La Cinémathèque québécoise

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Anciens périodiques

4. Syndicalisme

4.1 : Syndicalisme

Le thème de l’industrie nous a conduit à effleurer celui du syndicalisme. Il convient maintenant d’en évaluer la place exacte. À part le REPORTAGE 3 dont un épisode s’inti­tulait «La fête du syndicalisme», ce thème n’apparaît vraiment que durant la seconde période.

4.2 : Syndicalisme — deuxième période

Le thème comporte deux variantes: le syndicalisme agricole et le syndicalisme ouvrier. Nous avons vu, en parlant de l’agriculture, combien les films n’hésitaient pas à prendre le parti de l’UCC; cet appui n’apparaissait pas problématique.

Par contre tel n’était pas le cas du syndicalisme ouvrier. Jusqu’en 1953, tous les films qui portent sur les relations ouvrières sont commandités par le ministère du Travail; ils défendent explicitement le point de vue gouvernemental sur les relations de travail et le mouvement syndical qui consiste à promouvoir l’idée des comités mixtes de production 1.

Au printemps 1948, à la faveur du programme «Democracy at Work», puis du programme «Vigie», Devlin et le producteur James Beveridge proposent de réaliser un film sur le syndi­calisme en tant que tel; ils se démarquent ainsi de la ligne officielle qu’ont toujours défendue les films de l’ONF en matière de relations de travail.

On ne sait pas dans quelles circonstances ils ont pris leur initiative. Est-ce parce que les événements récents qui ont bouleversé le monde ouvrier québécois (par exemple la grève du textile) rendent le sujet plus actuel? Est-ce tout simplement suite à une demande des trois centrales syndicales qui sont mêlées intimement au projet, la CTCC, le CCT et le CMT? Est-ce à cause de l’intervention de certains groupes proches de l’ONF (comme ses correspondants de l’Université Laval) qui peuvent influer sur la programmation?

Il y a une coïncidence frappante entre l’arrivée de Falardeau au conseil d’administra­tion et la mise en chantier du projet. Il est intéressant de noter qu’au conseil du 10 juin 1948, où figure le projet d’un film syndical, Falardeau prend la parole sur le sujet; il dit le rôle important du syndicalisme dans le développement social du Québec, l’intérêt que porte au sujet Mgr Charbonneau et la nécessité d’y consacrer un film 2.

Il est sûr qu’une telle intervention au conseil, à laquelle personne ne réplique, constitue un aval idéal. D’autre part l’appui d’une partie de la hiérarchie catholique au mouvement syndical, lui aussi catholique en bonne partie, doit sûrement être entré en ligne de compte. Il est intéressant d’ailleurs de noter que le scénario prévoyait insérer au cœur du généri­que une citation de Mgr Charbonneau, idée qui n’a pas été retenue.

CONTRAT DE TRAVAIL (Devlin, 1950) prend donc la défense du syndicalisme en montrant pourquoi et comment des ouvriers doivent se syndiquer; il se termine par des appels à la liberté et par la dénonciation des dictatures, même si pour faire bonne mesure ou encore couper l’herbe sous le pied des opposants, on y inclut le communisme.

Toutes ces références ne peuvent pas ne pas être, sinon des réponses, du moins des réactions conjoncturelles à la politique antisyndicale de l’Union nationale qui veut des ouvriers dociles et respectueux de l’autorité, qui amalgame démagogiquement syndica­lisme et communisme, qui limite et contrôle l’activité syndicale et le droit de grève (en faisant intervenir la Commission des relations ouvrières dont le règlement no 1 restreint la loi des relations ouvrières adoptée par le gouvernement libéral en février 1944 et que les syndicats dénoncent périodiquement), qui se propose d’adopter en 1949 un code du travail qui menace l’existence même des syndicats et qui n’hésite pas à intimider et à réprimer manifestations ouvrières et grèves 3.

Justement, à propos de la grève d’Asbestos, Mgr Charbonneau déclarait : «La classe ouvrière est victime d’une conspiration pour l’écraser et c’est le désir de l’Église d’inter­venir. Nous voulons la paix sociale, mais nous ne voulons pas l’écrasement de la classe ouvrière» 4. Les références tout au long de la rédaction du scénario à Mgr Charbonneau et la lettre de Perrault déjà citée lors de l’analyse du film sont bien la preuve de l’inscrip­tion du film dans l’actualité politique québécoise.

