25 ans plus tard: Où êtes-vous donc?
“L’auteur de ce petit livre est un idéaliste qui a appris de son père, dès son enfance, à souhaiter un monde meilleur où les hommes qui travaillent anonymement au jour le jour, les cultivateurs, les ouvriers, les journaliers comme mon père, pourraient jouir de la vie, après avoir durement peiné pour subsister, pour durer… Jouir de la vie… en possédant les moyens matériels et intellectuels de créer quelque chose en ce monde, de donner de soi-même aux autres et d’échanger avec eux autre chose que des blasphèmes et des humiliations”…
Nègres blancs d’Amérique. 1
Révolution tranquille. 1960, finie l’époque des moutons, des Saint-Jean-Baptiste frisés et des petits gars tranquilles servants de messe. Fini les nègres blancs. Nous sommes en présence d’hommes de promesses et de parlure, dirait Gilles Vigneault. Et c’est sans doute vrai!
D’autres avant eux avaient bien essayé de secouer par manifestes, expositions, cris du cœur et de courage, le confort et l’indifférence. La répression et les pressions se sont chargées de leur clouer le bec 2.
Douze ans plus tard, avec un enthousiasme vif et des conditions sociales plus favorables (changement de gouvernement, ouverture vers l’extérieur, réformes culturelles, éducatives et administratives nombreuses) toute une génération prend le stylo-bille, la guitare, la caméra et parfois le fusil. Gauthier, Schrimm, Piotte, Julien, Chamberland, Renaud, Calvé, Brault et bien d’autres poussent la locomotive.
Tout semble possible. Année zéro dit Louis Portugais, l’espoir de défoncer et de bâtir est à la fois permis et inévitable 3. Reste à secouer l’angoisse et le scepticisme. Défoncer la peur, l’humiliation et balayer les idées démobilisantes. Se situer comme peuple en changement.
Voilà une des grandes tangentes du cinéma québécois des années soixante. Cette dynamique apportera bien sûr son lot d’utopies et de contradictions. Revoyons ensemble en “replay”, les grands moments des rapports film-société du cinéma québécois à l’Office national du film; reprises et balayages du passé en vitesse accélérée de 1960 à nos jours.
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1960-65 : Photos d’une famille revancharde, bruyante et dépareillée
Un des premiers hauts faits de l’équipe française de l’ONF est d’avoir réconcilié des réalités cinématographiques apparemment contradictoires : éducation et divertissement, mode filmique et vie quotidienne, d’avoir débarrassé le documentaire de sa froideur didactique et de son ton moraliste. Grierson avait énoncé vingt ans auparavant : le cinéma ne doit pas se contenter de présenter le monde, il doit plutôt le représenter et le modeler.
L’équipe française se met donc au travail et représente le fait français au Québec; elle produit pendant plusieurs années des “instantanés” incisifs et instructifs des figures québécoises. Par ailleurs, ce qu’on a appelé par la suite le cinéma de “non-intervention”, le cinéma direct de Groulx, Brault, Perrault, Carrière, Jutra, Carle, Godbout et cie, porte à faux. Les cinéastes comme les chansonniers et les poètes choisissent sujets, angles, airs et rythmes. Ils chercheront au départ le pittoresque et le singulier québécois. Leurs portraits inventorient les rapports extérieurs plus facilement saisissables pour de jeunes cinéastes : les loisirs, les sports et les rituels collectifs (PATINOIRE, LES RAQUETTEURS, 60 CYCLES, LA LUTTE, GOLDEN GLOVES, UN JEU SI SIMPLE, VOIR MIAMI, QUÉBEC-USA, POUR LA SUITE DU MONDE).
Canadiens français scolarisés, jeunes adultes au début des années soixante, ils dirigent leur regard sur les autres, sur les ouvriers, les chômeurs, les artisans, les employés à petits salaires (À SAINT-HENRI, LE 5 SEPTEMBRE, BÛCHERONS DE LA MANOUANE, IL Y EUT UN SOIR, IL Y EUT UN MATIN, HUIT TÉMOINS, AU BOUT DE MA RUE, NORMÉTAL, JOUR APRÈS JOUR).
Pour le moment, ils se tiennent loin des arrivistes, des administrateurs et des dirigeants de l’époque. Ce choix donne au cinéma québécois documentaire un dynamisme certain. Réalisateurs et intervenants veulent agir. Pour les spectateurs de l’époque, réunis en ciné-club ou dans des réseaux communautaires, c’est l’occasion de discuter avec les cinéastes, de revoir des figures connues, de suivre des gestes centenaires et d’apprécier les modulations des parlures québécoises. Se retrouver vraisemblable à l’écran!
