Conclusion
De Cité libre à Parti Pris, nous venons de voir comment les cinéastes onéfiens participent des différents courants contestataires idéologiques, politiques et culturels qui traversent la société québécoise. Ils s’en inspirent et y jouent un rôle actif. En même temps ils reflètent la diversité des attitudes et l’éclatement qui caractérisent la fin des années cinquante et le début de la Révolution tranquille. Œuvrant dans un appareil fédéral, appartenant à des générations différentes, motivés par des impératifs personnels toujours singuliers, ils ne font bloc que sur quelques propositions qui touchent à leur vie nationale et créatrice.
Le nombre qu’ils sont durant notre troisième période et l’essor qu’ils connaissent expliquent qu’ils deviennent une équipe et qu’au plan non institutionnel cette équipe se particularise, beaucoup plus que pour les périodes précédentes, et se situe dans le monde cinématographique québécois. Leur développement fut orienté par leur double appartenance: à un appareil fédéral avec ses exigences propres (de l’administration à la commandite) et à une formation sociale nationale divisée entre des idéologies opposées.
Les rapports entre ces instances seront médiatisés par la pratique même des cinéastes. La nature de cette pratique, la production de films, ainsi que la structure même de l’ONF, l’existence d’un programme général de films «libres» où l’appareil d’État s’ouvrait à une certaine démocratie, expliquent la relative autonomie dont ont joui les cinéastes ainsi que les contradictions qui ont pu apparaître à l’étude de leurs œuvres.
Par ailleurs le fait de travailler, au moins durant la deuxième période et une partie de la troisième, dans un cadre plus ouvert et plus progressiste que celui qui avait cours au Québec, explique que sur certains aspects, les cinéastes aient pu se démarquer de l’idéologie qui dominait alors. Toutefois, pour la majeure partie de la troisième période, même si un schéma analogue s’applique, il faut proposer une nuance: la contestation antérieure des uns trouvant son aboutissement politique dans le Québec de la Révolution tranquille, ceux-ci deviennent les nouveaux dominants, tandis qu’une nouvelle contestation voit le jour, qui les dépasse.
Les trois idéologies globales proposées par Rioux se suivent dans le temps sans nécessairement se succéder: il peut y avoir contemporanéité entre deux ou trois d’entre elles comme il y a jonction entre traits spécifiques de l’une et de l’autre 1. Il est bien sûr que cet enchevêtrement se retrouve dans les films onéfiens parce que d’une part il tient à l’enchevêtrement même du réel qui ne manque pas de chevauchements ni d’ambiguïtés, et parce que d’autre part les cinéastes appartiennent à des générations différentes, que leurs valeurs et leurs idées ne sont pas nécessairement les mêmes et que leurs préoccupations politiques, sociales et artistiques ne vont pas dans le même sens.
Parlons justement de leurs préoccupations artistiques. Direct, fiction, fiction documentaire ou docu-fiction, long métrage, créativité, expression personnelle, voilà autant de termes qui en rendent compte. Pour certains, la liberté créatrice, la volonté de rompre avec le didactisme ancien, le goût d’expérimenter des techniques et des formes nouvelles constitueront soit les motifs premiers de leur travail — et en ce sens leurs œuvres pourront sembler moins inscrites dans le grand mouvement des idéologies globales, soit des motifs à mettre sur le même pied que la volonté de tenir des discours sur tel ou tel aspect de la réalité québécoise.
Mais nous aurions tort de croire que les tenants de la première voie n’ont a priori rien à voir avec ces grandes idéologies. Dans le champ culturel, sur le terrain de la spécificité de ces pratiques, il apparaît aussi de la contestation et du rattrapage.
À la fin des années cinquante et au début des années soixante, on assiste à l’émergence, au plan mondial, de jeunes cinématographies nationales et de nouvelles formes d’écritures cinématographiques. Le Québec, et le cinéma onéfien en particulier, participe de ce double mouvement. La dimension nationale de ces cinématographies correspond aux phénomènes de décolonisation, de démocratisation et souvent d’engagement que l’on observe dans plusieurs pays du monde. Il y a naturellement interaction entre ces cinématographies et celle du Québec, mais l’émergence du cinéma québécois correspond à un mouvement propre; il ne faut pas voir le rôle étranger comme une influence déterminante; il sert d’aide, d’appui et de confirmation.
La même affirmation vaut pour la dimension moderne du cinéma québécois — entendue autant au sens de modernisation que de modernité. Comme pour l’économie, l’éducation ou la politique, les cinéastes sentent un besoin de modernisation et pensent qu’il faut moderniser la culture des Québécois, la libérer des représentations, des imageries et des attitudes traditionnelles. D’autre part ils veulent inventer des formes, des structures et des symboles originaux qui conféreraient au cinéma québécois un statut équivalent à celui des autres arts en ce qui a trait à l’expression d’une sensibilité ou d’une problématique personnelle; celles qui furent le plus vite reconnues par la communauté mondiale relèvent, en tout ou en partie, du cinéma direct et de son influence sur la fiction.
Au moment où se termine notre période, la dynamique créatrice des cinéastes bat son plein et peut encore connaître des développements significatifs 2. Il n’était pas dans notre propos d’étudier ici toutes les dimensions d’écriture des pratiques cinématographiques québécoises mais seulement de rappeler que sur ce terrain également, se retrouve un mouvement de remise en question, de rénovation et de métamorphose analogue à celui que nous avons repéré au plan thématique et que ce mouvement va se développer et se diversifier dans les années qui vont suivre 1964.
Les films n’existent jamais isolément; leur regroupement équivaut à beaucoup plus que leur somme; il faut donc être attentif à leur effet multiplicateur ou résonateur dans la mesure surtout où ils empruntent des canaux de diffusion d’une grande accessibilité publique. Cet effet est également amplifié par la mise en présence des films avec d’autres pratiques signifiantes ou d’autres discours avec lesquels ils entretiennent des liens de complémentarité et forment le plus souvent un réseau.
C’est pour cela que leur analyse, et plus spécifiquement l’analyse de leur contenu, nous permet de rejoindre l’analyse et l’histoire de la société québécoise en général et de comprendre en partie comment un groupe de personnes, en partageant des pensées, des valeurs, des comportements communs, peut en venir à constituer une collectivité particulière et distincte, tout comme un groupe plus circonscrit, les cinéastes canadiens-français de l’ONF, en vint à constituer une entité particulière et distincte qu’institutionnellement on nomma la Production française.
Notes:
- Par exemple le rôle interventionniste de l’État qui est partagé l’idéologie de rattrapage et celle de participation. ↩
- Par exemple viendront bientôt un cinéma qui demande du spectateur un effort de participation bien différent de l’attitude passive engendrée par l’œuvre de consommation et un cinéma qui mise davantage sur la déconstruction des codes narratifs, iconiques ou sonores. ↩