9. Les thèmes dans le cadre des idéologies québécoises
Au terme de notre étude thématique, nous constatons que pour chaque période, nous avons pu dégager des traits dominants et des traits secondaires, et des tendances qui se prolongent d’une période à l’autre; l’horizon idéologique des films est donc moins uniforme qu’on le croit généralement dans les textes qui leur sont consacrés. Nous essaierons maintenant de regrouper les thèmes et d’établir si possible des renvois avec d’autres courants culturels et idéologiques québécois.
Nous avons observé que les cinéastes, dans leur diversité et leurs contradictions, entretiennent avec la réalité québécoise une dialectique particulière faite d’acquiescement et de refus, d’intégration et de contestation; le tout est déterminé par le fait que durant deux périodes, les films sont produits un peu en retrait de la quotidienneté québécoise, et par le fait qu’œuvrant au sein d’un appareil fédéral, les cinéastes entretiennent une certaine distance avec les impératifs politiques québécois immédiats.
Cette dialectique particulière est également tributaire des générations auxquelles appartiennent les cinéastes. Nous avons vu que les films n’étaient pas principalement le reflet médiatisé des comportements, des valeurs et des schémas mentaux d’une société donnée à un moment précis de son histoire, mais plutôt le reflet de la position d’un groupe spécifique, non homogène et minoritaire à l’ONF, polarisé et partagé entre des orientations politiques et des projets de société différents et variables selon les périodes. Pour comprendre davantage cette situation, nous allons mettre en rapport les conclusions que nous avons tirées des analyses thématiques précédentes avec les idéologies globales que l’on rencontre à ces époques au Québec 1.
9.1 : Les idéologies globales durant la première période
Dans un texte célèbre sur l’évolution des idéologies au Québec 2, Marcel Rioux essaie de cerner les projets d’exister qui sont proposés à la société québécoise par un de ses sous-groupes et qui visent à lui faire partager sa définition de la situation; c’est ce qu’il nomme l’idéologie globale. Rioux constate que dans une société complexe existent des luttes idéologiques qui traduisent les conflits entre ces sous-groupes.
Au moment où est créé l’ONF, soit quand la deuxième Grande Guerre éclate, l’idéologie dominante au Québec est celle que Rioux nomme l’idéologie de conservation véhiculée notamment par le clergé et les professions libérales. Cette idéologie se caractérise par l’accent qu’elle met sur la religion, les mérites de la langue française, la préservation d’un certain nombre de traditions et de coutumes dont la famille, la ruralité, la culture traditionnelle.
Durant la première période, peut-on dire que l’idéologie de conservation est celle qui s’affirme le plus dans les films? Pour qu’ils puissent formuler une telle affirmation, les cinéastes doivent avoir suffisamment de marge de manœuvre. Or la première période est caractérisée par les impératifs de la guerre qui déterminent la production des quelques francophones que compte l’ONF.
Pour les thèmes que nous avons détaillés, on constate que des points de vue traditionnels sont majoritairement présents sans être toujours systématiques. Coutumes agricoles, agriculturisme, couplage terre — famille — travail, tradition artisanale, dimension catholique, perception traditionnelle de l’histoire qui en souligne la dimension religieuse, forment un arrière-plan qui convient à l’idéologie de conservation.
Mais les films accueillent aussi une thématique industrielle et des références urbaines (imposées presque par la guerre et les reportages qu’elle fait naître) qui indiquent la présence d’éléments qui se démarquent de l’approche conservationniste. Même si la majorité des films reflète l’idéologie de conservation, il y a certaines ruptures qui se font jour. C’est par l’étude de la deuxième période que nous pourrons mieux départager les choses.
9.2 : Idéologies globales et deuxième période
L’autre pôle de la dialectique exposée par Rioux se nomme l’idéologie de contestation et de rattrapage. Cette double articulation indique qu’on y retrouve un facteur unificateur — la contestation de l’idéologie précédente et des personnes et des institutions qui en sont porteuses : l’Union nationale, l’Église, etc. — et un facteur d’éclatement, le rattrapage, dans la mesure où il y a moins d’unanimité sur les transformations à faire subir à la société québécoise et les objectifs visés par le rattrapage. Pour Rioux, l’idéologie de rattrapage «continue en gros l’essence de l’idéologie de conservation en ceci que le Québec possède une culture distincte et qu’il doit s’accommoder d’être imbriqué dans le Canada» 3. Ses meilleurs représentants font partie de l’opposition libérale. La décennie 1950 est donc marquée par la confrontation d’au moins deux idéologies globales.
Quand on parle de contestation, on fait évidemment référence à la contestation de l’idéologie de conservation et, plus concrètement, à la contestation du régime duplessiste. La question se pose de savoir si alors les cinéastes font partie des opposants au conservatisme et/ou à Duplessis et quels rattrapages ils proposent. On peut penser que la réponse ne sera pas univoque et dépendra des domaines impliqués.