L’air de famille qu’on se découvre console des humiliations passées. C’est le propre de l’album de famille, de ses développements, mais aussi de ses limites. Il ne faut pas demander à un album de famille une radiographie de sa progéniture. Il marque tout au plus les étapes et fige les bons moments. Ce sera seulement dans un deuxième temps du cinéma documentaire, après 1965, que les caractères aliénants de notre histoire, de notre culture et de nos rapports sociaux seront abordés au cinéma et qu’ils prendront le dessus sur la bonhommie des premières représentations d’un peuple.
Au début, on regarde les gens évoluer dans un milieu, on capte les moments privilégiés, ceux qui cernent le mieux le rapport de l’homme à ses outils, à son entourage immédiat. Plus les films évoluent, plus le geste cédera la place aux discours sur l’amour du métier et la fascination pour les retrouvailles (LE RÈGNE DU JOUR, LES VOITURES D’EAU). À la fin des années soixante, la parole se fait aussi plus virulente. On dénonce la fin des rituels ancestraux, le péril du travail artisanal et la folie des nouvelles habitudes sociales (urbanisation anarchique, consommation envahissante, compétition, “métissage” de notre culture). Le chat est sorti du sac, Groulx dira encore : OU ÊTES-VOUS DONC?, ENTRE TU ET VOUS…
L’album de famille expose donc ses différents portraits sans complexe. Carle capte la naïveté et la joie de vivre d’un Léopold Z, Perrault, les rêves de Tremblay et de Grand-Louis, Foumier la débrouillardise d’un Télesphore Légaré ou d’un Tony Roman*. À l’extérieur de l’ONF on désire complexifier ces premiers portraits par le long métrage. Nous en sortons plus tourmentés, fébriles et refermés (TROUBLE-FÊTE*, CAÏN*, LA CORDE AU COU*, À TOUT PRENDRE*, DÉLIVREZ- NOUS DU MAL*).
En général pourtant l’air de famille est plutôt flatteur, nous sommes attachants, habiles, généreux; angoissés ou naïfs nous sommes désireux d’agir. Famille revancharde par excellence : “Nous étions, dit Claude, des Canadiens français, donc nous nous cherchions”. 4
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1965-69 : Une famille réunie autour d’un projet national
et de rêves à réaliser.
La légende se transforme en présent. Plusieurs films regrettent maintenant le passé respectueux du travail individuel. La complainte déplore en même temps les conditions qui rendent maintenant possible pareille situation. L’existence d’un Québec préindustriel, concentré surtout dans les campagnes, dominé par des “élites éclairées” peu atteintes par les idées libérales et encore moins par les velléités de libération, est-ce bien là le paradis perdu? Pour Groulx, Jutra, Godbout, aucun doute possible, le passé c’est surtout la “grande noirceur”.
Plusieurs délaissent progressivement le portrait individuel et l’allure des gens pour s’intéresser aux mutations. Le cinéma québécois pousse ainsi plus loin l’expérience ethnographique de Rouch-Morin. Il jumelle souvent direct et fiction. Il approfondit ses points de vue descriptifs dans le documentaire. Le film devient chronique et tranche de vie.
Lefebvre cherche les passages entre instantanés et fresque sociale. Ses personnages mouvants sont à cheval entre le temporaire et le permanent. Groulx emporté par les expériences stimulantes des nouveaux cinémas déterre les côtés cachés de l’aliénation collective, Carle cherche le pittoresque dans les mythes, Perrault, l’homme des origines. Déjà Jutra et Godbout, un en Californie, l’autre à Montréal, voient l’avenir dans la jeunesse.
Le cinéma de fiction en est à ses premiers balbutiements. On tâtonne avec l’existentialisme, la direction d’acteurs et la psychologie des personnages. Notre humour et notre tragédie sont infantiles. On apprend en faisant 5. Le cinéma direct transpire partout.
Il n’est pas surprenant de voir aussi à la même époque un jumelage du direct et de la fiction dans plusieurs moyens et longs métrages (CAROLINE, LA FLEUR DE L’ÂGE, etc), un métissage des procédés narratifs et la naissance de personnages hybrides, mi-inventés, mi-réels. La belle unité cède la place à une mosaïque de plus en plus hétéroclite. Bien sûr, on s’attardera prioritairement encore aux jeunes et aux très vieux, signe de cette double préoccupation thématique, saisir le changement et retenir la permanence. Dans PATRICIA ET JEAN-BAPTISTE* et dans MON AMIE PIÈRRETTE, Lefebvre rend bien cette dualité. Ainsi Pierrette hésitera longuement entre sa modeste famille sécurisante, immobile et le mutant Raoul Duguay, catalyseur de changement.
