorable du Canada aux USA et pour bâtir un esprit de bonne volonté entre nos deux pays, facilitera et renforcera, j’en suis convaincu, une telle coopération » 19.
Et Johnston de lui répondre :
« Notre industrie possède un intérêt fort et grandissant dans la croissance et la prospérité du Canada. Nous croyons qu’en maintenant une relation amicale de cette sorte, nous contribuerons pour le mieux au bien-être de nos deux pays ».
Naturellement cela ne prit pas longtemps aux producteurs pour s’apercevoir qu’ils venaient de faire les frais d’un marché de dupe et que le CCP n’était au fond qu’une grosse « baloune » publicitaire. Il serait hors de propos d’étudier ici les réactions des compagnies à la grandeur du Canada ou du lobby probritannique et antiaméricain en Ontario (sous la direction d’Earl Lawson, d’Odeon). Pour ce qui est de la QP, disons qu’elle profita de la conjoncture procanadienne en offrant ses studios à la 20th Century Fox 20 pour le tournage de THE SCARLET PEN (rebaptisé THE 13TH LETTER) d’Otto Preminger. Mais à part ce prix de consolation, peu de résultats pour la QP. C’est pour cela que Paul L’Anglais prendra la tête d’un groupe de producteurs 21 qui iront en juin 50 rencontrer Don Henshaw pour tenter de le convaincre d’accorder aux producteurs canadiens un statut reconnu au sein du CCP, ce qui se matérialiserait par la location de services, par du tournage commandité, par des rôles de conseillers autochtones, etc. Mais comme le CCP ne contient aucune précision quant aux obligations américaines en ce sens, Henshaw peut prendre poliment note de leurs désirs… et les envoyer promener en pratique. Ce geste symbolise toute l’entreprise de CCP qui s’avéra une des grandes mystifications de l’histoire cinématographique au Canada.
Notes:
- Cela ne fait évidemment pas l’affaire des négociants. Pour plus de détails sur leurs demandes et sur les tarifs imposés par le gouvernement, voir le Canadian Film Weekly du 3 décembre 1947. ↩
- Débats de la chambre des communes, 12-2-48, p.1188 ↩
- Audio Pictures. Toronto; Bird Films, Regina; Cinema Canada, Toronto et Calgary; North American Productions, Vancouver; Québec Productions, St-Hyacinthe; Queensway (Rank) Studios, Toronto; Shelley Films, Toronto; Trans-Canada Films, Vancouver; Thatcher Film Productions, Toronto. ↩
- Voir à ce propos L’office national du film, l’enfant martyr, Cinémathèque québécoise. ↩
- On comprend mieux l’empressement du MPAA lorsqu’on se resitue dans le contexte de production américain après la guerre. Chauffé à blanc par son quasi-monopole des années de la guerre, le cinéma américain d’après 1945 fait face à une certaine récession (malgré tous ses efforts pour mettre la main sur l’Europe; voir Thomas Guback The International Film Industry). L’industrie réagit de façon classique en congédiant des milliers de techniciens et d’acteurs. Les syndicats entrent en grève, autant pour la sécurité d’emploi que pour réajuster des salaires maintenus à un bas niveau durant la guerre. C’est à ce contexte que Johnston fait référence dans une conférence qu’il prononce devant les producteurs à la fin février 49. Selon lui, les compagnies font des pertes pour trois raisons: 1- Les restrictions d’exportation monétaire dans la plupart des marchés étrangers. 2- Les prix trop élevés de la production. 3- La baisse de la fréquentation. Il affirme que sur dix films produits aux USA, un seul amortit ses frais sur le marché local et fait des profits; les neuf autres ont besoin des recettes étrangères. On comprend donc qu’Hollywood ne veuille voir diminuer à aucun prix sa portion canadienne qui est loin d’être négligeable. ↩
- Ce vrai Canadien et ce vrai patriote selon Renaissance. Voir Le succès est au film parlant français, p. 65. ↩
- Johnston a l’amabilité d’inclure pour C.D. Howe la première réalisation de ce programme SNOW CAPERS (Universal). Ce qu’il ne dit pas, c’est que ce film était déjà tourné et que Universal n’a eu qu’à refaire le commentaire pour faire allusion à Banff et aux Rocheuses… ↩
- Voici quelques exemples de ces suggestions que l’on offrira aux studios : 1- Si lors d’un souper, un invité demande à l’hôtesse : “Où est votre mari”, celle-ci pourrait répondre : “Il est parti à Montréal pour affaires. C’est fou ce qu’on fait des affaires là-bas”.
2- “Où sont partis Mary and Jim pour leur voyage de noces?” “Au Lac Louise. Mary m’a écrit pour me dire que le paysage est beau à vous en couper le souffle.”
3- “Cette année je vais prendre mes vacances en Nouvelle-Ecosse. On y pêche de ces thons, les plus gros au monde.”
4- “Où est votre garçon”? Il fait de la prospection dans le grand nord canadien. Il m’a dit qu’il y avait beaucoup de nickel là-bas et beaucoup d’aluminium” (sic).