Prenons comme premier exemple une des idées-clés du nationalisme libéral à savoir que le rôle de l’État ne se définit plus de manière supplétive, mais active. À l’occasion de la commission Massey, plusieurs cinéastes souhaitent une position plus interventionniste du gouvernement; les Canadiens français espèrent notamment qu’ainsi leur sera accordée une section française forte et dynamique, ce qui appuierait et alimenterait l’essor de leur cinématographie nationale.
Dans le même ordre d’idée, l’arrivée de la télévision va permettre au cinéaste de bénéficier d’une antenne directe auprès de la population pour lui communiquer ses messages par des canaux autres que ceux, traditionnels, de l’église, de l’école ou de la famille. Comme le souligne avec raison Gérard Laurence, avec la télévision, le monopole idéologique traditionnel québécois se fissure : «C’en est fait de la conjuration du silence, de l’isolement entretenu, de la vérité monolithique et révélée» 4. Si dans ce processus qui permet à la collectivité québécoise de se regarder, de s’ouvrir au monde, de s’analyser, l’information télévisée joue un rôle capital, il ne faut pas mésestimer l’apport des films onéfiens 5. Ce n’est pas encore la dissidence, mais plutôt, pour reprendre le mot de Laurence, la dissonance dont la télévision amplifie l’écho davantage que les journaux et revues où jusqu’à présent elle avait feu et lieu. Voilà donc un autre terrain où l’idéologie de contestation peut se faire entendre.
Durant la deuxième période, la contestation peut donc s’affirmer. Mais de 1945 à 1956, les cinéastes canadiens-français sont-ils des forces de changement, contribuent-ils à la mutation de la société québécoise? Montminy et Hamelin précisent quelles sont ces forces: les nouveaux groupes sociaux, les enseignants laïcs, les intellectuels, les leaders ouvriers, etc. 6
On ne peut pas dire que de l’après-guerre au début des années cinquante, les cinéastes appartiennent tout à fait à ces nouveaux groupes sociaux; plusieurs, comme Biais, Palardy ou Petel, proviennent du milieu des beaux-arts, d’autres de la radio comme Paquette ou Forest. Mais ces milieux ne sont pas non plus ceux du conservatisme. On peut donc s’attendre à des évaluations mitigées des œuvres de la deuxième période.
L’analyse thème par thème nous a révélé une permanence des points de vue de conservation. L’agriculturisme est encore présent et on conjugue ensemble famille, terre, patrie, langue et église; les valeurs traditionnelles émergent quand il s’agit des femmes ou du folklore. Le sentiment est plus partagé quand on parle de l’industrialisation, que l’on confronte syndicalisme agricole et coopératisme, que l’on soutienne le travail des femmes, que l’on affirme son originalité culturelle, que l’on défende le droit à la syndicalisation tout en prêchant la bonne entente. Il arrive enfin parfois que des politiques proprement québécoises soient prises à partie, comme l’antisyndicalisme dans CONTRAT DE TRAVAIL et MIDINETTE, l’absence de politique culturelle dans CÔTÉ COUR… CÔTÉ JARDIN. Les cinéastes et leurs œuvres ne forment donc pas un front unique; ils sont traversés de contradictions, plus marquées qu’on l’a cru jusqu’à présent. Cette période en porte la marque.
C’est en même temps celle, il ne faut pas l’oublier, des grandes revendications de la création d’une équipe française, des contestations internes. L’appui du Devoir à cette revendication n’est pas innocent. Il est déterminé principalement par le nationalisme qui est le sien et secondairement par le réformisme dont il se fait le ténor et qui peut trouver écho dans les réalisations des cinéastes dans la mesure surtout où celles-ci s’inspirent de la doctrine sociale de l’église. On peut également dire que les cinéastes font partie de la clientèle «naturelle» du quotidien 7, des personnes dont la position sociale peut renforcer la portée du contenu du journal et qu’entre eux s’exerce une attraction mutuelle: intérêt pour le sort de l’un, écho au nationalisme réformiste et aux positions culturelles de l’autre.
Cependant rien n’indique, ou à peine, qu’il y ait eu influence ou relations réciproques entre des hommes identifiés ouvertement et politiquement à l’opposition duplessiste (Parti libéral ou Bloc populaire) et des cinéastes de l’ONF. Ces derniers œuvrent à Ottawa et, en tant que quasi fonctionnaires, font montre d’une prudence exemplaire sur ce terrain. Ils ont pu peut-être être séduits en 1952 par le slogan du Parti libéral du Québec qui proclamait qu’«être Libéral, c’est être socialement juste», ou par ses revendications en ce qui avait trait à l’éducation, à la culture ou au rôle de l’État 8. Ils ont pu également être touchés par les idéaux de réforme sociale du Bloc populaire 9. Mais on peut penser, sans grand risque de se tromper, que ce sont des journaux, dont surtout Le Devoir, qui relaient jusqu’à eux de telles préoccupations, les interprètent, les médiatisent.
On retrouve donc durant la deuxième période une coexistence de thèmes conservatistes et d’idées contestataires; mais de plus en plus ces dernières s’affirment; cela est particulièrement notable dans les films dont la thématique semblerait plus appropriée au discours conservationniste. La confrontation est rarement radicale, mais elle se généralise. Dans la troisième période, les clivages se marqueront plus franchement.