Comme l’orchestre avant un concert, les instruments s’accordent. Déjà les solos doux et aigus s’évadent de l’ensemble. Il se prépare quelque chose. Telle est l’atmosphère fébrile du cinéma de ces années-là déjà annoncée dans L’ÉLOGE DU CHIAC, KID SENTIMENT, LÀ OU AILLEURS, et dans ENTRE LA MER ET L’EAU DOUCE*. Elle éclatera bientôt dans L’ACADIE L’ACADIE?!?, ON EST LOIN DU SOLEIL, 24 HEURES OU PLUS et dans toute la série de films issus de Société nouvelle. Pour le moment le temps est aux changements généraux, la confiance dans un projet collectif implicite (LA NUIT DE LA POÉSIE, UN PAYS SANS BON SENS). On continue assurément de nommer le pays, mais progressivement on lui assure des fondations. Perrault amène les Tremblay en Normandie à la recherche des traces (LE RÈGNE DU JOUR), Leduc met en place sa chronique du quotidien (NOMININGUE… DEPUIS QU’IL EXISTE), Labrecque inventorie les moments qui passeront à l’histoire, (LA NUIT DE LA POÉSIE, à l’ONF, LA VISITE DU GÉNÉRAL DE GAULLE AU QUÉBEC* à l’OFQ). C’est l’heure des stratégies et le documentaire n’y échappe pas. On exprime clairement ce que l’on ne veut pas. Le présent demeure en pointillé. Ces conditions et ces choix expliquent en partie l’air de famille des films québécois de l’époque encore baignés par une atmosphère électrique et pleine d’espoir.
La famille québécoise des années 65-70 donne certains signes d’impatience, le projet national tient lieu de ciment, les jeunes et les vieux de ferment. On attend!
Tant que le projet national n’est pas plus précis et que les camps ne sont pas irrémédiablement formés, nous aurons l’illusion de l’unité sans faille. Pour le moment, nous sommes convaincus de notre force et nos ennemis n’ont qu’à bien se tenir. Pourtant chacun voit bien ce qu’il veut voir. Claude dans ENTRE LA MER ET L’EAU DOUCE* et les Acadiens de L’ÉLOGE DU CHIAC parlent des Anglais, Christian dans OÙ ÊTES-VOUS DONC? des compagnies américaines, les Tremblay de l’hydre anglo-américain (LES VOITURES D’EAU). On est CONTRE l’ennemi extérieur. Certains le voient dans l’organisme fédéral ONF, d’autres dans le mercantilisme du cinéma québécois de sexploitation, d’autres s’en prennent à la Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne, d’autres au cinéma de “papa”.
Le cinéma des multinationales est pris à partie. Le cinéma hollywoodien est le premier visé. Au Québec comme ailleurs, le cinéma du récit chronologique et idyllique tire de l’arrière. Le cinéma direct-fiction nous interpelle, il déconstruit les apparences. Tous ne sont pas des Godard ou des Resnais, mais personne n’échappe à la mise en question du cinéma. Les questions fondamentales sont posées : “rapport du cinéma au réel (réévaluation de notions telles que l’impression de la réalité, le réalisme, la théorie du reflet…), fonction idéologique des techniques, du langage cinématographique… responsabilité éthique et sociale du cinéaste…” 6 Changer le Québec et changer le cinéma. Oui, mais comment?
Ces interrogations et cette nouvelle instabilité transparaissent aussi dans la fiction. Le nouveau désarroi s’infiltre chez plusieurs personnages qui commencent cette lourde introspection et ce long déshabillage de nos nombreux traumatismes (YUL 871, MON ENFANCE À MONTRÉAL, JEAN-FRANÇOIS-XAVIER-DE…, AINSI SOIENT-ILS). En amorçant de plus en plus une réflexion par la fiction, le cinéma québécois réalise qu’il doit fouiller mieux ses descriptions, définir plus précisément ses personnages, mieux articuler imaginaire et social. Ces nombreux défis seront coûteux et douloureux : la série Premières œuvres, TAUREAU, ET DU FILS, STOP, L’EXIL). Déjà pourtant un nouveau jour va se lever.
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1969-75 : La révolte des jeunes.
