La Cinémathèque québécoise

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7. Culture

LES DIEUX de Jacques Godbout et Georges Dufaux (1961)
LES DIEUX de Jacques Godbout et Georges Dufaux (1961)
© ONF

Le mot culture recouvre des réalités complexes, selon qu’on lui donne un sens plus tra­ditionnel ou plus anthropologique. Nous l’entendrons ici surtout comme culture cultivée ou, pour reprendre l’expression de Fernand Dumont, comme culture «seconde». Au début de ce chapitre, nous avons mentionné que la catégorie «Arts, artisanat, littérature, cul­ture» était celle où les Canadiens français avaient réalisé le plus de films. Ce fait est d’autant plus étonnant de prime abord que la culture ne relève pas du gouvernement fédéral et que l’ONF a toujours essayé d’éviter, du moins jusqu’à la mort de Duplessis, d’empiéter sur les prérogatives provinciales.

Cette réalité devient encore plus singulière quand on la met en regard des pratiques du Service de ciné-photographie du Québec; jamais le provincial ne consacra un de ses films aux artistes québécois ou à l’expression artistique québécoise (à l’exception de quelques films liés à l’artisanat) tandis que l’ONF compta à son catalogue plusieurs films sur (ou d’après) des peintres, des écrivains, des musiciens, des chansonniers, des ethnologues, des comédiens, etc. On pourrait penser qu’il y a probablement là, chez les cinéastes canadiens-français, un processus de valorisation nationale doublé d’une démarcation d’avec la pratique et même le nationalisme duplessistes. Pour voir dans quelle mesure cela se confirme, reportons-nous à notre périodisation.

7.1 : Culture — première période

Durant cette période, c’est essentiellement l’artisanat qui intéresse les cinéastes canadiens- français. Outre quelques rubriques artisanales, la série Les reportages consacre à ce thème un numéro tout entier : LA MOISSON DE LA GLAISE. Ce film de Palardy porte sur l’École de céramique de Saint-Joseph-de-Beauce où, conclut le commentaire, se mani­feste «tangiblement l’heureuse destinée de nos arts populaires, d’un artisanat fécond et dirigé».

Un autre film de Palardy, THE SINGING PIPES / LE VENT QUI CHANTE (1945), porte sur la fabrication d’un orgue Casavant. Le commentateur souligne au passage la dimension fondamentale du film: ce type d’industrie artisanale qui repose sur une tradi­tion familiale, permet à l’homme de conserver son identité en tant qu’être humain et de résister à l’envahissement de la machine qui l’évacue.

Ce genre de généralisations représente l’avancée extrême que peuvent avoir les films culturels durant la guerre et suggère les cinéastes peuvent parfois vouloir donner aux films une portée idéologique qui dépasse leurs propos premiers. Mais le contraire existe; le repor­tage de Blais intitulé INITIATION À L’ART n’est qu’un travelogue dans une galerie d’art où l’auteur ne veut pas dépasser les œuvres qu’il montre.

7.2 : Culture — deuxième période

7.2a : Les films musicaux

Durant la deuxième période, quatre courants se manifestent. Il y a d’abord les films musicaux que réalise Blais, le plus souvent en anglais. Le moins qu’on puisse en dire est qu’ils ne recèlent pas de dimension autre que celle de vouloir divertir le public canadien en lui faisant voir des voix qu’il connaît.

7.2b : Art et artisanat

PEINTRES POPULAIRES DE CHARLEVOIX (1946) et ARTISANS DU FER (1951) de Palardy et «LA BELLE OUVRAGE» / VIEUX MÉTIERS, JEUNES GENS (1947) de Petel témoignent d’une volonté de valorisation de l’artisanat et des arts populaires qu’on retrouvait durant la première période; ils insistent sur la tradition qui en est une dimen­sion importante et qui constitue un trait de la culture québécoise, sur l’humanisme qui est la marque de ce travail et soulignent que c’est en ces domaines que ce sont manifesté les véritables artistes canadiens-français.

