Introduction
« Le troisième cinéma, c’est pour nous celui qui reconnaît dans la lutte ant-impérialiste des peuples du Tiers-Monde et de leurs équivalents dans les métropoles, la plus gigantesque manifestation culturelle, scientifique et artistique de notre époque (…) la décolonisation de la culture »
Hacia un Tercer Cine, Fernando E. Solanas y Octavio Getino.
Cité dans la déclaration d’intention de l’événement

Avec le recul des ans je réalise, et dois avouer aujourd’hui, à quel point cette aventure comportait chez-moi une large part de naïveté. J’avais alors la trentaine et mon idée découlait d’un vague projet mené au gré du temps mais à l’écoute de la rumeur et des bouleversements qui touchaient alors le cinéma. Ceci dit, je crois avoir été, hier comme aujourd’hui, quelqu’un d’intuitif, et de curieux. Le cinéma, qu’il m’avait été donné de voir au cours de mes années fondatrices, soit entre le milieu des années 50 et jusqu’à ce que je débarque comme employé à la Cinémathèque Québécoise en 1966, me laissait néanmoins sur ma faim. Si j’étais tout aussi fasciné par l’appareil, le langage, et l’attrait des films hollywoodiens, dans ce cinéma que j’aimais et qui nous avait tous formés, j’y décelais néanmoins une certaine lourdeur technique, formelle et surtout économique, qui en limitait les possibilités créatrices.
Puis arrivèrent les nouvelles-vagues européennes, un certain cinéma indépendant américain, suivi de l’émergence de ce que nous nommions « cinématographies nationales ». En premier lieu la nôtre qui avait fait sa marque grâce aux échos que nos premiers films ont eu au Festival de Cannes, dans Les Cahiers du Cinéma, Positif, Les Lettres Françaises ou dans le journal Le Monde, sous la plume des Louis Marcorelles et autres. En Europe il y eut la Suisse avec les Tanner, Soutter et compagnie; la Belgique, en Hollande, sans oublier celles du nord (en Suède, et au Danemark principalement) déjà bien installées et dont les modèles d’organisation nous avaient inspirés. Ailleurs, nées des mouvements de libération dans le « Tiers Monde » apparaissaient les images d’autres réalités qui à leur tour commandaient un Autre Cinéma ! Expériences toutes plus ou moins portées ou annoncées par la vague de fond de la contestation et des questionnements politiques de ces années. Chez-nous donc, la création de l’Association Professionnelle des Cinéastes sous forme de « front élargi », regroupant tout ce qui bougeait dans le cinéma, la publication de plusieurs textes fondateurs dans les revues Parti Pris, Liberté, ou dans Objectif sont autant de phénomènes qui, pour ma génération, se sont avérés une formidable école de vie, de conscientisation sociale et culturelle et qui, par voie de conséquence, appelaient à leur tour un Cinéma Autre ! Puis vint 1968 et les retombées de ce mouvement planétaire.
C’est donc avec ce bagage que je débarque en Europe fin 1970, et que j’entreprends une recherche guidée par l’intuition qu’un vaste mouvement se dessinait qui allait être le creuset d’une possible transformation fondamentale de l’outil cinématographique et ce, tant sur le plan formel, culturel, politique qu’économique. Ces trois années de recherches du nord au sud de l’Europe, et la fréquentation de plusieurs événements consacrés à ce renouveau, m’ont alors révélé une nécessité de travailler plus ou moins en concertation avec ceux qui, ailleurs, vivaient des questionnements fondamentaux face à l’appareil, au rôle et à la façon dont fonctionnait le cinéma. Partout donc, cinéastes, diffuseurs, et certains mouvements politiques cherchaient les mesures à prendre afin d’assurer l’accessibilité de tous les citoyens à un autre cinéma.

L’objectif et l’idée de base de ces Rencontres, étaient quant à moi guidés par un certain idéal plus rassembleur qu’idéologique. Dans les petits pays producteurs, comme le nôtre, une institutionnalisation industrielle, guidée par des intérêts financiers, allait s’accentuant depuis quelques années et semblait vouloir imposer une pratique à l’opposé de nos aspirations cinématographiques fondamentales. En cela nous rejoignions celles de plusieurs pays qui étaient alors donnés en exemple, (bien que dans des contextes politiques très différents) mais qui offraient néanmoins des pistes de collaboration multilatérales possibles. Les divisions idéologiques, parfois très grandes, qui ont coloré cette période me paraissaient pouvoir être mises de côté devant la perspective de changement fondamental que chacune de ces différentes expériences représentaient. J’ai été alors mis en présence de tous les ingrédients qui composaient la marmite politique de l’époque: progressistes européens de diverses tendances, marxistes, léninistes, maoïstes, tiers-mondistes; exilés politiques et révolutionnaires venus des pays du Sud, tous cinéastes mais mus par une profonde volonté de changement.
Apparu dès 1965, le manifeste de Glauber Rocha (Esthétique de la faim) fut suivi de celui de Solanas et Getino, (Vers un troisième cinéma) et du « brulôt » de Julio Garcia Espinoza Pour un cinéma imparfait. Ces trois textes eurent alors une influence planétaire. À cela s’ajoutent les expériences autonomistes ou auto-gérées des regroupements européens (par exemple Slon-Iskra en France, rejoint par Chris Marker; FilmCentrum en Suède, ou Other Cinema en Grande Bretagne; ou encore ceux des années contestataires aux USA particulièrement Tricontinental Film Center et Third-World Newsreel basés à New York et en Californie. Autant d’expériences novatrices qui me semblaient pouvoir, devoir, faire « front commun », face à la domination hollywoodienne et son modèle thématique, formel, et économique. Mon principal objectif était donc de mettre en présence et, idéalement, sur un pied d’égalité, ces différentes approches et expériences.

