5. Femmes
À la différence des thèmes précédents, celui des femmes dans les films de notre corpus renvoie à des problèmes plus complexes. En effet pratiquement tous les films présentent des personnages féminins. À strictement parler, nous pourrions consacrer une thèse spécifique à toutes ces images aux contours plus ou moins définis car elles contribuent à déterminer la manière dont, et les hommes, et les femmes, se représentent la femme dans la société, et donc les comportements qui en découlent; autrement dit, elles informent la culture d’un groupe social.
Mais nous nous en tenons aux films où le thème occupe une position centrale. De tous les films du corpus, une vingtaine seulement prend comme centre d’intérêt une ou des femmes. Est-ce parce que l’idéologie traditionnaliste limite la femme à l’enceinte familiale et que les films de l’ONF ne prennent rarement pour objet premier la vie domestique? Est-ce parce que la femme au travail ou la femme de carrière ne jouit pas d’une réputation telle qu’on puisse la donner en exemple puisque, de par son comportement, on la présume plus intéressée par l’argent ou la gloire et donc moins par la famille ou la procréation? Est-ce parce qu’on laisse aux anglophones les quelques sujets féminins? Est-ce parce qu’on trouve chez les anglophones, depuis la création de l’ONF, des réalisatrices alors qu’il faudra attendre 1961 pour une réciproque francophone?
5.1 : Femmes — première période
Une dizaine de «Reportages» possèdent un épisode où la femme est en vedette. C’est peu à comparer à la quantité et à la qualité des réalisations anglophones pour la même période et même au nombre de sujets (environ quatre cents) abordés par les «Reportages». La majorité de ces épisodes porte sur des sujets militaires (vg les femmes dans l’armée) ou connexes (vg infirmières, opératrices de T.S.F.). Une porte sur la femme dans l’industrie, un autre sur sa contribution au maintien des prix et un dernier reprend l’appel de Thérèse Casgrain aux femmes canadiennes. C’est le côté propagandiste des «Reportages» qui, au sujet de la femme, prend le dessus.
Si on les compare à l’ensemble des imageries publicitaires de ce temps-là 1, et même aux productions anglophones, on constate que les figures proposées ne donnent pas une idée exacte de la variété des sujets potentiels impliquant des femmes et de leur importance relative. L’accent mis sur le service actif et l’effleurement des questions domestiques et industrielles révèlent que les cinéastes canadiens-français étaient peut-être davantage fascinés par ces femmes énergiques en uniformes militaires au rôle moins traditionnel que par des domaines qui leur étaient plus familiers. Mais on peut également penser qu’outils de propagande, les «Reportages» devaient contribuer aux campagnes d’enrôlement des femmes plutôt que de les mobiliser sur le front industriel. Les films de la première période ne nous permettent donc pas de tirer des conclusions vraiment pertinentes sur l’image de la femme qu’ils véhiculeraient.
5.2 : Femmes — deuxième période
La seconde période recèle une plus grande variété d’approches. Il y a d’une part tous les films agricoles où le thème de la famille occupe une place centrale et où l’épouse, aidée de ses filles si elles sont grandes, joue ses rôles les plus traditionnels: cuisine, vaisselle, lavage, raccommodage, service du père et des enfants, etc. 2
Il y a d’autre part deux films qui mettent en scène une communauté religieuse, les Sœurs grises; L’OEUVRE D’UN SIÈCLE (1946) et LA CRÈCHE D’YOUVILLE (1955) rendent compte de deux secteurs d’activité qui ont fonctionné grâce à la compétence et au travail des femmes : l’enseignement et les crèches; mais comme pour les films familiaux, le thème de la femme est intégré et subordonné à d’autres problématiques.
Enfin il y a les films consacrés comme tels à la femme. Le premier date de l’immédiat après-guerre; il s’agit d’ÉCOLE NO 8 de Petel (1946). Il porte sur l’école rurale et vise «à mieux faire comprendre la tâche magnifique accomplie par l’institutrice rurale» 3, «une véritable missionnaire qui sacrifie sa patience, un salaire meilleur et tout ce qu’elle sait, parfois même son avenir et ses ambitions les plus légitimes à l’avenir des enfants» 4. Ce résumé publicitaire du film semble indiquer que celui-ci endosse entièrement ce point de vue traditionnel.