Il est à noter toutefois que, comme pour les films de la première période, les cinéastes ne choisissent pas les manifestations les plus folkloriques de l’artisanat, mais plutôt des champs ou des lieux d’application (fer forgé, orgue, École de céramique, École du meu­ble) qui permettent d’actualiser le travail artisan, de lui trouver une place dans le monde industriel et de faire le pont entre la tradition et la jeunesse: vieux métiers, jeunes gens. Ainsi comme le souligne le film dont nous venons d’emprunter le titre, on fera «œuvre qui rejoint la culture nécessaire à la vie de la nation». Ces films marquent donc une cer­taine volonté d’affirmation nationale même si cette entreprise n’est pas des plus dominan­tes dans le corps même des œuvres.

7.2c : Manifestations actuelles

Le troisième courant se compose de films qui se veulent plus actuels et par là même regroupe les œuvres les plus diversifiées: un simple reportage comme LE PROFESSEUR DÉ MUSIQUE de La Roche (1953), une silhouette un peu moins banale comme MON­TREURS DE MARIONNETTES de Devlin (1952), un documentaire traditionnel comme VIENT DE PARAÎTRE de Blais (1947) sur les mérites et la vitalité de l’édition au Canada français ou un reportage plus sophistiqué comme JEUNESSES MUSICALES de Jutra (1956) sur un mouvement qui vient juste d’être implanté au Canada (en 1949) et qui en constitue déjà un facteur de dynamisme culturel.

On y retrouve aussi CÔTÉ COUR… CÔTÉ JARDIN de Blais (1952) qui se présente comme un reportage sophistiqué sur le Théâtre du Nouveau-Monde; c’est pour le cinéaste l’occasion de laisser filtrer quelques critiques à l’égard de la politique culturelle théâtrale québécoise qui, selon lui, ne brille pas par son dynamisme, laisse plutôt végéter tout ce qui essaie de percer et ne suscite aucune production nationale véritable; bien que mineu­res, ce sont là des affirmations nationales.

Il y a enfin un film impressionniste comme AU PARC LAFONTAINE de Petel (1947) où une chanson sert de toile de fond à des images spontanées et lyriques du parc Lafontaine. Parce qu’il fait preuve d’audace en délaissant le commentaire et en brisant les réfé­rences chronologiques du récit, et d’imagination dans son rapport entre la musique et les images, ce film montre que certains réalisateurs cherchent des voies d’expression person­nelle et estiment que le thème culturel constitue à cet effet un véhicule privilégié.

7.2d : Adaptations littéraires

C’est d’ailleurs ce que vise LA NEIGE A NEIGÉ de Giraldeau (1951) qui fait partie de notre quatrième courant: les adaptations littéraires. Même si certains estiment aujourd’hui qu’on doit l’oublier 1, il faut remarquer que ce film d’un réalisateur dans la vingtaine se voulait une démarcation d’avec la pratique traditionnelle de l’ONF. Ce geste fut tellement mal accueilli que Giraldeau préféra partir de l’ONF que de travailler dans des conditions où la volonté d’expression personnelle des cinéastes est peu reconnue.

Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la situation des cinéastes canadiens-français n’est guère reluisante au début des années cinquante et le cas personnel de Giraldeau ren­voie aux limites qui confrontent le groupe. Cet épisode servira d’ailleurs, à la fin des années cinquante et au début des années soixante, à démontrer que les Canadiens français étaient victimes d’une oppression quand il s’agissait d’interpréter et de témoigner de leur culture.

L’ABATIS de Devlin et Garceau (1952) constitue la première véritable adaptation litté­raire, le précédent film étant plutôt une interprétation imagée du poème. À l’instar de ce qui se passe dans l’industrie privée, les cinéastes veulent indiquer que la littérature consti­tue depuis longtemps un véhicule privilégié de l’identité québécoise et de la continuité nationale, et que l’adapter contribue à reconnaître et à donner de l’ampleur à cette réalité. Qui plus est, dans le cas de L’ABATIS, l’adaptation permet aux cinéastes d’énoncer leur point de vue sur la colonisation et la vie rurale.