Le défi était de taille. Se sont retrouvés à Montréal entre le 2 et le 8 juin 1974 plus de 250 participants à ces Rencontres, venus de trois Continents et de plus de 25 pays. Je crois bien que presque toutes les tendances de ces diverses expériences et pratiques avaient alors été réunies pour l’occasion dans la Salle de la Bibliothèque St-Sulpice, rue St-Denis. L’éventail allait d’expériences vécues dans le cadre de situations tant pré, que post-révolutionnaires. D’autres s’exerçaient dans le cadre de démocraties occidentales en quête de changements démocratiques. Vaste programme ! Disons ici que Montréal prenait alors le relais de réunions similaires, ou apparentées qui eurent lieu à Poretta Terme (Italie, 1971); lors des éditions de la Mostra Internazionale del Nuovo Cinema de Pesaro (Italie, 1970-1971-72); à Vina del Mar, au Chili avant 1973; à Alger (Algérie, 1972 et 73) et à Buenos Aires (Argentine) en mai 1974.
Ai-je réussi? Aujourd’hui je peux dire que oui. Malgré certains débats qui furent mobilisés par des questions idéologiques tant au plan formel que politique, l’événement aura au moins permis une prise de contact réel et une amorce de dialogue entre des expériences, des idées, des théories issues de réalités diverses mais dont le but commun était le CHANGEMENT.
On peut dire aujourd’hui que sur une période d’une dizaine d’années et dans la foulée de cet événement, d’autres réunions du genre ont eu lieu jusqu’à la fin des années 70. Suite aux Rencontres de Montréal d’autres eurent lieu à Caracas (1974) et à Merida (1976 et 1977), au Venezuela ; en Europe particulièrement celles de Lisbonne (1976); Stockholm (1976), Utrecht, et Rennes (1979). Puis il y eut la création du Festival del Nuevo Cine Latinoamericano de La Havane en 1978 (qui prenait alors la succession de Vina del Mar stoppé par le coup d’état de 1973). Il convient aussi de mentionner celles qui ont pris la relève en Afrique dans le cadre des Journées Cinématographiques de Carthage entre 1974 et 1978; la réunion de Maputo (1977) tout comme celles qui se sont tenues informellement dans le cadre du FESPACO de Ouagadougou entre 76 et 80. Je m’en voudrais aujourd’hui de ne pas également souligner le fait que l’occupation du Bureau de Surveillance du Cinéma survenue en décembre 1974, soit quelques mois après les Rencontres, fut possiblement l’une des retombées de cet événement chez-nous. Occupation qui déboucha finalement sur l’adoption d’une Loi québécoise sur le cinéma.
Dans les années qui suivirent les profondes divisions et confrontations idéologiques, déjà présentes à Montréal et dans d’autres réunions du genre, pour la plupart découlant des pratiques ultra-gauchisantes des groupes militants, principalement en Europe; la création du concept « d’industries culturelles » dans les pays aux cinématographies émergentes, (dont chez-nous) concept essentiellement basé sur le modèle de cinéma hollywoodien, mais à saveur « locale », furent autant de facteurs démobilisants qui auront eu raison de ce vaste mouvement. Avec le recul et les pressions économiques, l’on peut quasiment dire aujourd’hui que tout s’est finalement passé comme si on avait choisi la gestion des affaires existantes du cinéma de la plus-value au détriment d’une gestion autonome du cinéma que nous voulions faire !

Néanmoins les RINC de Montréal auront eu une portée internationale importante dont témoignent les échos dans la presse internationale; la programmation d’une douzaine de films exemplaires des expériences alors en cours; et sept conférences-débats de haut niveau, dont celles de Guido Aristarco, Jean-Patrick Lebel, Fernando Solanas, Julio Garcia Espinoza, Tahar Cheriaa, Med Hondo, et Simon Hartog. Celle de Thomas Guback, ayant dû être annulée pour des raisons personnelles, fut publiée avec l’autorisation de l’auteur, et reprise lors d’un séjour de Guback à Montréal en avril 1975. On trouvera la vidéo de cette conférence dans ce site.
Ce fut peut-être une étincelle là où nous attendions « l’heure d’un brasier », mais le moment fut historique à plus d’un titre. Il en restera toujours quelque chose grâce d’abord au travail de Mariano Mestman et de la publication de son livre Estados Generales del Tercer Cine (Ed. Rehime, Cuadernos de la Red de Historia de los Medias-03-, Buenos Aires, 2013-14) qui nous a inspiré ce site Web.
André Pâquet
Le 20 mai 2015