Pourtant tel n’est pas le cas. On sait par exemple que l’institutrice rurale fut mal payée, mal nourrie, sous la surveillance constante des commissaires, des parents et des curés et qu’en plus elle devait assurer l’entretien de l’école et accomplir d’autres tâches une fois sa journée d’enseignement terminée 5.
À part le rôle négatif du curé ou du commissaire, le film ne tait aucune de ces conditions pénibles: il les montre et les dit, ce qui ne serait pas le cas d’un film propagandiste «normal». Les textes publicitaires parlent d’ailleurs de «terne apostolat», de «jeune fille désillusionnée, fatiguée». Il s’ouvre même à ce qui constitue le problème principal de l’école rurale du point de vue de l’administration: les institutrices qui ne résistent pas longtemps et quittent l’école en cours d’année, la plupart du temps pour se marier.
Qui plus est — ce à quoi ne font pas allusion les feuillets publicitaires — notre héroïne s’engage à fond dans la Fédération des Institutrices et devient présidente de son association de district. Le film appuie ainsi cette Fédération qui permet aux institutrices de se regrouper, de rompre leur isolement, de dénoncer leurs conditions de salaire et de travail.
Pour montrer son ancrage dans l’actualité, il faut rappeler que le film se termine en avril 1946, le mois où Maurice Duplessis fait sanctionner la loi pour assurer le progrès de l’éducation; cette loi vient en fait «contrecarrer et annihiler complètement la poursuite des projets pour l’amélioration des conditions de vie de l’institutrice rurale» et sera «jugée directement responsable d’une détérioration manifeste des conditions de travail des institutrices rurales» 6.
Par contre le film met de l’avant l’idée de missionnariat et se termine d’ailleurs par cette profession de foi — l’institutrice venant de refuser une demande en mariage avec un garçon qui ne la laisse pas indifférente :
En dépit des sacrifices personnels et des problèmes matériels, les institutrices rurales du Canada ont compris l’importance de leur contribution au développement spirituel et culturel de la nation. C’est à elles que revient la tâche de diriger vers l’épanouissement final de toutes ses facultés, la jeunesse rurale canadienne.
Le film entérine donc le stéréotype parfait du travail féminin — l’accomplissement d’une mission — mais le relativise par une peinture somme toute sévère des conditions d’exercice de cette mission et surtout par son appui à un regroupement professionnel revendicateur. Il accueille des idées libérales et des idées conservatrices, se démarque des politiques duplessistes et traduit de ce fait les sentiments contradictoires qui peuvent animer des réalisateurs canadiens-français sur la question des femmes: ils ne remettent pas en cause fondamentalement les rôles et les modèles féminins mais sont prêts à en améliorer les conditions et les domaines d’application 7.
Quelques années plus tard, l’ONF consacre un film à L’INFIRMIÈRE RURALE (1952). Garceau opte pour une approche dramatisée basée sur une ligne narrative simple: après quinze ans, garde Marie Fontaine quitte le centre médical qu’elle a fondé; celle qui lui succède ne trouve ni dossiers, ni notes, juste un carnet personnel qu’elle lit et que le film illustre de 1937 à 1952.
Puisque ce film est destiné aux salles dans la série En avant Canada, il veut plutôt distraire et faire en sorte que le spectateur s’attache à l’infirmière. Mais il ne sera pas si tôt sorti qu’on critiquera l’image qu’il donne des services de santé au Québec. Puisque ceux-ci relèvent du provincial et qu’Ottawa veut éviter toute querelle, le film sera retiré de la circulation et détruit à l’hiver 52-53.
Ce qui est intéressant avec ce film, c’est la contradiction entre le portrait d’une personne et celui d’un métier. Au moment de sa réalisation, le métier d’infirmière est en train de se constituer en tant que ghetto féminin 8. Or le film ne met l’accent que sur le côté humain de l’infirmière; il ne dit pratiquement rien de sa dimension professionnelle — on pourrait même dire qu’il la dénigre vue la référence à l’absence de dossiers médicaux, ce qui causa la colère de Québec. Ce faisant, il renforce l’idée de la fonction maternelle de la femme en donnant de l’infirmière l’image d’une maman qui veille à la santé de ses enfants. Le film diffuse un point de vue conservateur sur la femme.