Or cette période coïncide avec l’émergence d’une troisième idéologie globale : celle du développement et de la participation. Pour Rioux, cette idéologie reconnaît que le Québec est une société qui doit s’autodéterminer, contrôler son économie et sa politique et même conquérir son indépendance.
L’analyse de Rioux est fort séduisante, mais quelque peu simplificatrice dans la mesure où il indique que les tenants de l’idéologie de rattrapage n’ont trouvé de terre d’accueil qu’au gouvernement libéral fédéral et dans la mesure où il y regroupe des tendances fort contradictoires au moment de la Révolution tranquille (le libéralisme québécois, l’indépendantisme, le socialisme, etc.), qui illustrent chacune un visage particulier du néonationalisme québécois 10.
Selon les époques et selon qu’il soit libéral, social-démocrate ou socialiste, le néonationalisme (et la contestation) va trouver écho dans un véhicule littéraire qui lui correspond. Le premier à être arrivé à un moment-clé du développement intellectuel et de l’évolution du Québec et qui a marqué toute une génération, c’est la revue Cité libre. Ont suivi les revues Liberté et Parti Pris. Nous allons maintenant étudier le rapport dialectique entre chacune de ces revues et la production et les cinéastes onéfiens. Cela nous permettra de détailler les dimensions idéologiques de la troisième période.
Notes:
- Il existe plusieurs approches des idéologies. Dans sa note critique «L’étude des idéologies au Québec», RHAF, 25 : 4, mars, 1972, pp. 558-564, Nadia Eid, en schématisant à l’extrême, les ramène aux schémas théoriques d’une part de Bourque et Frenette, et d’autre part de Fernand Dumont. Nous avons privilégié comme point de départ l’approche socio-culturelle tributaire des importants travaux de Dumont parce qu’à l’ONF, les années que nous étudions, plusieurs cinéastes se reconnaissent dans cette démarche, y empruntent des idées et n’hésitent pas, quand il s’agit d’effectuer une recherche préliminaire, d’y faire référence ou de faire appel même aux services de personnes qui s’y réfèrent. ↩
- «Sur l’évolution des idéologies au Québec», Revue de l’Institut de sociologie, 1, 1968, Bruxelles, pp. 95-124. Nous sommes conscients que l’étude de l’évolution des idéologies au Québec s’est développée depuis l’essai de Rioux. Mais nous croyons qu’il cerne assez bien la manière dont se posait la question durant la période que nous étudions. ↩
- Ibid, p. 288. ↩
- Gérard Laurence, «Le début des affaires publiques à la télévision québécoise 1952-1957», Revue d’histoire de l’Amérique française, 36 : 2, septembre 1982, p.237. ↩
- Il faut souligner l’apport mutuel entre Radio-Canada et l’ONF, le renforcement de l’un par l’autre. Les productions de l’ONF bénéficient du contexte général où elles s’inscrivent et reçoivent en retour les stimuli nécessaires à des prises de positions plus catégoriques et à des affirmations plus soutenues qui seront l’affaire de la troisième période. ↩
- Jean Hamelin et Jean-Paul Montminy, «La mutation de la société québécoise, 1939-76», in Femand Dumont et al. op. cit., tome I, p. 44. ↩
- Selon Pierre Carie, op. cit., p. 61, «la clientèle du Devoir et sa classe-appui se retrouvent principalement dans la petite-bourgeoisie traditionnelle ou nouvelle. ↩
- Voir à ce sujet les Mémoires de Georges-Émile Lapalme, notamment le tome II Le vent de l’oubli, Leméac, 1970, p. 42 et sq. ↩
- Paul-André Comeau, «Le Bloc populaire canadien», in Fernand Dumont et al. op. cit., tome III, p. 145, rappelle que «c’est peut-être l’un des mérites du Bloc populaire que d’avoir réussi à disloquer le triptyque à travers lequel s’est schématisée et sclérosée la pensée canadienne- française», soit l’agriculturisme, l’anti-étatisme et le messianisme. ↩
- Pour une évaluation plus nuancée du néo-nationalisme, on peut se référer à Gérald Fortin, «Le nationalisme canadien-français et les classes sociales», Revue d’histoire de l’Amérique française, Vol. XXH, no 4, mars 1969, pp. 525-535. Pour indiquer combien, sur ce terrain, les classifications sont complexes, rappelons que Gilles Bourque et Nicole Laurin-Frenette (in Socialisme québécois, 20, avril-juin 1970, pp. 13-55) distinguent trois types d’idéologies nationalistes qui recoupent autrement tout ce que nous venons de voir: le nationalisme de conservation, le nationalisme dynamique indépendantiste et le nationalisme socialiste auto-gestionnaire. Léon Dion quant à lui (Nationalisme et politique au Québec, Montréal, Hurtubise-HMH, 1975) en repère quatre qui correspondent à différentes conceptions du «nous» national. ↩