ALBÉDO
Le dernier objet
Le réel? C’est ce qui résiste, insiste, existe irréductiblement, et se donne en se dérobant comme, jouissance, angoisse, mort ou castration. 1
Et c’est ce que l’on craint de perdre dans le débat québécois du documentaire et de la fiction, du réalisme et de la représentation. Sa tournure particulière fait tout autant problème dans la tenaille anxieuse de l’ordre du réel que son désaveu. Mais barrer le réel conduit à l’impasse d’une fantasmatique de l’imaginaire; dans la configuration du réel, du symbolique et de l’imaginaire, c’est toujours le réel qui fait défaut. Sa question s’avère essentielle et toujours actuelle si l’on dépasse cette infertile dualité théorique sans aussitôt verser dans le réductible et simple échange de l’un-est-l’autre. Dans le procès de filmer, les effets du réel s’inscrivent à différents niveaux. Dominique Chateau 2 en dénote quatre : l’iconique selon la transmission cinématographique analogique d’un monde réel, le diégétique selon le discours imaginatif d’un monde mental, le plastique selon les matières mêmes de l’expression cinématographique, le profilmique selon l’observation d’un monde actuel. Il les qualifie respectivement d’effets de réalité, de réalisme, de matérialité, d’actualité. Seul le retour à l’écriture filmique permet d’évaluer les degrés d’inscription de ces différents niveaux, mais ils sont tous «fondamentaux, constitutifs de l’épaisseur sémiotique du film», au coeur du travail du film lui-même.
Les configurations formelles ont une portée pleinement socio-idéologique. Les notions de documentaire et de fiction peuvent devenir prétextes de modes différents pour statuer des principes d’ambivalence, de clivage dans le fait de la représentation même. Ailleurs le grand débat théorique sur le cinéma de fiction NRI 3 et le cinéma expérimental portait sur la dénégation du signifiant. Ici la problématique documentaire-fiction s’est articulée sur une affirmation du signifié en portant atteinte au signifiant, quasi de forclusion. La relance actuelle de certains documentaires se veut un détour forcené pour symboliser ce manque, elle ne peut se nourrir de nostalgie du cinéma-vérité, du cinéma direct, de la parole vécue. Le réel glisse vers d’autres objets, d’autres semblants, il ne participe pas de la même perversion de l’espace. Il pose un autre regard sur la même figure, il se voile à nouveau et exige un autre texte à la mesure de sa faute.
Mais cette rupture porte non seulement atteinte à l’ancien type du documentaire, mais à l’idée même de documentaire. Il n’y a plus de représentation possible de Marie, d’Alexis, moins encore de nouvelles images dit Werner Herzog à Wim Wenders dans TOKYO GA. La réserve mondiale profilmique s’épuise. Mais l’ordre symbolique ne se constituant que d’un manque, la représentation, à défaut, peut être prise, reprise.
ALBÉDO (1982) de Jacques Leduc, fait de ce réel en défaut son objet, un quelque chose d’hétérogène au bon ordre littéral du documentaire. Il creuse cette rupture à tous ses niveaux d’inscription. À partir des écrits et des photographies de David Marvin (1930-1975), les documents, matières de l’évidente observation profilmique, prennent la texture friable de la trace. Cette histoire d’un sujet dans un autre, la vie et la mort de Marvin dans la vie et la mort de Griffintown 4 ne transcende pas, mais condense les lignes narratives du temps en un travail sur l’espace et ses représentations. Cette réduction diégétique laisse à voir l’expressive matérialité de l’objet filmique et sa quête d’affirmation plastique. Car ALBÉDO s’exprime au-delà de la perte de ce qui fut et n’est plus. Il prend l’allure d’un assaut de différentes formes d’expression. Qui, de la représentation graphique, orthographique, photographique, cinématographique, picturale, témoignera mieux de l’abandon, de la mort, de l’oubli, de l’indifférence. Plus précisément, quelle part, quel niveau d’inscription en chacun d’eux, laissera émerger les affects de deuil, de mélancolie. Car l’albédo exprime la fraction diffusée ou réfléchie par un corps de l’énergie de rayonnement incidente. Cette fraction, espace d’écriture, se situe au centre du débat du réalisme et de la représentation en surgissant comme figuration. Les codes ne se jouent pas dans la dualité, mais dans la pluralité ambivalente de ses composantes, la labilité du moment d’impression peut basculer dans un tout autre camp textuel.
David Marvin, photographe, archiviste, père de famille, chômeur, s’approprie petit à petit l’histoire de Griffintown et ainsi la marque de son propre univers mental. A des éléments divers, à des époques différentes et tantôt contemporaines, il insère des épisodes de sa vie personnelle. Ses sentiments, aventures et mésaventures, adhèrent à la vie du quartier. En pleine identification projective, l’intérieur de l’un, l’extérieur de l’autre, se retournent comme un gant pour exprimer le même espace. «J’avais été un témoin privilégié de la disparition du quartier et parfois même j’avais l’impression que ce qui s’y passait se passait aussi en moi. Mon histoire ressemble à celle de Griffintown. Elle commence dès la naissance de Montréal en 1642.» (plans 7-8)
Sur une carte des premiers temps de Ville-Marie, la géographie et l’histoire se rendent complices d’un autre corps, d’un autre texte. Sous les renseignements d’une scrupuleuse objectivité se profilent une diégèse d’une méticuleuse individualité. L’ampleur de la perte historique contient sa propre perte. Un moment, cette interchangeabilité du facile l’un-est-l’autre risque même d’alimenter les deux pôles classiques de notre controverse, le documentaire et la fiction justement, avec en prime leur renversement. Mais le prisme se révèle plus riche et le faisceau de chacune des cinq parties se loge toujours dans le tournant d’un petit embranchement invisible.