On pourrait tirer une conclusion analogue du film de Paquette MATERNITÉ (1947), sauf que cette commandite du ministère de la Santé nationale a précisément un but utilitaire. Elle ne s’embarrasse pas de tout le fatras idéologique qui caractérise par exemple les films de l’abbé Tessier quand il parle de puériculture. Réalisé simultanément en français et en anglais dans un studio anglais, le film se veut objectif, «scientifique». Il n’y a dans le fond que le catalogue français qui ajoute une dimension particulière quand il précise que le bébé du film est l’héritier. C’est le stéréotype de la mère porteuse du sauveur de la race qui surgit; Paquette l’avait peut-être en tête, mais il ne l’a pas énoncé comme tel.
Il reste dans le seconde période deux films où la femme occupe une position centrale. Dans les deux, Anne Hébert joue un rôle capital. Elle vient tout juste d’être engagée à l’ONF pour rédiger des commentaires et même pour scénariser; c’est la première fois qu’une Canadienne française va occuper un poste qui lui permet d’influencer le contenu et la lecture d’un film. Même si l’événement est exceptionnel, il n’en constitue pas moins un pas positif.
Voyons d’abord la nature de son intervention sur LA FEMME DE MÉNAGE de Forest (1954), un épisode de la série «Silhouettes canadiennes» qui nous présente une femme de ménage au Parlement. Dans ce documentaire, Hébert et Forest jouent plus que la carte humaine. Ils essaient de susciter de la sympathie pour cette femme, de la grandir; ils indiquent qu’elle travaille pour payer l’éducation de sa fille, sous-entendent qu’il n’y a plus d’homme à la maison; ils mettent surtout l’accent sur les réflexions qui lui viennent à l’esprit alors qu’elle nettoie. Par son lyrisme, Hébert lui confère même une dimension poétique: «Tous les travailleurs de l’ombre, les petites taupes soyeuses et souterraines, et les chouettes aux yeux d’or que le Soleil n’a jamais reconnues». En fait les cinéastes témoignent d’une sensibilité à l’égard de ce métier ingrat et veulent plutôt lui conférer une certaine beauté que d’en dénoncer les conditions de travail difficiles.
MIDINETTE de Blais (1954) va un peu plus loin que les films précédents dans la mesure où c’est le travail industriel de la femme qui fait son apparition. Le film soutient ce travail même si on peut penser qu’on y confine la femme à ses métiers traditionnels. Nous croyons d’ailleurs que c’était inévitable dans la mesure où il veut refléter un état de fait dans la société et, selon le mot de Guy Rocher déjà cité en analyse, «saisir la signification vivante et concrète des modèles culturels» 9.
Mais le film veut aussi démontrer le bien-fondé d’une autre phrase de Rocher: «Les modèles de pensée et de conduite se développent et vivent à l’intérieur de groupements sociaux et d’institutions sociales qui, non seulement leur servent de cadre, mais les influencent et sont influencés par eux» 10. Il nous présente un point de vue traditionnel: la réalité objective des conditions de vie des ouvrières, mais indique en contrepartie des voies de transformation: qu’il est juste que la femme veuille gagner par son travail une plus grande autonomie, «goûter une indépendance bien gagnée».
À ce titre, il souligne surtout que le service d’éducation du syndicat contribue à élever le niveau de conscience des ouvrières et à combler les lacunes d’une instruction traditionnelle et limitative et leur permet en outre de briser un peu dans l’immédiat le schéma d’autorité paternelle.
C’est pour toutes ces notations et ces mises en situation, où le commentaire d’Hébert joue un rôle important, que nous croyons que le film possède un sens plus progressiste sur la question des femmes que le seul événement «Bal des midinettes» aurait pu laisser présager. En effet le danger était grand, soit de faire uniquement l’apologie d’un travail féminin traditionnel, soit de s’attarder à l’anecdote du bal.
