La Cinémathèque québécoise

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11. La liaison avec la revue Liberté

À la fin des années cinquante naît une revue qui, même si elle davantage orientée du côté de la création artistique, occupe une place importante dans l’histoire du groupe fran­çais de l’ONF. Il s’agit de Liberté. Cette revue est d’abord le fait de personnes qui sont moins intéressées par l’homme universel et abstrait que par l’homme québécois auquel il faut assurer la liberté politique et la liberté intellectuelle. Moins le fait d’idéologues comme certaines revues précédentes, donc sans ligne théorique ou politique arrêtée, sans intentions prosélytes, Liberté est d’autant plus difficile à cerner.

Chose sûre, elle est le point de ralliement de plusieurs jeunes intellectuels passionnés de liberté et de culture; certains ont déjà écrit dans Cité libre. Plusieurs de ses membres travaillent à l’ONF 1 parce que, explique Godbout, «la société canadienne-française était si homogène, si compacte, si cléricale et tellement unanime qu’il valait mieux travailler dans les organismes fédéraux» 2, une opinion que certains appliqueront par la suite à la présence francophone à l’ONF.

Comme le dit Laurent Mailhot, Liberté fut une revue «progressiste sans dogmatisme, indépendantiste sans nationalisme… ni fermée à l’air du temps, ni ouverte à tous vents» 3. Ses collaborateurs apprécient la tribune libre et pluraliste qu’elle offre. La contribution de cette revue à l’ONF passe essentiellement par ses membres qui y travaillent; elle est donc un peu moins théorique que dans le cas de Cité libre, surtout que Godbout, Aquin et Carle touchent aussi à la réalisation. C’est probablement par l’intermédiaire des deux premiers que la filiation s’effectue le plus et cela explique les deux principaux champs qu’ils investiront: le nationalisme et la culture.

Il est facile de constater que la volonté d’affirmer dans les films le dynamisme national québécois par la qualité de ses intervenants culturels, même si elle correspond en théorie à l’optique de Liberté, ne correspond pas à cent pour cent à ses choix culturels dans la mesure où la revue se préoccupe surtout de ce qui est plus moderne. Ainsi seuls les films de Godbout sur la peinture et sur Borduas mettront de l’avant des idées de liberté, de dignité et d’anticonformisme que l’on retrouve dans les pages de la revue.

C’est sur le nationalisme, et grâce à l’apport d’Aquin que la liaison sera des plus riches. Inutile de rappeler tous ses rapports pour la série Ceux qui parlent français. C’est autour de cette série que l’on retrouve la quintessence de la réflexion sur la culture canadienne-française, sur ce qu’est le Canadien français, sur sa place en Amérique du Nord, sur l’alié­nation qu’il vit et la décolonisation qu’il doit connaître.

POUR QUELQUES ARPENTS DE NEIGE de Jacques Godbout et Georges Dufaux (1962)
POUR QUELQUES ARPENTS DE NEIGE de Jacques Godbout et Georges Dufaux (1962)
© ONF

Nous avons signalé que Cité libre avait mal évalué l’impact des mouvements de déco­lonisation sur la conscience nationale québécoise; ce ne sera pas le cas de Liberté qui les accueille sans en proposer les conclusions — la révolution, le socialisme — comme le fera Parti Pris un peu plus tard. Presque chaque fois qu’Aquin eut à préparer un rap­port de recherche, cela donna lieu à quelques passages généraux qui précisaient une dimen­sion nationaliste ou un enjeu historique au sujet qu’il devait traiter, comme il le fera souvent dans Liberté.

On reconnaît d’ailleurs dans les rapports de «Civilisation française» (fin 1961, début 1962), des phrases, sinon des passages, qui se retrouvent dans un de ses plus importants et plus célèbres essais 4. La réflexion d’Aquin voulait aider les cinéastes (et les intellec­tuels en général) à articuler leur pensée sur des terrains aussi fondamentaux que la cul­ture, la politique, le nationalisme.

Naturellement dans un appareil fédéral, les films ne pourront reprendre avec la même acuité ce propos, mais ils pourront s’en inspirer, le laisser sous-entendre. La présence d’Aquin à l’équipe française dut contribuer, chez certains du moins, à articuler quelque peu leur pensée politique (et même leurs revendications internes), particulièrement sur la question nationale, comme il l’avait fait à l’équipe de Liberté.

Finalement «l’esprit Liberté» s’est peut-être manifesté dans les revendications des cinéastes pour pouvoir faire un cinéma qui soit du cinéma, personnel, imaginatif, créatif. Nous pen­sons principalement aux films de Gilles Carle, non à ses premiers films de commande mais à SOLANGE DANS NOS CAMPAGNES et à PERCÉ ON THE ROCKS, tous deux de 1964, et à LA VIE HEUREUSE DE LÉOPOLD Z (1965). Nous pensons évidemment à ce gigantesque coup de barre que fut le direct même si ses préoccupations esthétiques font que pour lui — et nous paraphrasons Marsolais 5 — le cinéma est plutôt un moyen qu’une fin. Nous pensons également aux débuts d’Anne Claire Poirier. Bref à tous ceux qui se démarquent du didactisme onéfien (au sens large) pour laisser aller le cinéma en liberté.

Il est assez symptomatique à notre avis que les cinéastes reliés de près ou de loin à Liberté entretiennent des liens suivis avec les milieux artistiques et littéraires québécois alors que Cité libre penchait plutôt vers les universitaires des sciences sociales; les points d’ancrage oppositionnels ne sont pas les mêmes, et les modalités non plus. Une telle interrelation est même unique dans l’histoire de l’ONF et ne s’est pas reproduite depuis. Dans un tel contexte, il était donc normal que Liberté devienne un véhicule privilégié pour les cinéas­tes et leur accorde un numéro spécial lorsqu’au début 1966, plusieurs voudront faire le point sur la situation du cinéma au Québec en ces années soixante.

SOLANGE DANS NOS CAMPAGNES de Gilles Carle (1964)
SOLANGE DANS NOS CAMPAGNES de Gilles Carle (1964)
© ONF

Notes:

  1. Jacques Godbout, Hubert Aquin, André Belleau, Jacques Bobet, André Guérin, Jean Le Moyne et même, au graphisme, Gilles Carle.
  2. Jacques Godbout, «Liberté choisit la passion, la culture», Le Devoir, 5 novembre 1983. Préci­sons que Liberté est en grande partie issue des Éditions de l’Hexagone où publièrent notam­ment les cinéastes Godbout, Foumier et Portugais et où Carle s’occupait du graphisme.
  3. Laurent Mailhot, «Le combat de Liberté», Le Devoir, 5 novembre 1983.
  4. «La fatigue culturelle du Canada français» Liberté, 4 : 23, mai 1962.
  5. Gilles Marsolais, L’aventure du cinéma direct, Paris, Seghers, 1974, p. 25.