D’ailleurs, même si le scénario a été accepté par les syndicats québécois et le représen­tant québécois de la Canadian Manufacturer’s Association, les artisans du film prévoient des problèmes dans la province comme en témoignent une note du 3 mai 1950 qui dit la position délicate du film : “This might put us in a rather delicate position should distri­bution troubles arise in Quebec” 5. Cette note est suivie d’une autre le 6 mai 6 dans laquelle la production tente de tirer son épingle du jeu en laissant les syndicats s’occuper des pro­blèmes éventuels:

If there is any collision with the Provincial Government on the circulation of the film, let us leave the matter in the hands of the unions as distributors, and let them handle directly their end of any dispute that might arise. The Federal Department of Labour is in agreement with the unions on the treatment and subject of the film and we are therefore in good order with this department.

Toutes ces péripéties montrent bien que pour réaliser des sujets controversés, surtout s’ils heurtent de front la philosophie d’un gouvernement provincial, les cinéastes doivent user de stratégie, faire preuve d’astuce et de diplomatie et jouer à fond la carte de l’appui fédéral contre l’opinion provinciale ou celle de la politique libérale contre celle de l’Union nationale; ce sera quelquefois le chemin qu’emprunteront les cinéastes canadiens-français pour pouvoir exprimer une pensée contestataire des idées dominantes dans leur province.

Mais le cas de CONTRAT DE TRAVAIL est-il isolé? Pas tout à fait. Il est vrai que la thématique syndicale appartient davantage aux cinéastes canadiens-anglais; un de leurs studios compte ce sujet parmi son champ d’activités; les commandites du ministère du Travail y sont naturellement acheminées. Les Canadiens français n’ont pas souvent tourné de films où le syndicalisme ouvrier occupe une place centrale; cependant dans chaque cas, ils ont manifesté de la sympathie à l’égard des syndicats.

Pour la période dans laquelle nous nous situons, un autre film aborde la question, MIDI­NETTE de Blais (1954). Le recherchiste Léonard Forest se documente sur l’histoire de l’UIOVD et focalise son scénario sur le programme d’éducation du syndicat, une initia­tive de première valeur qui «représente dans la vie des midinettes un agent d’émancipa­tion réelle. Une émancipation morale et spirituelle en même temps que sociale 7».

Le film maintiendra cette approche. Il ne met pas l’accent sur le rôle du syndicat comme facteur de transformation des conditions de travail. Au contraire il prêche la bonne entente syndicale patronale en présentant un événement mondain comme terrain où elle peut s’exer­cer. En réalité il ne fait aucune allusion au rôle du syndicat au plan du travail si ce n’est pour indiquer l’obligation de posséder une carte de travail. À strictement parler, le film peut nous apparaître comme prônant la collaboration de classe au sein d’un syndicalisme strictement d’affaires.

Mais ce point de vue n’est pas propre au film ou à l’UIOVD. Comme le rappelle Louis-Marie Tremblay 8, le syndicalisme à cette époque est surtout influencé par l’idéologie cor­poratiste; il met avec le patronat. Seule la pensée de la CTCC est en train de se transformer sur le sujet l’accent sur le dialogue et entretient une conception de bonne entente dans la définition de ses rapports.

MIDINETTE de Roger Blais (1954)
MIDINETTE de Roger Blais (1954)
© ONF

Le film ne va pas au-delà de ce point de vue qui correspond également à celui du gouvernement fédéral et qui est répandu dans la population. Les deux films de notre deuxième période présentent sous un jour favorable la nécessité d’un syndicat, d’un contrat collec­tif, d’une éducation de l’ouvrier. Ils tranchent de ce fait avec l’antisyndicalisme qui mar­que la politique ouvrière de l’Union nationale et représentent donc une démarcation consciente des cinéastes sur ce terrain.

4.3 : Syndicalisme — troisième période

La troisième période s’ouvre par un film analogue, ALFRED J de Devlin (1956) dont la genèse date de 1955 et qui s’inscrit dans la même ligne de pensée que CONTRAT DE TRAVAIL ou MIDINETTE. Au départ, on avait le projet de réaliser un film sur l’éduca­tion ouvrière. Mais comme le constate le recherchiste-scénariste Fernand Dansereau, le syndicalisme constitue la meilleure forme d’éducation ouvrière; le film se mue donc, comme l’indique son sous-titre, en histoire du syndicalisme au Canada français.

En situant l’action de 1936 à 1945, il prend une distance prudente par rapport au pré­sent qui ne masque pas l’actualité des questions qu’il aborde. Le réalisateur et le scéna­riste obtiennent l’appui inconditionnel de la CTCC. Le film met sur le même pied la nécessité du syndicalisme et de la compréhension entre patrons et ouvriers. Cela transparaît dans la deuxième partie où, à la faveur de la guerre, le héros devient presque l’ami du patron qui lui offre un poste de contremaître.