En résumé nous constatons que les films de la deuxième période ne nous proposent pas que des images classiques ou officielles des femmes. Ils accueillent des propositions de transformation. Ils introduisent aussi la dimension privée de leurs problèmes alors que l’ONF n’avait eu tendance qu’à s’attarder à ses dimensions publiques.
5.3 : Femmes — troisième période
La troisième période va favoriser l’éclosion de toutes ces nuances. Voyons d’abord quels portraits de femmes nous propose la série Passe-Partout. La plupart sont inclus dans des films dont le sujet principal n’est pas féminin. Il y a par contre des films plus spécifiques.
TU ENFANTERAS DANS LA JOIE de Devlin (1957) veut contrer l’idée de souffrance accolée à l’accouchement 11. Ce propos semble tellement inacceptable que l’abbé Yves Mongeau 12 et l’Action catholique feront pression pour qu’on interdise la diffusion du film.
LE MONDE DES FEMMES de Forest (1957), même s’il est une adaptation d’un original anglais, n’y ajoute pas moins quelques touches plus québécoises et surtout aborde une problématique nouvelle: la place de la femme dans le monde moderne.
Dans les deux cas, le scénario est écrit par des hommes, William Weintraub et Jacques Bobet, qui font appel à la fantaisie et au rêve pour traiter de thèmes plus sérieux : l’institution du mariage, le sens de la responsabilité chez l’homme et la femme, l’intelligence de la femme vs son émotivité, l’égalité vs les privilèges traditionnels, l’homme serviteur et dominateur de la femme.
L’idée qui anime Bobet et Forest, c’est de faire en sorte que le spectateur puisse se dire que la femme doit être l’égale de l’homme malgré les différences et au-delà des préjugés. L’ONF commence donc à intégrer un certain nombre d’idées féministes; on ne va pas encore jusqu’à dire que cette égalité doit remettre en cause les traditionnelles vocations familiales et maternelles de la femme; mais l’existence de ce film et sa diffusion à la télévision indique une évolution et une transformation indéniable des mentalités.
On peut penser que Bobet ne se satisfait pas de ce seul travail d’adaptation. En contrepartie de la fresque historique du mouvement féministe anglo-saxon, WOMEN ON THE MARCH (1959), il va réaliser LES FEMMES PARMI NOUS (1960). Nous avons relaté au chapitre quatre de notre thèse toute la genèse épique de cette œuvre qui voulait affirmer la spécificité de la perspective francophone dans l’approche du féminisme et comment Jean Le Moyne fut mêlé au projet. Au moment de la réalisation du film, celui-ci a déjà à son actif un certain nombre de textes sur la question féminine 13 qui, comme le film, remettent en partie en cause, au nom de valeurs plus humanistes comme le bonheur ou la dignité, le discours dominant qui se tient sur la femme au Québec en ces années cinquante.
À l’époque, la question de l’égalité des femmes 14 est un sujet d’actualité et sur ce plan le Québec traîne particulièrement de l’arrière. Le Moyne et Bobet auraient pu, dans le passage du film qui touche le travail de la femme, indiquer cette particularité ou du moins signaler les progrès dans les autres provinces s’ils craignaient, comme le rappelait Bobet à Marker, de heurter le gouvernement québécois de front 15.
Le film évite presque toute référence concrète tant aux luttes des femmes qu’à leurs conditions d’existence. Il privilégie l’approche globale et l’historique qu’il fait est davantage marqué au coin de l’idéalisme que du matérialisme. Est-ce plutôt la marque de Le Moyne que de Bobet 16? Nous ne saurions le dire; chose sûre, le film se démarque du terrain historico-matérialiste où l’aurait placé Chris Marker.
Il est d’ailleurs à noter que Bobet a peu conservé des nombreux témoignages que Le Moyne avait recueillis au stade de la préparation et qui relataient des expériences concrètes. Il a préféré refondre cela sous quelques idées-chapeau (le bonheur, la dignité) qui devaient lui sembler de portée plus large. Cette manière de faire traduit un malaise chez les cinéastes masculins quand ils abordent la question des femmes; ils sentent qu’il y a des situations à redresser, des injustices à réparer mais ils craignent les conséquences de telles rectifications sur leur existence concrète et ne peuvent échapper aux conditionnements de leur éducation. Es contournent quand ce n’est pas détournent complètement le sujet.