L’éclatement de la famille et du tissu social.
Le caractère utopique du passé et des rituels collectifs s’est peu à peu éliminé. DUPLESSIS ET APRES… nous rappelle dès 1972, les liens entre le nationalisme étroit d’hier et celui d’aujourd’hui. De quoi perdre en effet ses illusions!
Les cinéastes prennent pied non plus chez les gens, mais avec eux; ensemble ils participent aux événements historiques. Le Québec bousculé par les révoltes étudiantes, les grèves populaires et Octobre 1970 lève collectivement la tête. Parallèlement à toute une entreprise de “commercialisation” du nationalisme québécois (dans les films de sexploitation, les comédies et les films publicitaires), tout un cinéma contestataire se bâtit dans l’action sociale. On dira qu’il est un cinéma d’intervention et plus tard de participation 7.
Dès 1966, avec les films en milieu populaire (ST-JÉRÔME, LA P’TITE BOURGOGNE, GROS MORNE), les cinéastes délaissent leur rôle d’observateur. Ils se font sociologues, enquêteurs, animateurs. Ils se placent en rapport dynamique avec les gens. Le cinéma devient multidisciplinaire. Les films documentaires introduisent le subjectif, la charge et même le “grotesque”. Les documents affichent avec courage leurs convictions et prennent des risques. C’est LE MÉPRIS N’AURA QU’UN TEMPS* fait par Lamothe pour la CSN, L’ACADIE L’ACADIE?!?, ON EST AU COTON et les nombreux documents de Société nouvelle (vidéos, films, journaux). Si les premiers sont aujourd’hui mieux connus, les seconds dorment encore dans les archives et les thèses “poussiéreuses”. 8
Société nouvelle méritait bien plus, car c’est un projet unique dans l’histoire cinématographique québécoise, un projet novateur, riche en leçons nombreuses, traversant la période bouillonnante de 1969 à 1979. En fait, Société nouvelle devient dès son origine un des rares projets cinématographiques dans le monde à appuyer ouvertement et officiellement le changement social. 56 films échelonnés sur 10 ans, une dizaine de ministères directement impliqués, une cinquantaine de cinéastes et des centaines de citoyens engagés, c’est tout un potentiel humain tiraillé entre la “trudeaumanie”, “l’animation sociale”, la contre-culture, le socialisme où chacun est décidé à sa manière à “changer le monde avec le monde”. Luttes ardues et sournoises parcourent ainsi le cheminement laborieux de Société nouvelle. Rappelons-en simplement les grandes lignes.
En 1969, Société nouvelle reçoit ses budgets et son orientation du Conseil Privé. Les cinéastes de l’ONF et les anciens du Groupe de recherches sociales (Bulbulian, Dansereau, Régnier, Roy) voient d’un très mauvais œil cette “récupération” de leur travail par les ministères et le gouvernement libéral. Le “parachutage” d’idées, la “main de Dieu” et le danger de contrôle existent réellement. Pourtant, les budgets disponibles sont énormes, les ressources nombreuses et les groupes populaires disponibles au projet. Des cinéastes, après plusieurs hésitations, décident de rallier Société nouvelle en fixant leurs conditions, leurs objectifs et en choisissant leurs représentants au comité bipartite chargé d’administrer le projet.
Dès 1969, ils installent leur caméra et leur Nagra dans les réunions publiques et dans les cliniques communautaires. Nous passons avec eux de la cuisine familiale à la cuisine sociale. Les cinéastes parcourent les régions du Québec où l’insatisfaction grandit. Les points chauds seront leurs points cibles. Du Témiscamingue en passant par le lac St-Jean, l’Abitibi, le Nouveau-Brunswick, Baie St-Paul et Montréal, un seul cri retentit : “Il faut que ça change maintenant.” C’est Société nouvelle première manière : des films durs, pamphlétaires parfois brouillons (OPÉRATION BOULE DE NEIGE, CLINIQUE DES CITOYENS, UN LENDEMAIN COMME HIER, LA NOCE EST PAS FINIE, CITOYEN NOUVEAU, SERVICE JURIDIQUE COMMUNAUTAIRE, QU’EST-CE QU’ON VA DEVENIR? etc, et le très important DANS NOS FORÊTS).