C’est toutefois L’HOMME AUX OISEAUX de Devlin et Palardy (1952) qui constitue le plus bel exemple de la volonté canadienne-française d’affirmer son originalité en ayant recours à la spécificité de sa culture même si elle doit, pour traduire ces dimensions, sur­monter mille embûches et composer avec des objectifs qui ne sont pas les siens. Ce sera une victoire éphémère car la série sur les écrivains canadiens que le film devait inaugurer fera long feu. Cependant ce film, comme ceux qui précèdent, indique que les cinéastes sont prêts non seulement à puiser leur inspiration chez les artistes québécois marquants de leur temps mais aussi à collaborer avec eux et à leur donner la parole. Cela se produira dans la période suivante.

Il faut rappeler, avant de clore cette période, que durant celle-ci, les cinéastes, inspirés par un certain nombre d’universitaires québécois 2, commencent à être sensibles à une définition large de la culture ainsi qu’à son imbrication à la structure sociale et essaient souvent de faire ressortir les relations que la culture entretient avec la société qui la par­tage et dont elle est le produit. Ce contexte sociopolitique deviendra plus impératif lors­que l’ONF déménagera à Montréal et que les cinéastes se sentiront davantage sollicités par lui et profiteront également de la stimulation que leur procure un environnement intel­lectuel et artistique qui leur faisait en partie défaut à Ottawa.

7.3 : Culture — troisième période

Cette période est marquée par le bourgeonnement des sujets culturels. «Culture large, vie libre» proclamait une affiche à la fin du film ALFRED J. On dirait que la liberté que connaissent de plus en plus les Canadiens français à Montréal appelle l’élargissement de leurs préoccupations culturelles. Ce qui frappe de prime abord c’est la quantité impres­sionnante de films consacrés à des personnalités culturelles.

7.3a : Personnalités culturelles

La série Profils et paysages traduit cette tendance. Forest expose que cette série veut tenter de cerner la personnalité de gens qui expriment, par leur activité créatrice, les dyna­mismes de la vie nationale canadienne-française. Même si l’entendement qu’on a de cette idée renvoie à un groupe assez large, en pratique, sur les deux ans que dura la série et les seize films qu’elle comprend, dix titres portent sur des personnalités du monde cultu­rel : Alfred DesRochers, Lionel Groulx, Félix Leclerc, Fred Barry, Germaine Guèvremont, Henri Gagnon, John Lyman, Marius Barbeau et Saint-Denys Garneau.

Pour les cinéastes donc, ce sont ces intellectuels et ces artistes qui représentent les dyna­mismes de la vie nationale. Ils font attention pour s’assurer une certaine répartition de métiers, de tendances et de générations; cela explique la diversité de l’échantillonnage. Chacune de ces personnes parle de sa vie, de sa carrière, de son œuvre et, quand c’est possible, l’intervieweur essaie de l’amener sur le terrain plus général du Canada français ou du moins de son domaine au Canada français.

On ne trouve que deux exceptions à cette approche : FÉLIX LECLERC où l’on crée un faux documentaire et SAINT-DENYS GARNEAU parce que le poète est mort au moment où se réalise le film. Ce film d’ailleurs est particulier pour plusieurs raisons : 1- Son idée date d’avant la série. 2- Il possède une signification particulière pour plusieurs personnes rattachées à l’ONF 3. 3- Le poète occupe une place essentielle dans la moder­nité de la littérature québécoise et dans le mouvement de remise en question de l’histoire et de la société par toute une génération 4. 4- Sa cousine Anne Hébert écrit le scénario pour faire sentir que le drame de Saint-Denys Garneau, son aventure intérieure, s’inter­cale dans le drame même du contexte du Canada français, cette vérité qui y est commune : «notre difficulté d’être et de vivre en ce coin de pays qui est le nôtre et où l’homme n’est maître ni de soi, ni de sa terre, ni de sa langue, ni de sa religion, ni de ses dons les plus authentiques 5».