La série La femme hors du foyer constitue un autre exemple de cet état d’esprit. La série devait d’abord s’appeler «La femme et le travail». Avec un sujet si important, sur lequel règnent tant d’idées reçues, qui représente pour beaucoup de femmes un dilemme déchirant, on était en droit de s’attendre à des œuvres qui répondent à certaines questions importantes qui confrontaient les femmes: Comment concilier travail, mariage et famille? Comment participer au marché du travail? Comment trouver un travail qui réponde à ses goûts, à ses aspirations, à son instruction? N’y a-t-il que les ghettos traditionnels qui sont ouverts?
Lorsqu’on lit le projet de la série, on a l’impression que les cinéastes ont en tête des films très définis et qu’ils tentent de les lier ensemble par une thématique commune un peu artificielle 17. Pour eux le thème est secondaire en ce sens que sa perception s’inscrit dans le courant qui, à l’ONF, rejette les démarches sociologiques antérieures pour valoriser une approche plus dramatique, plus humaine, plus cinématographique 18.
Cette approche ne déplaira pas à tout le monde; par exemple lorsque les films sont présentés à CBC, une journaliste trouve la série réconfortante: “They were interested in us not as a statistic nor a curiously active social phenomenon but as women. It was comforting” 19. Carle et Godbout interprètent le thème de la série assez largement. Le premier dans SOLANGE DANS NOS CAMPAGNES (1964) choisit une comédie autour d’une femme qui évolue dans le milieu du courrier du cœur. Le second dans FABIENNE SANS SON JULES rend hommage à la Nouvelle Vague à travers un portrait de Pauline Julien. Le travail y devient un prétexte, un cadre dramatique 20.
Seuls les deux autres films s’en tiennent à peu près à la thématique de base. Le scénario et les dialogues du film de Patry, IL Y EUT UN SOIR, IL Y EUT UN MATIN, sont dus à une femme, ce qui est exceptionnel dans la série. Il traite des problèmes d’insertion d’une dessinatrice publicitaire dans son milieu de travail. Louise Carrière estime que l’œuvre dégage «surtout la réprobation morale devant l’existence nouvelle des femmes: le travail, c’est quelque chose de compliqué, de lourd pour les femmes! 21». Nous croyons que l’auteure caractérise un peu trop rapidement les propos du film.
En fait le film est articulé autour de deux pôles : l’héroïne et les hommes. Le film nous montre une héroïne qui s’ennuie, qui n’a pas d’ambition, qui se sent paresseuse; elle prend conscience des limites de la vie domestique, des effets qu’a cet enfermement sur elle et même des contradictions qui surgissent si elle veut rompre ce cercle où on la confine. Mais cette femme appartient à un milieu petit-bourgeois aisé; le travail ne lui semble nécessaire que pour surmonter un état d’âme déprimant.
Le désengagement de la femme par rapport au travail, le fait qu’il ne lui soit pas nécessaire économiquement, expliquent les réactions des hommes qui lui reprochent de ne pas vouloir jouer les règles du jeu. La double dominante du film consiste à vouloir réduire les motifs du travail féminin et en corollaire souhaiter presque que la femme soit semblable à l’homme au travail et ajuste son comportement en conformité avec ce nouveau rôle.
Dans le dernier film de la série, CAROLINE de Dufaux et Perron, la question de la femme hors du foyer est posée presqu’uniquement sur le plan moral comme si la participation des femmes au marché du travail se ramenait à cet angle d’approche. Pourtant l’action se déroule dans un des ghettos féminins d’emploi: celui des téléphonistes. Les réalisateurs auraient pu profiter de l’occasion pour réfléchir sur cet aspect du travail féminin. Mais encore une fois leur réflexion porte sur un autre objet: c’est la psychologie de la femme qui les attire et colore le traitement du sujet.