Les jeunes, les adultes et les vieux rejettent unanimement les vieux partis et la “politicaillerie”. Chacun dans son domaine veut des transformations radicales. Les réformes prennent un goût de révolution; coopératisme, cogestion, autogestion, autosuffisance augmentent notre vocabulaire collectif. Bulbulian, Sherr-Klein, Gauthier, Forest, Carrière travaillent d’arrache-pied à Montréal et dans les régions pendant que Régnier dresse le bilan des villes et des utopies mondiales en urbanisme (URBANOSE, 15 films, URBA 2000, 10 films).
Il ne s’agit plus d’inventer des sujets, mais de donner à voir, de parler, d’entendre et de prendre parti. Les rapports cinéastes-spectateurs sont transformés; il faut modifier ses conceptions de tournage, de scénarisation et même de distribution. La division du travail basée sur la prépondérance du réalisateur s’effrite momentanément. Le travail d’équipe ne touche plus uniquement le tournage. Animer les films, recueillir le “feed back” fait aussi partie du rôle des cinéastes.
Ce remue-ménage transparaît dès les premiers films. Administrateurs, commissaire et gouvernement se sentent piégés par cette vision du “changement social”. S’ils étaient d’accord pour amoindrir les distances entre dirigés et dirigeants et pour donner “aux démunis” une voie au chapitre des réformes prévues, c’est autre chose d’adhérer à leurs exigences actuelles. Pour eux, les choses vont trop loin. Il faut ramener le changement social à de justes proportions. Ils exigent une refonte du projet, ils aiguillonnent ailleurs les documentaires indésirables, ils instituent enquête sur enquête, mode de contrôle sur mode de contrôle. La crise s’installe et les morceaux seront très difficiles à recoller pour Société nouvelle après 1975. Même les cinéastes viennent à douter de leurs objectifs premiers. Chose certaine, le climat social évolue tandis que les dirigeants restent les mêmes et que l’insatisfaction perdure. L’après Octobre 70 se révélait moins sage que prévu.
Société nouvelle a donc opéré une percée déterminante en mettant en films, en vidéos, en mots, les utopies collectives. Même si on n’y aborde pas directement la question nationale, elle transparaît partout dans les films. C’est le Québec aux Québécois bien sûr, mais c’est maintenant le Québec aux travailleurs. On cherche en 1972-73 à étouffer la fougue de Société nouvelle; dès lors, plusieurs cinéastes n’ont d’autre choix que de continuer ailleurs. Bulbulian tourne à l’équipe française LA RICHESSE DES AUTRES. LES ORDRES*, BINGO*, LES SMATTES*, RÉJEANNE PADOVANI* abordent à l’extérieur de l’ONF des sujets politisés.
Seules les femmes à Société nouvelle semblent apparemment peu touchées par les mesures répressives. L’actualité, la nouveauté de leurs propos n’alertent pas au départ les administrateurs. Ils n’en voient pas encore la dose contestataire et éminemment subversive. Pour le moment ils ont d’autres chats à fouetter. Les femmes peuvent bien continuer de nous parler de garderies, d’avortement, de meilleurs partages et de la famille en mutation; en 1972, 73 et 74, il faut taire des hommes. 9
Les femmes et plusieurs nouveaux cinéastes sont maintenant plus sensibles aux transformations des comportements. Les velléités de regroupement collectif s’estompent et ils recherchent plutôt la réorganisation de leurs habitudes. Ils questionnent le quotidien, le rapport au travail, aux enfants, au conjoint. Préoccupés par les solutions contre-culturelles, Frappier, Bélanger, Forcier, Harel, Noël délaissent les affrontements et misent plutôt sur la vie de la petite collectivité, sur le monde de la “gang” (NIGHT CAP, LE GRAND CIRQUE ORDINAIRE*, TY-PEUPE). Société nouvelle amorce à son tour en 1974 un nouveau virage; les films délaissent les milieux dit défavorisés et les ouvriers. On se tourne dorénavant vers les “classes moyennes”, les individus, le couple (LE TEMPS DE L’AVANT, FAMILLE ET VARIATIONS, RAISON D’ÊTRE, etc). Les thématiques proposent l’aliénation du travail, l’émancipation des femmes, de la jeunesse, l’amour, la liberté. La marginalité reprend du terrain et une de ses formes, le gangstérisme, devient même une échappatoire momentanée (LA MAUDITE GALETTE*, LA GAMMICK, O.K. LALIBERTÉ…). BAR SALON*, TI-CUL TOUGAS*, LA VRAIE NATURE DE BERNADETTE* inventent en-dehors de l’ONF des rêves de mieux vivre.