Si Alfred J. le refuse, ce n’est pas parce qu’il s’oppose à cette promotion ou à son patron, c’est parce que le syndicalisme lui apparaît nécessaire à l’avenir de ses enfants; c’est eux qu’il choisit, et non pas une organisation quelconque, à travers sa décision de refuser le poste. N’eût été ses enfants, il n’est pas sûr du tout qu’il aurait sacrifié sa carrière au syndicalisme.

Dans tous les films que nous venons de mentionner, l’appui au syndicalisme est le fruit d’une démarche idéologique prudente qui est toujours couplée, sinon subordonnée à d’autres impératifs. Le petit nombre de films qui portent sur ce sujet et le traitement nuancé que l’on en donne indiquent que les quelques cinéastes qui s’y intéressent le font par convic­tion certes, mais sans l’enthousiasme que procurerait un engagement plus profond. Ils par­tagent la sensibilité de ceux qui sont en faveur du syndicalisme sans en faire une profession de foi affirmée.

Un seul autre film porte sur le syndicalisme dans la troisième période. Ce fait, comme tel, est révélateur de la place secondaire que le thème occupe dans les préoccupations des cinéastes, surtout qu’entre 1958 et 1964, sont levés les obstacles sociaux qui existaient précédemment et qui auraient pu expliquer leur relative circonspection 9.

LES 90 JOURS de Portugais (1958) porte comme titre de travail initial «L’après-guerre ouvrier»; le projet se veut une illustration de l’éveil de la conscience ouvrière au Québec entre 1945 et 1950. Avec un tel projet, impossible de ne pas évoquer le programme de cet après-guerre ouvrier: législations et règlements anti-ouvriers, grèves nombreuses (Valleyfield, Lachute, Asbestos, etc.), les interventions policières, le mouvement de freinage des luttes ouvrières, le bourgeonnement des syndicats de boutique, etc.

La grève de l’amiante fut la plus importante de la période; elle eut un énorme retentis­sement au Québec, provoqua des prises de position passionnées, opposa le pouvoir politi­que au religieux, donna lieu à un mouvement de solidarité et de générosité sans précédent. Du point de vue de la CTCC, comme le rappelle Jacques Rouillard 10, la grève de l’amiante a été un tournant dans son histoire :

Par rapport aux luttes antérieures de la CTCC, la grève de l’amiante présente des traits particuliers qui en font un conflit marquant dans l’histoire de la centrale.(…) La grève avait aussi un caractère politique, en ce sens qu’elle visait à faire échec à l’antisyndicalisme du gouvernement Duplessis.

Cette grève amena plusieurs jeunes intellectuels à se compromettre d’une façon ou d’une autre pour la défense des ouvriers. Certains d’entre eux fondent peu de temps après Cité libre. Gérard Pelletier est du nombre 11. Entre cette date et 1957 où on lui demande de rédiger le scénario des 90 JOURS, Pelletier sera journaliste au Devoir, le foyer de l’oppo­sition anti-duplessiste, puis conseiller syndical à la CTCC. Dans ses mémoires, il évo­quera en détail le contexte de l’après-guerre québécois; il est frappant de voir que les aspects qu’il dégage aujourd’hui se retrouvent presque tous intégralement dans le film 12.

Le film dénonce le syndicalisme collaborateur, bon-ententiste, les collusions d’intérêts qui veulent écraser les ouvriers, la violence de l’État, la subordination des causes sociales à la cause nationale. Tous ces thèmes correspondent bien à l’idéologie citélibriste 13 et indi­quent la perspective politique de la pensée et de l’action de ceux qui la partagent: la lutte contre l’oppression duplessiste, contre les alliances qui la permettent. Choisir, dans le contexte d’opposition sociale dont nous parlions tout à l’heure, de faire un film de cet ordre sur une lutte syndicale exemplaire, c’est montrer qu’une telle lutte dépasse nette­ment le cadre ouvrier pour rejoindre toute la vie politique québécoise.

Jamais les cinéastes québécois n’avaient été aussi loin dans leur dénonciation du duplessisme, jamais les intentions n’ont été si évidentes. Comment cela avait-il été possible? Les thèses défendues par le film, surtout avec la fin heureuse dont il est doté, ne s’éloi­gnent pas en apparence des autres films syndicaux réalisés par l’ONF; cela avait dû rassu­rer les dirigeants anglophones. Quant au haut responsable francophone, Pierre Juneau, étant déjà l’ami de Pelletier et Trudeau et ayant déjà écrit dans Cité libre, on peut penser qu’il ne pouvait que reconnaître et entériner les thèses du film.