La publicité de l’ONF présentera les quatre films comme «des productions d’avant-garde sur les plus pures revendications de la femme d’aujourd’hui» dont celles «d’être en mesure de concilier mariage et carrière sans qu’il faille pour autant crier au féminisme ou au dévergondage» et de ne plus considérer le rôle d’épouse et de mère comme une fin en soi 22. On peut dire que le ton général des films reflète la compréhension et l’acceptation qu’ont les hommes du travail rémunéré des femmes à cette époque: on vit une transition et on ne sait pas comment se situer par rapport à elle, ni comment situer des institutions comme la famille et le mariage.
Cette compréhension traduit en fait de l’appréhension; l’allusion que le service de la publicité fait à l’étonnant couple dévergondage/féminisme est en un signe manifeste. Les cinéastes ne vont pas si loin dans leurs réserves mais le paternalisme dont ils font preuve constitue l’arme qu’ils utilisent pour se défendre. Puisqu’ils sont conscients du dilemme qui les confronte — ce qui est déjà une façon d’aborder le problème, surtout quand on n’a pas de réponses évidentes, ils sont moins enclin que lors des périodes précédentes à énoncer un discours idéologique clair sur les femmes. Ils voient également moins leurs films comme des œuvres d’information ou de conditionnement. Ils ne réussissent tout simplement pas à articuler autrement la question des femmes à toutes celles qui confrontent la société québécoise en ce début des années soixante et qui les touchent plus directement.
À la fin de notre troisième période, il y a deux films de Michel Brault où les femmes occupent une place fondamentale. Ils portent tous deux sur l’adolescence, plutôt sur les adolescentes. Utilisant le direct (dans LE TEMPS PERDU) ou la fiction (dans GENEVIÈVE), Brault se place sur le terrain de la sympathie, de la spontanéité pour aborder des questions qui donnent une indication de l’évolution des valeurs et des remises en questions que vit la jeunesse, et plus spécifiquement la jeunesse féminine: amour, mariage, droit de discussion avec les parents, crise religieuse, protestation, etc. Ces films annoncent les nouvelles images féminines dont les caractéristiques se préciseront dans les années à venir.
Mais cette timide démarcation ne se compare en rien avec l’évolution majeure qui se prépare: la réalisation de films par des femmes à propos des femmes. 1963 constitue cette date capitale. Monique Fortier et Anne Claire Poirier, qui en sont presque à leurs premières armes entreprennent respectivement la scénarisation de LA BEAUTE MÊME et de LA FIN DES ÉTÉS. Nous avons analysé au chapitre quatre de notre thèse chacun de ces films. L’histoire leur a réservé un sort différent puisque Fortier est retournée à son métier de monteuse tandis que Poirier est devenue la réalisatrice importante que l’on sait. Mais en 1963 les dés ne sont pas encore jetés et les deux films traduisent une attitude commune.
Dans le cas de Poirier, il s’agit non seulement d’affirmer une volonté stylistique qui va à contre-courant des pratiques dominantes alors à l’ONF mais de développer une thématique qui permet de se concentrer sur la psychologie et le comportement des personnages, le plus souvent, et c’est le cas ici, d’une femme.
LA BEAUTÉ MÊME est d’une certaine manière beaucoup plus avant-gardiste parce que son sujet ne s’inscrit dans aucun cadre; c’est l’exemple même d’une réalisation libre au programme général. La réalisatrice s’intéresse à un thème sans précédent et plein de pièges : la beauté de la femme, l’image de la femme. Nous avons montré que cela correspondait autant à une volonté d’élucidation d’un malaise intérieur que d’une démystification des mythes traditionnels de la femme.
Le film nous semble fort important pour plusieurs raisons. La problématique qu’il aborde est inhabituelle dans le Québec de 1963 et dans un ONF dominé par les hommes. 11 manifeste un souci d’expressivité personnelle qui situe les préoccupations au plan subjectif plutôt que collectif. Il démontre enfin une recherche d’écriture propre — aujourd’hui certains diraient féminine — qui s’inscrit en faux des pratiques qui dominent les réalisations onéfiennes.