La série Profils n’épuise pas le goût des cinéastes de mettre en lumière, de faire con­naître et aimer, de défendre des artistes et intellectuels du Québec et de briser l’indiffé­rence que le gouvernement unioniste adopte vis-à-vis les intellectuels en général 6. D’autres films vont dans le même sens. Le point de vue pourra y être plus académique comme dans CORRELIEU de Palardy (1959) sur Ozias Leduc ou plus pittoresque comme dans VILLENEUVE, PEINTRE-BARBIER de Carrière (1964).

Si l’on excepte le film sur Armand Vaillancourt réalisé dans un studio anglais, un seul autre film portera sur un artiste québécois : PAUL-ÉMILE BORDUAS (1961) que Godbout réalise peu après la mort du peintre. Cette fois-ci la volonté de rendre hommage au peintre qui représente alors le mieux la révolte qui anime certains intellectuels sous Duplessis et la rupture tant artistique que politique et sociale dont ils sont porteurs, renvoie à tout le message de libération collective dont il est le symbole. Du Refus global, le film ne cite pas les passages les plus vitrioliques mais rappelle son mot d’ordre : rompre. C’est le seul film biographique de cette période dont le sujet rejoint des thèmes qui sont à l’ordre du jour social de la Révolution tranquille.

7.3b : Adaptations littéraires

Cette forme de dramatisation ne séduit pas tous les cinéastes. Les plus importantes revien­nent d’ailleurs à Devlin qui s’est déjà essayé à l’adaptation avec L’ABATIS. C’est d’ail­leurs parce qu’il n’est pas complètement satisfait de ce court métrage tiré du roman d’Hervé Biron que, dès que l’occasion se présentera cinq ans plus tard, il en fera un des sujets de la série Panoramique, lui conférant l’envergure d’un long métrage. Il est intéressant de voir comment Devlin situe le projet du film LES BRÛLÉS (1958) 7 :

Ce qui nous intéresse c’est la tournure particulière qu’a prise cette catastrophe (la Dépres­sion) au Canada français. Une tournure qui s’est distinguée par une résurgence du natio­nalisme et une étrange régression dans notre psychologie collective, marquée par le mouvement du «retour à la terre». L’exemple parfait du problème, nous le trouvons dans cette histoire magnifique que constitue la colonisation de l’Abitibi.

Cette volonté de tracer le portrait d’hommes qui ont cru à cette aventure amène Devlin à rétablir des personnages éliminés de L’ABATIS, comme le curé missionnaire ou l’agent de la colonisation; ceux-ci, parés de toutes les vertus positives, font en partie dévier le film des intentions qui ont présidé à sa conception, d’autant plus que plusieurs colons, à la différence du roman, sont présentés de façon négative. Mais il serait exagéré de dire que Devlin fait maintenant l’apologie du nationalisme et de l’agriculturisme; il privilégie plutôt la fresque et le plaisir de la fiction.

D’ailleurs Devlin revient l’année suivante sur un sujet et une époque dont les enjeux (nationalisme, agriculturisme) rappellent ceux de L’ABATIS et des BRÛLÉS en adaptant L’héritage de Ringuet. En en préparant avec Forest le scénario, il indique que contraire­ment aux autres auteurs canadiens qui se complaisent dans leur complexe d’infériorité et ne cultivent que l’introspection régionale ou l’autoglorification à l’image des Plouffe et du Chenail du moine 8, Ringuet, dont l’œuvre correspond à la fin du mythe rural dans le roman québécois, vise les valeurs universelles et que c’est cela qui lui apporte une bouffée d’air frais.