1969-75 : cette époque de défis est marquée par un film charnière, extérieur à l’ONF, mais s’y référant directement, GINA* de Denys Arcand. Mise en scène de l’exploitation collective, celle des ouvriers du textile, le film poursuit avec l’aliénation individuelle des ouvriers. Terrible parallèle des exploiteurs et des exploités (les petits “pimps”, les motards, les politiciens locaux et les petits boss), il amorce le procès du cinéma officiel. Il rappelle la bonne foi des cinéastes de l’ONF, leur naïveté, mais aussi la répression dont ils ont été victimes. À sa manière, GINA* condense les grands enjeux du cinéma québécois de 1969 à 1975.
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1973-1982 : Dur coup pour la famille.
Mourir avant d’avoir trop vécu ou les dangers de la folklorisation.
Plusieurs volets se chevauchent durant ces années cruciales. Les éléments ne sont pas chronologiques, mais essayons tout de même d’en suivre les traces.
Il y aurait tout d’abord l’effort concerté pour un cinéma national de qualité : cinéma de spectacle pour le grand public, loin de la sexploitation et du documentaire engagé. Il s’inspirerait d’événements passés, mais s’éloignerait du direct; il inventerait une chronique de l’ancien temps basée sur des personnages vivants et consolidée par des acteurs de renoms (MON ONCLE ANTOINE, J.A. MARTIN PHOTOGRAPHE, CORDÉLIA à l’ONF, L’AFFAIRE COFFIN*, KAMOURASKA* dans l’industrie privée).
Il y aurait aussi un effort conscient pour tirer du “direct” les meilleurs éléments et les transposer au présent (LE TEMPS D’UNE CHASSE, LE SOLEIL A PAS D’CHANCE). Pour un moment, les cinémas de l’industrie privée et l’ONF rivalisent dans le long métrage, chacun désirant les faveurs d’un large public. S’il faut garder des films et des projets sur les tablettes pour y parvenir, qu’à cela ne tienne!
Tranquillement ces grandes avenues frôlent bientôt les culs-de-sac et les ornières. Avec les personnages plus complexes et les mises en scène mieux soignées, le cinéma québécois nourrit en même temps deux parasites : le populisme et l’“accrochement” au passé. Le premier touche surtout les films situés dans les villes, le second, ceux dans les régions et les campagnes.
Le Montréal du bas de la ville est au cœur des films de Brassard-Tremblay et de Carrière; il remonte la côte avec Forcier. Les dépanneurs, les escaliers en colimaçon, les partys de famille prennent la relève des réunions familiales ou de citoyens. La bière, les sacres, les personnages colorés, les grands affrontements inondent les écrans. La performance des acteurs, la précision minutieuse des décors, le repérage de lieux connus, donnent aux films toutes les allures du réalisme. Montréal prend les allures de “saga”. L’épopée des petites gens, des waitress, des androgynes, des alcooliques et des “tapettes” bat son plein. C’est, à l’ONF, TI-MINE, BERNIE PIS LA GANG, FRANÇOISE DUROCHER, WAITRESS, NIGHT CAP, c’est aussi L’EAU CHAUDE, L’EAU FRETTE*, LA MORT D’UN BÛCHERON*, IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’EST*.
Le tragique côtoie le vulgaire; le sublime rime avec facile. Nous sommes aux frontières de la mystification. Certes en transposant au cinéma, la vie, les habitudes du “petit peuple”, on risque la maladresse, la caricature. Ici on s’abreuve au populisme en fétichisant l’aliénation sans la critique. À la limite elle devient une marque de commerce bien sympathique. Chose certaine la frontière entre réalisme et populisme a toujours été ténue. Présenter les classes exploitées demeure un tour de force pour tout intellectuel-cinéaste issu ou non des mêmes milieux.