Louise Carrière estime qu’en ces années-là «cette absence des femmes dans le cinéma québécois demeure l’aspect principal du renouveau nationaliste de nos productions cinématographiques 23». Sans aller jusqu’à entériner cette évaluation de ce qui est l’aspect principal du cinéma québécois, nous pouvons affirmer qu’en ces années où la décolonisation culturelle et la revalorisation nationale sont à l’ordre du jour des réalisations onéfiennes et des productions culturelles en général, le mouvement de libération des femmes ne fait pas encore partie de l’horizon socio-culturel de la majorité des intellectuels québécois.
Ainsi les dimensions décolonisation et revalorisation qu’amènent Poirier et Fortier, puisque, croit-on, elles n’ont pas de résonnance nationaliste ou sociale, ne soulèvent aucun écho et ne correspondent pas du tout à ce que la plupart des cinéastes masculins de l’ONF souhaitaient dire des femmes dans leurs films.
Ces deux films constituent des jalons majeurs dans les réalisations onéfiennes. Ils marquent l’émergence d’une sensibilité, d’une problématique et d’un discours féminins qui contrastent avec les autres films de la période. Ils permettent de mieux évaluer la manière dont les cinéastes masculins tracent leurs portraits et leurs univers féminins. Ils sont des pôles de référence pour analyser la situation de la représentation des femmes au cinéma au début des années soixante.
Une certaine ambiguïté demeure car, à l’intérieur des cadres fixés par l’institution, les réalisatrices agissent encore sur la défensive. Néanmoins elles affirment leurs différences, en exigent le respect, affichent les valeurs qui sont les leurs. Ces films indiquent que dorénavant il sera de plus en plus difficile de s’en tenir principalement aux modèles traditionnels pour ce qui est des conditions de travail des réalisatrices et pour ce qui est de leurs oeuvres.
Notes:
- Voir notamment Geneviève Auger et Raymonde Lamothe, De la poêle à frire à la ligne de feu, Montréal, Boréal Express, 1981. ↩
- Rôles qui s’inscrivent dans les perspectives religieuses, moralisatrices et presque toujours nationalistes mises notamment de l’avant dans les œuvres de Gonzalve Poulin. Albert Tessier ou Lionel Groulx : voir à ce sujet Nadia Fahmy-Eid et Micheline Dumont, Maîtresses de maison, maîtresses d’école, Montréal, Éditions du Boréal Express, 1983, pp. 5-25. ↩
- ONF, Service d’entrefilets, 1946. ↩
- En cours de route…, s.d., communiqué de presse pour CONTE DE MON VILLAGE, la version abrégée d’ÉCOLE NO 8. ↩
- Voir Le collectif Clio, L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Montréal, Quinze, 1982, pp. 288-292. ↩
- Voir Nadia Fahmy-Eid et Micheline Dumont, op. cit., pp. 184-5. ↩
- Comme tous les films où l’on montre les bienfaits de l’apport aux tâches domestiques des appareils ménagers — identifiés au progrès, donc à une notion toujours connotée positivement. ↩
- Ces dernières années, plusieurs historiennes ont analysé en détail la constitution et le développement des métiers féminins pour évaluer les aspects positifs et négatifs de cette situation. Voir à ce sujet Le Collectif Clio, op. cit., pp. 411-414 et Yolande Cohen, «Femmes et histoire», Recherches sociographiques, XXV : 3, septembre-décembre 1984, pp. 467-477. ↩
- Industrialisation et culture urbaine, Université de Montréal, 1952, cité par Léonard Forest, Les midinettes : projet de film, 1954, p. 3. Forest souhaitait que ce texte apparaisse en exergue avant le film car il en indiquait la pensée directrice. À noter que Rocher s’intéresse au travail féminin et aux mutations de valeurs qui lui sont reliées; il publiera sur le sujet une petite étude intitulée «Les modèles et le statut de la femme canadienne-française» in Paul-Henry Chombart de Lauwe, Images de la femme dans la société, Paris, Éditions ouvrières, 1964. pp. 194-204. ↩
- Ibid. ↩