Ainsi la partie historique sur Griffintown épouse toutes les allures archivistiques du documentaire traditionnel: photos, extraits de films, cartes, dessins, tableaux en quantité; mais la voix off du narrateur lui destine un parcours fort singulier. La vie privée de M. et Mme Marvin délaisse des pans entiers de la réalité, du réalisme docudramatiques, elle gît dans un décor studio stylisé, schématisé. En extérieur, ils se déplacent avec un léger décrochage historique dans le Montréal d’aujourd’hui. La description objective de l’actuel Griffintown prend un sérieux coup de subjectivité par l’insistante répétition de la fixité de ses plans. Les séquences du couple Baillargeon-Foglia appellent les techniques du cinéma direct avec une narcissique indifférence à toute histoire qui ne serait pas la leur.
Mais ce brassage de modes nous piège. Sa plurialité produit du même. Ce qu’on a appelé au premier regard interchangeabilité cache par le jeu retors des alternances et des parallélismes des mondes disparates qui se touchent dans les mêmes représentations de choses. Elles expriment des liens logiques par la masse, la disposition des éléments eux-mêmes. Les représentations de choses dans ALBÉDO sont les composantes transfomationnelles d’un même lien, d’une même figure. Le corps noir. «Et pour le corps noir, l’albédo est nul. Il n’y a aucune réflexion.» (plan 285)
Griffintown, David et Mavis Marvin, en inclusions réciproques, s’entraînent dans le même espace de fantasme, celui de la coupe, de la cicatrice, de la gangrène, de l’amputation. «Un tunnel qui coupa Griffintown en deux.» (plan 128) «Puis en 1847, le chemin de fer traverse Pointe Saint-Charles et s’installe comme une cicatrice juste au nord de Griffintown.» (plan 117) «En 1951, pour élargir la rue Université jusqu’à la hauteur de la rue Williams, on amputait Griffintown une fois de plus.» (plan 204) «La gangrène était irréversible comme en témoignent toutes les maisons placardées et les écoles démolies.» (plans 230-231) «En 1970, il ne reste plus rien.» (plan 247)
Par contraste ambivalentiel, ces visions dissimulées se terrent dans la grande blancheur du rien immobile et silencieux. Un plan (plan 174) d’un esthétisme troublant décrit un désert de neige aveuglant, ou est-ce la mer et les glaciers, d’une «vasteté», d’une nudité, non, d’une horizontalité béante. Cette perspective avalante d’une angoisse profonde tue : j’ai souvent dénoté cette figure exceptionnelle du cinéma québécois. Dans ALBÉDO la voix off du narrateur excède cette étrangeté : «Puis quelque part, dans l’anatomie parti- culère des relations humaines, nos mondes (David et Mavis Marvin) disparates se sont touchés.»
Les plans descriptifs du Montréal d’aujourd’hui métaphorisent cette désertion muette. La surdité même de Marvin se retrouve dans le silence du passé. Ce déplacement d’handicap en signe le clivage. «J’étais incapable d’entendre les sons d’aujourd’hui, je me suis réfugié dans le passé.» Ces figures d’effacement viennent en écho à celles de SHOAH de Claude Lanzmann (ou comment les camps de concentration se changent en forêt, ou comment des quartiers habités deviennent des cimetières d’autos), elles divisent tragiquement la réalité, d’un côté en en tenant compte, de l’autre la déniant.
Plusieurs procédés du système textuel activent cet engouffrement en redoublant les situations, les inversant spéculairement, les disséminant partiellement sur d’autres corps, d’autres lieux. Ce système se lit dans l’asymétrie la plus complète, il se disloque et tend à revenir à un point d’origine. Le plan final s’exprime comme un désir initial de ce remembrement. Le couple Baillargeon-Foglia visite l’exposition des photos de David Marvin. Ce plan synecdoque, de la partie pour le tout, de la rencontre de la photographie et du cinéma, se lit beaucoup plus comme repli du cinéma par son oubli, sa perte de mémoire. Sa défiance envers son objet le conduit à simuler l’acte photographique, à travailler son absence. Ce plan cinématographique du vide le pose en creux comme objet dernier.
Denis Bellemare
Denis Bellemare est professeur de cinéma à l’Université du Québec à Chicoutimi. Il prépare actuellement un doctorat en cinéma et psychanalyse.
Notes:
- Serge Leclaire, Démasquer le réel, Paris. Ed. du Seuil. Coll. Points. 1971 ↩
- Dominique Chateau, Film et Réalité : Pour rajeunir un vieux problème, État de la théorie(1) Iris, Éditions Analeph, Vol I no 1, 1er trimestre 1983, Paris ↩
- Narratif. Représentatif, Institutionnel ↩
- On s’entend généralement pour circonscrire le quartier à l’intérieur des rues McGill à l’est, Guy à l’ouest, Notre-Dame au nord, et du Canal Lachine au sud. ↩