Les auteurs tentent donc dans leur adaptation de respecter le monde et les personnages créés par Ringuet et envoient au docteur Panneton, alors ambassadeur au Portugal, copie de leur scénario pour qu’il en approuve autant la transposition visuelle que les ajouts et les suppressions. «Je suis heureux que vous ayez si bien saisi mes intentions. Votre texte me plaît fort 9», de leur répondre l’auteur. Effectivement les intentions de Ringuet, ses critiques envers l’idéalisation de la terre et plus spécifiquement le retour à la terre, ses reproches aux Canadiens français d’avoir les yeux fixés sur le passé, bref sa mise en cause de l’idéologie de conservation, ne peuvent que faire écho à celles de Devlin et lui permet­tre de donner libre cours à son sentiment citélibriste.

La réalisation du dernier film, LA CANNE À PÊCHE de Dansereau (1959), d’après le conte homonyme d’Anne Hébert, présente l’intérêt anecdotique d’être le seul tiré de l’œuvre de cette grande auteure pourtant à l’emploi de l’ONF. L’illustration qu’en fait Dansereau est fort simple. Lorsque le film fut diffusé à Radio-Canada en janvier 1960, tous ceux qui en parlèrent louangèrent sa sobriété, sa force suggestive, sa qualité générale.

7.3c : La série Le défi

Nous avons fait référence plusieurs fois à cette série. Il eut été étonnant que la culture n’y trouve pas sa place, surtout que ses animateurs, Marcotte en tête, estiment que le Canada français, en demeurant à l’écart des principaux courants occidentaux, a réussi à se former une culture originale, à se donner un système de symboles et de significations partagés par la collectivité qui déterminent sa façon propre de sentir, de voir et de comprendre le monde. Ils estiment donc que se pose alors un double défi : Le Canadien français pourra-t-il conserver cette culture en s’urbanisant et en s’industrialisant? Et l’artiste pourra-t-il apporter une contribution originale dans ce contexte?

Pour répondre à ces questions, l’ONF commande à Marcel Rioux un rapport sur l’artiste et la société et lui demande de tenir compte de l’avenir et de l’ouverture au monde. Rioux réagit rapidement en envoyant le 29 septembre 1959 un petit document de six pages inti­tulé L’artiste et la société : rapport préliminaire.

Ce rapport laisse Marcotte insatisfait. Selon lui, les relations des artistes à la société se passent en circuit fermé, ce qui explique le régionalisme de nos œuvres dont il admet néanmoins l’importance sociologique : «Il est essentiel qu’ils (les artistes) dépassent ce que Henry James appelait notre «predestined provincialism», écrit-il à Rioux 10. Pour Marcotte, si l’on veut s’ouvrir au monde et à l’avenir, il faut délaisser les œuvres et les artistes qui représentent le traditionalisme, l’arrière-garde, ceux qui ne posent pas de défis à la société (cela inclut par exemple Roger Lemelin ou les téléromans), ceux qui n’entraînent pas à leur suite vers une conscience de plus en plus ouverte.

Rioux fait remarquer qu’une grande part du problème se pose en termes de conscience, de prise de conscience et qu’entre la conscience de soi et la conscience du monde s’insère la culture. Brossant ensuite le portrait de l’évolution du rapport réalité-conscience depuis la Conquête, il affirme que l’après-guerre marque le début de la période existentielle, celle où «dans une typologie idéale de la loi de la prise de conscience, la réalité est connue au lieu d’être vécue et représentée comme dans les périodes de subsistance et d’idéolo­gie» 11. Deux processus caractérisent cette époque, qui correspondent autant à ceux décrits par les artistes qu’à ceux de la société canadienne-française elle-même: la démythification et l’individualisation.

Chargé de tirer un scénario de cette recherche, Godbout choisit d’emblée de se concen­trer sur la peinture 12. Dans l’ensemble, il propose un survol de la peinture québécoise d’après-guerre avec, en arrière-plan, deux idées qui forment d’après lui les défis princi­paux: comment faire l’apprentissage de la liberté en vue d’atteindre à une dignité humaine et comment être à la fois artiste et Canadien français.