5- “Que penses-tu de ce tabac? Crois-le ou non, il pousse en Ontario, même s’il s’appelle tabac de Virginie”. ↩ - Son rôle sera de convaincre studios, scénaristes, réalisateurs, dialoguistes de mentionner ou de faire référence au Canada dans leur travail ou dans leur film. Nous avons donné tout à l’heure quelques exemples de répliques suggérées. Le film de l’ONF, HAS ANYBODY HERE SEEN CANADA?, offre une excellente entrevue avec Owensmith et montre plusieurs exemples de ces inserts canadiens. D’autre part Pierre Berton en recense plusieurs dans HOLLYWOOD’S CANADA. ↩
- Toujours les mêmes images stéréotypées du Canada déjà propagées depuis longtemps ad nauseam par le Canadian Government Motion Picture Bureau, puis par l’ONF ou le Service de Ciné-photographie du Québec. ↩
- Qualifié par Owensmith « d’un de nos plus forts supporteurs au cabinet » dans une lettre qu’il adresse le 18 janvier à Taylor Mills suite à la visite de Winters à Hollywood ↩
- Par ailleurs il faut ajouter que cette préoccupation touristique et monétaire hante aussi l’ONF que l’on mobilise pour cette grande mission nationale. Le 12 août 1949, le directeur de la distribution Len Chatwin, déclare : « Les documentaires sur le tourisme réalisés par l’ONF ont le double effet d’attirer les touristes étrangers chez nous et d’inciter les Canadiens à visiter d’abord leur propre pays, aidant à conserver chez nous les dollars dont nous avons tant besoin« . ↩
- Dont la famille possède alors des intérêts dans la Warner Bros. ↩
- Le programme comprend notamment CANADA UNLIMITED. Cette première aura en fait lieu une semaine plus tard. Pour être sûr que tout se déroulera dans les meilleurs intérêts du CCP, l’organisation de la soirée est confiée à l’agence McLaren qui représente au Canada le MPAA sur le projet. ↩
- Le procès-verbal de cette réunion, écrit par les Américains, affirme : « Nous avons émis la possibilité qu’au moins trois longs métrages soient tournés en totalité ou en partie au Canada en 1950. Cet aspect particulier du projet impressionne grandement le gouvernement canadien. Ce n’est pas la somme d’argent dépensée par les compagnies américaines au Canada qui est, semble-t-il, importante, mais le fait qu’elles soient là, en extérieurs, en train de tourner. On espère qu’au cours de la prochaine année, au moins une compagnie américaine puisse utiliser une fois ou plus les studios de l’est du Canada parce que politiquement une telle utilisation des studios aiderait grandement nos amis au gouvernement« . ↩
- Dans le même rapport on lit à ce sujet : « Il fut signalé à M. Newman que son geste du mois d’août, à la suite de quelques délais imprévisibles… causa une petite crise qui aurait pu être évitée. On lui souligna qu’à l’avenir, s’il voulait, pour quelques raisons que ce soit, aiguillonner le projet, il devrait nous avertir à l’avance pour que nous ne soyons plus pris dans le maelstrom de ses anxiétés personnelles. On peut douter qu’une situation semblable se représente à l’avenir« . Comme quoi l’impudence des industriels américains n’a pas de borne lorsqu’ils vont jusqu’à dicter au fonctionnaire canadien sa ligne de conduite, se comportant là comme chez eux, avec l’arrogance des gens qui croient que tout leur est dû. ↩
- Le triangle amoureux Howe-Steinhardt-Famous Players ne joue pas qu’au plan cinématographique. Steinhardt terminait sa lettre du 3 en disant à Fitzgibbons : « Je rencontre Howe demain et s’il m’entretient au sujet de la télévision, je vous écris ». Comme de raison, dès le 5, il prend la plume : « M. Howe m’a clairement fait entendre qu’il était favorablement enclin à ce que Famous Players reçoive un permis d’exploitation de télévision. J’ai l’impression que le délai apporté à cette autorisation provient des objections de la CBC et qu’une fois cet obstacle éliminé, vos chances sont des meilleures pour obtenir un permis« . Mais cette fois, Howe ne triompha pas… ↩
- Mais il n’en donne pas la preuve ou n’indique si cela constitue des recettes supplémentaires. De toute manière, des centaines de milliers, c’est bien peu pour des dizaines de millions! ↩
- A noter que ce sont toujours les mêmes vocables suaves que l’on retrouve dans la bouche des politiciens (Howe, Pearson, Gordon, etc.) quand il s’agit de parler du CCP et, de façon plus générale, quand il s’agit de qualifier un geste où, sur un plan précis, le Canada sort perdant. ↩
- Mise en cause en août 49 par Newman pour son peu d’empressement à participer au CCP, la Fox s’en sortira en annonçant à la fin août 50 son intention de tourner au Canada THE SCARLET PEN. Il ne semble pas que la Fox ait fort payé pour utiliser les studios, le matériel et le personnel de la QP. Mais en contrepartie, comme le déclarait Paul L’Anglais, “nous bénéficierons beaucoup de l’expérience que nos techniciens auront acquise là”. ↩
- Frank O’Byrne du Queensway, Larry Cromien de la Canadian Motion Picture Productions. Gordon Sparling et Jim Campbell d’ASN. ↩