L’autre volet des mythologies transportées par notre cinéma s’installe cette fois-ci dans le documentaire. La fabrication des objets, la reprise des traditions, l’artisanat fleurissent dans les films. Lors de la Semaine du cinéma québécois, en 1980, Bernard Émond le déplorait :
“Au Québec, il se fait actuellement plus de documentaires sur la tradition et le patrimoine que sur n’importe quel sujet. Si un spectateur étranger visionnait, au hasard, une dizaine de documentaires tirés de la production récente, il aurait peut-être l’impression que le Québec est une société rurale et traditionnelle et que les Québécois passent leur temps à giguer, turluter, labourer et tisser des ceintures fléchées”. 10
Perrault s’embourbe en Abitibi et au Témiscamingue, cherchant un réconfort dans les régions éloignées, voulant à tout prix retrouver ces découvreurs et nouveaux Jacques Cartier. Le cœur n’y est plus, on n’y croit plus. 11 Gosselin, Gladu et Plamondon (LE CANOT À RENALD À THOMAS, DISCOURS DE L’ARMOIRE, LA FONDERIE ARTISANALE, LES DOMPTEURS DU VENT, LES MEUNIERS DE SAINT-EUSTACHE, LA TOILE DE LIN, etc.) magnifient le bel ouvrage et le passé au risque de les folkloriser. Or le folklore c’est au sens strict la partie morte du passé et l’enveloppe des souvenirs. Comme le populisme, il remplace les contradictions actuelles, par la saveur des anecdotes. On se raconte, ce qu’on veut bien se raconter. Frantz Fanon sentait déjà en 1961 à quel point ces ornières sont à un moment donné fascinantes dans les époques troublées :
“Lorsque parvenu à l’apogée du rut avec son peuple quel qu’il soit, l’intellectuel décide de retrouver le chemin de la quotidienneté… il privilégie les coutumes, les traditions, les modes d’apparaître et sa quête forcée, douloureuse ne fait qu’évoquer une banale recherche d’exotisme… Dans un deuxième temps, le colonisé est ébranlé et décide de se souvenir… De vieux épisodes d’enfance ramenés du fond de sa mémoire, de vieilles légendes seront réinterprétées…” 12
Ce n’est pas un hasard si la tentation du populisme et du folklore nous guette surtout depuis l’arrivée du Parti québécois au pouvoir et ce jusqu’en 1982. Plusieurs cinéastes en 1976 sont convaincus en effet que la “société nouvelle” est chose faite, qu’avec le départ des libéraux, la question nationale est réglée et que les racines de l’exploitation sont gangrénées. “On est six millions, disait la publicité cinématographique, faut se parler.” Même l’ONF est touché par cette fièvre. En attendant les retombées nouvelles, plusieurs cinéastes mettent leurs idéaux en sourdine. Ils attendent et vont enquêter loin des grands centres de décision. D’autres misent sur des valeurs sûres, on adapte des succès littéraires et ça marche bien. Les gens ont soif d’identification, les cinéastes doivent conquérir un public repu de films américains, les larges fresques sont à la mode.
Pour beaucoup c’est une période de repli; certains abandonnent la réalisation, d’autres se réfugient dans la nostalgie, certains dans le cynisme. Arcand parle clairement de confort et d’indifférence suite au référendum en 1980. Pour lui, c’est le glas et la mise au rancart de la question nationale. Perrault amorce dans LE PAYS DE LA TERRE SANS ARBRES et dans LA BÊTE LUMINEUSE une certaine autocritique des rituels mystificateurs. L’incertitude guette les plus assurés, les thématiques abordent la mort, l’effritement du tissu social, les dangers de toutes sortes. (AU PAYS DE ZOM, LA FICTION NUCLÉAIRE, FUIR, LES HÉRITIERS DE LA VIOLENCE, etc.). Les accusations traversent la famille elle-même (MOURIR À TUE-TÊTE), s’en prennent à notre bonne conscience. Chacun accuse et cherche de nouveaux responsables. (UN MONOLOGUE NORD-SUD, LA FLEUR AUX DENTS, DE GRÂCE ET D’EMBARRAS, etc). Le cinéma québécois des années 70 nous aurait-il donné l’illusion d’exister? Pourquoi fait-il marche arrière? C’est le jugement sévère porté par André Pâquet tout récemment et partagé par plusieurs :
“Le pays imaginaire devenait aussi l’imaginaire du pays… Miné par des structures qui lui sont étrangères, il préfère aujourd’hui le spectacle du réel à l’analyse de ce même réel”. 13.
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Ici et maintenant une famille en mutation.
Dans la débâcle, quelques idées de permanence.
Dans ce chaos, certaines lueurs apparaissent. Des grandes utopies collectives et individuelles est issu le cinéma des femmes et des hommes pour un quotidien moins aliénant et des rapports plus égalitaires. Il faut y inclure la démarche de nombreux cinéastes d’animation, dessinant, peignant et gravant pour un monde meilleur. Il faut redire la persévérance et l’acharnement de cinéastes documentaristes qui seuls ou en collectif épluchent passé et présent. Favreau, Dufaux, Leduc, Rached, Bulbulian, Dion et beaucoup d’autres délaissent les routes pavées pour des chemins plus inconfortables (BEYROUTH! À DÉFAUT D’ÊTRE MORT, DEBOUTS SUR LEUR TERRE, LE DERNIER GLACIER, etc.