Par ailleurs, comme nous l’avons souligné, la télévision n’était pas assujettie au pou­voir et à la censure provinciaux et permettait ainsi l’expression de points de vue politiques et culturels qui étaient en réalité des signes d’opposition intellectuelle à Duplessis. Cela ne veut pas dire que la télévision acceptait tout sans réticences; le fait qu’elle ait refusé, en invoquant une perturbation de sa programmation, de passer le film au moment prévu à l’horaire peut indiquer qu’elle pouvait énoncer quelques réserves; le film dut d’ailleurs être révisé au montage avant d’être accepté. Néanmoins elle le présenta, presque un an plus tard!

Les films syndicaux des deuxièmes et troisièmes périodes correspondent à ce que Trem­blay appelle la période de maturation ou Rouillard celle des mutations du syndicalisme. On y oscille entre la bonne entente, la collaboration de classes et la démarcation de ces points de vue. Aucun film n’adhère explicitement à l’idée de réforme de l’entreprise et de cogestion qui caractérise la pensée de la CTCC durant les années cinquante 14 — cela nous semble d’ailleurs impossible dans le contexte onéfien. Mais LES 90 JOURS en partage la sensibilité politique et sociale et ce que Rouillard appelle l’humanisme démocratique 15. Cela est normal vu le poste qu’occupe à la CTCC Gérard Pelletier et les valeurs qu’il défend par ailleurs.

Si le film de Portugais dépasse le contenu des films syndicaux des périodes antérieures, il remet surtout en cause les idéologies et les politiques qui gouvernaient jusqu’alors le Québec. Il va plus loin dans son analyse de la société et des groupes sociaux en présence que la plupart des œuvres antérieures. S’il demeure un cas isolé, c’est probablement parce que la sensibilité aux choses politiques et sociales passe dorénavant davantage par l’approche nationaliste et que celle-ci se matérialise mieux dans des sujets plus explicites, plus évi­dents; la liaison entre nationalisme et culture, par exemple, se réalisera plus facilement que la liaison nationalisme — conscience sociale.

Notes:

  1. Voir à ce sujet Pierre Véronneau, «Mouvement syndical et histoire du cinéma : Québec/Canada de 1944 à nos jours» in Histoire des travailleurs québécois, Bulletin du Regroupement des chercheurs en histoire des travailleurs québécois, 9 : 3, pp. 10-12.
  2. Procès-verbal. 10 juin 1948.
  3. Faut-il rappeler les grèves de Valleyfield (1946), de Lachute (1947) et surtout, à l’hiver et au printemps 1949, celle d’Asbestos qui permit aux syndicats, aux intellectuels et à une partie du clergé motivé par l’exemple de Mgr Charbonneau de se mobiliser contre le patronat, l’État et sa police.
  4. 150 ans de luttes: Histoire du mouvement ouvrier au Québec, Montréal, CSN-CEQ, 1979, pp. 125-126.
  5. Bernard Devlin, Memorandum to James Beveridge.
  6. James Beveridge, Memorandum to Len Chatwin and Paul Thériault.
  7. Léonard Forest. Les midinettes : présentation et synopsis, 4 mai 1954, p. 35.
  8. Le syndicalisme québécois: Idéologies de la C.S.N. et de la F.T.Q. 1940-1970, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1972, pp. 52-54, 152-154.
  9. Même dans un film comme Normétal d’un cinéaste conscient politiquement, Gilles Groulx, qui porte sur une ville minière et le travail des mineurs, la présence du syndicat est restreinte à une phrase dans le commentaire; et il ne semble pas que les mésaventures du film aient changé quoi que ce soit à la place dévolue au syndicat.
  10. Jacques Rouillard, Histoire de la CSN 1921-1981, Montréal, Boréal Express, 1981, p. 202.
  11. Pelletier reviendra sur le sujet en 1954 dans l’ouvrage collectif préparé sous la direction de Pierre E. Trudeau, La grève de l’amiante.
  12. Gérard Pelletier, Les années d’impatience, Montréal, Stanké, 1983, pp. 47, 55, 69-70, 117-119, 270-272.
  13. Voir à ce propos Denis Monière, op. cit., pp. 311-318 ainsi que André J. Bélanger, Ruptures et constantes, Montréal, Hurtubise-HMH, 1977, pp. 81-109 et Pierre Carle, Du duplessisme à la Révolution tranquille, thèse de M.A. (histoire), Montréal, Université du Québec à Mon­tréal, 1978, pp. 147-158.
  14. Voir notamment Jacques Rouillard, « Mutations de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (1940-1960) », Revue d’Histoire de l’Amérique française, 34, déc. 1980, p. 377-405.
  15. Jacques Rouillard. Histoire de la CSN, p. 176.