Le film qu’il réalise avec Dufaux, LES DIEUX, se présente comme un documentaire sur l’École des Beaux-arts et sur le milieu que fréquentent ses étudiants. Les cinéastes laissent au commentaire le soin de faire passer leurs idées sur la liberté et la société; criti­quant la société étriquée, conformiste, religieuse du Canada français, le film présente les étudiants et les artistes comme ceux qui ont cherché et trouvé la libération dans l’art, une religion qui s’enseigne dans une école laïque, non confessionnelle. Les artistes sont donc des modèles pour cette société appelée à évoluer car, dit le film, «une société se raffine, comme le sucre».

Comme on le voit, Godbout s’éloigne en partie des perspectives anthropologiques de Rioux tout en en intégrant les principales conclusions. Il se sert de l’art et des peintres pour faire avancer l’idée de liberté qui est celle à la base de la revue où il est rédacteur. Il ne donne pas la parole aux artistes comme il en avait le projet 13, il leur donne un sens. Il se démarque ainsi de la majorité des films de la période qui portent sur la culture.

En réorientant la perspective de sa réalisation, Godbout produit davantage un manifeste, un mini-refus global qui annonce son film suivant sur Borduas. En réalisant LES DIEUX, il ajoute la dimension polémique qui manquait à la plupart des films de la période tout en en retranchant la dimension nationaliste — car, on l’aura remarqué, le rapport qu’éta­blit Godbout entre l’artiste et sa société ne se situe pas à ce niveau mais à celui de la criti­que sociale.

Les films de la troisième période indiquent que les cinéastes veulent s’emparer des sujets culturels pour affirmer leur spécificité et leur originalité et qu’ils veulent aussi bénéficier de la télédiffusion pour communiquer au public la fierté de cette différence. Ces œuvres se révèlent également plusieurs fois de puissants véhicules qui permettent aux réalisateurs de tenir des discours plus généraux sur leur société, tout comme les autres arts, en parti­culier la littérature, ont pu le faire jusqu’à présent. Il nous reste maintenant à voir avec un dernier thème, l’histoire, si cette attitude peut être poussée plus loin.

Notes:

  1. De «belles images sur diction larmoyante du poème de Nelligan», écrivent Houle et Julien, op. cit., p. 120.
  2. Citons par exemple Guy Rocher dont Forest et Blais s’étaient inspirés pour MIDINETTE.
  3. Notamment pour Jean Le Moyne qui fonda avec lui et d’autres en 1934 La relève et Gilles Mar­cotte qui lui consacra une thèse de doctorat.
  4. Nous pensons à André Laurendeau, Jean Le Moyne, Robert Élie, Femand Dumont. Voir à ce sujet Femand Dumont, «Le temps des aînés», La vigile du Québec, Montréal, Hurtubise-HMH, 1971, p. 26.
  5. Anne Hébert, Saint-Denys Garneau : projet de film, Montréal, Office national du film, 10 mars 1958, p. 1.
  6. Voir à ce sujet la thèse de Pierre Carle (op. cit p. 145) qui mentionne un article de Jean-Pierre Goyer dans la revue Vrai du 21 février 1959.
  7. «Les héritiers». Section française de la télévision. Programme pour 1957-58, non daté.
  8. Bernard Devlin, Mémo à Léonard Forest, 7 juillet 1959.
  9. Philippe Panneton, Lettre à Léonard Forest, 31 août 1959.
  10. Gilles Marcotte, Lettre à Marcel Rioux, Montréal, 20 octobre 1959.
  11. Marcel Rioux, L’artiste et la société : deuxième rapport, Montréal, 1 février 1960, p. 6.
  12. Jacques Godbout, L’artiste et la société : projet de scénario, s.d., 50p.
  13. Son projet voulait faire intervenir Vaillancourt, Hurtubise, Mousseau, de Tonnancourt, Letendre, etc.; de cette manière, le film aurait été une défense de leurs pratiques et l’affirmation d’une démarcation.