En 80, le cinéma de fiction a aussi quitté l’enfance pour l’adolescence. Il n’est plus cantonné dans un genre. Le docudrame, le film musical, la fresque historique, les transpositions littéraires et les séries se bousculent sur les écrans. Le cinéma québécois de l’ONF et de l’industrie privée se promène maintenant d’une classe à une autre, du couple au collectif; de Beyrouth, en passant par Dakar, le Nouveau-Québec, les Laurentides et Montréal, notre vision du monde s’élargit. Pourtant des questions demeurent. Pourquoi l’ONF a-t-il laissé filer dans l’industrie privée des cinéastes importants et a relégué aux oubliettes la promotion des femmes à la réalisation? Qu’arrivera-t-il des recommandations du rapport Applebaum-Hébert? Qu’est-ce que les transferts de subventions du fédéral au privé vont amener de bon pour le cinéma québécois? Qui va prendre en charge l’expérimentation et les risques? Pourquoi tarde-t-on à encourager la relève?
Le discours des nouveaux “gourous” aurait réponse à tout : planifier, rentabiliser; le cinéma direct responsable de nos échecs est mort, le cinéma documentaire engagé, c’est du passé. L’avenir est aux grands garçons. 14
Micheline Lanctôt a courageusement essayé avec SONATINE* de témoigner de ces multiples contradictions et du désarroi des jeunes. Le message est demeuré doublement incompris. Où êtes-vous donc? Voilà qu’on repose la question des années plus tard.
1982-84 : Après le repli, la famille onéfienne fait son bilan et compte les survivants. Il est encore trop tôt pour dire si on fera un jour d’autres enfants plus beaux, plus sensibles et plus forts. Période d’interrogations… de réorganisations. La vie continue.
Octobre 1984
Cet article a été écrit par Louise Carrière. Critique et écrivaine, elle enseigne le cinéma au Collège du Vieux-Montréal. On lui doit des œuvres sur les femmes et le cinéma, le projet Société nouvelle et l’animation française à l’ONF.
Notes:
- Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, Cahiers libres, François Maspéro, 1969. ↩
- Voir les deux manifestes de remise en question, Le refus global et Prisme d’Yeux, 1948. ↩
- Film commandé par le Parti libéral de l’époque, pas distribué officiellement, car ne reflétant pas assez selon eux une image enthousiasmante de la jeunesse. ↩
- Claude dans LE CHAT DANS LE SAC de Gilles Groulx, 1964. ↩
- ASTATAÏON OU LE FESTIN DES MORTS de Fernand Dansereau, LE GRAND ROCK de Raymond Garceau. ↩
- Michel Houle, Direct, « Québec 1980 : une semaine et des questions », Le temps fou, décembre 1980, p. 51. ↩
- Voir les différents points de vue du Groupe d’intervention sociale dans la revue Medium Media No 1 de l’Office national du film, 1970. ↩
- Voir notre thèse de maîtrise, au Centre de Documentation de la Cinémathèque québécoise : Société nouvelle dans un Québec en changement 1969-1979, 300 pages, 1983. ↩
- La série En tant que femmes de Société nouvelle est composée de six longs métrages : À QUI APPARTIENT CE GAGE?, de Suzanne Giobard, Marthe Blackburn, Jeanne Morazain, Francine Saia, Clorinda Warny, SOURIS, TU M’INQUIÈTES de Aimée Danis, J’ME MARIE, J’ME MARIE PAS de Mireille Dansereau, LES FILLES DU ROY d’Anne Claire Poirier, LE TEMPS DE L’AVANT d’Anne Claire Poirier, LES FILLES, C’EST PAS PAREIL d’Hélène Girard. ↩
- Bernard Émond, Passé composé, présent indéfini. « Le documentaire québécois envahi par le patrimoine. » in Vues d’ici et d’ailleurs, octobre 1980, p. 3. ↩
- LE GOÛT DE LA FARINE, UN ROYAUME VOUS ATTEND. ↩
- Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Cahiers libres 27-28, François Maspéro, 1961, p. 165- 166. ↩
- André Paquet in Le monde, « Ambiguïtés du réel et de l’imaginaire. » ↩
- Voir Perspective, La Presse, 13 février 1982 « Ma chance, je l’ai fabriquée moi-même », un interview de Raymonde Bergeron avec Denis Héroux, p. 2 à 5. et G.-Hébert Germain. « La cité du cinéma », Actualités, octobre 1984. ↩