- Le Collectif Clio, op. cit., p. 404, nous rappelle qu’en 1956, l’accouchement sans douleur fait une timide apparition sous de nombreuses réserves des médecins. ↩
- Pierre de Bellefeuille, Mémorandum à Pierre Juneau. 6 décembre 1956. ↩
- Ces textes ont été repris en 1961 dans le recueil Convergences. Marie Lavigne et Yolande Pinard, dans la présentation de Les femmes dans la société québécoise. Boréal Express, 1977, voient dans un de ces textes, «La femme dans la civilisation canadienne-française», l’exemple du mythe de la mère canadienne-française présent dans l’historiographie québécoise traditionnelle qui aurait longtemps faussé notre perception de la contribution active des femmes au développement du Québec. Le film est peut-être un exemple de cette perception que les auteures estiment faussée. ↩
- Le parlement canadien avait sanctionné le 14 août 1956 une loi favorisant l’égalité de salaire pour les femmes. En 1959. le gouvernement publiait une brochure sur le sujet, À travail égal, salaire égal, Ottawa, Ministère du travail du Canada, 1959, 33p.; on y expliquait le pourquoi de cette revendication et les progrès de ce concept, exposait les programmes des syndicats à cet effet et soulignait qu’au Canada, sept provinces avaient adoptées des lois en ce sens. Naturellement le Québec n’y figure pas. ↩
- Texte cité lors de l’analyse du film. Qui plus est, au moment du MONDE DES FEMMES, Léonard Forest se demandait «si on peut éviter de parler, dans la version française, des droits légaux de la femme dans le Québec où elle est en fait dans une situation de minorité» (Mémorandum à Guy Glover, 5 juin 1956, avec copie conforme à Jacques Bobet). ↩
- Dans le numéro 23 de Copie Zéro consacré à Anne Claire Poirier, celle-ci raconte que Jacques Bobet était probablement à l’ONF celui qui était le plus enclin à donner aux femmes de réelles responsabilités et qu’il manifestait à cet égard une ouverture d’esprit exceptionnelle. ↩
- On trichera même par rapport à cette thématique. Dansereau dira du projet de Carle : «L’histoire qu’il propose promet d’être charmante, mais elle ne me semble se rattacher au sujet que par des prétextes». Fernand Dansereau, Mémorandum à Jacques Bobet, 8 juin 1963. ↩
- Jacques Bobet, Mémorandum à Grant McLean, 7 juin 1963, écrit un paragraphe revient rituellement dans les mémos consacrés à chaque film :
Il ne s’agit pas de faire de la sociologie. C’est à des cinéastes que nous nous adressons. Nous leur demandons de nous raconter des personnages et nous posons deux conditions dont nous ne démordrons pas: 1- Que chacun des personnages ait le charme, la vraisemblance, l’intérêt nécessaire pour retenir l’attention des spectateurs de cinéma. 2- Que chaque personnage vive une histoire… prenant sa source dans les liens profonds de ce personnage avec le travail. ↩
- Joyce Goodman, « Sociologists Not Consulted for NFB Series on Women » The Montreal Star. 4 juin 1964. ↩
- Louise Carrière, dans Femmes et cinéma québécois, Montréal, Boréal Express, 1983, pp. 56-57, porte un jugement sévère sur le succès de l’opération : «Loin de nous présenter des portraits réels ou des approches vivantes, ces films ressemblent plutôt à des pastiches et s’apparentent aux mots d’esprit». ↩
- Ibid, p. 57. ↩
- Phénomène massif du 20e siècle, la femme hors du foyer auquel la tradition la rattachait, 1964. Le même dépliant, qui reprend des textes déjà produits dans le cadre de la série, dit aussi : «Égale et mystérieuse à l’homme, telle est la femme. (…) Énigme pour l’homme, la femme le demeure. Malgré les apparences, la femme ne serait-elle pas plutôt et tout simplement un homme-comme-les-autres». Un tel langage indique bien la provenance du point de vue qui anime la série: l’homme; c’est bien la femme vue par ce dernier. Il est symptomatique qu’en aucun moment on ait envisagé de confier la réalisation d’un film à une femme. ↩
- Op. cit., p. 58. ↩