Le difficile plaisir de créer
Les critiques referont une dernière fois l’analyse de son oeuvre, en fixeront définitivement la courbe et épingleront leurs épigraphes au tableau de leurs certitudes.
D’autres, qui n’auront peut-être pas été étrangers aux dix dernières années de « marde » qu’il a mangées, commenceront à parler d’un Prix Claude-Jutra. Il se pourrait même que ça aille jusqu’à une Fondation !
N’étant pas un critique ni un homme de pouvoir, je n’ai aucune vérité à communiquer à propos de Jutra ni aucune annonce à faire. Je n’ai que quelques souvenirs impérissables au plus profond de moi. Comme le souvenir de notre première rencontre, par exemple, qui fut un must. À cause de MON ONCLE ANTOINE, qui devait y trouver racine bien sûr, mais également à cause de son caractère inusité. Cette rencontre s’étala sur plusieurs jours et Claude était déjà là, tout entier.
Nous nous connaissions déjà depuis quelques années, mais je n’étais pas proche de lui. Je dirais même que pas mal de choses, naturellement, nous séparaient. Ayant goûté à la fiction de Devlin (Bernard), je rêvais d’écrire pour Jutra. Et je pondais synopsis après synopsis. À la suite d’un assez long lobby, Claude finalement décida de m’entendre. Il m’invita à passer une semaine chez lui.
Je sentis tout de suite que ça allait être spécial. Claude avait plaisir, lors de rencontres semblables, à mettre des formes. Il se déguisait en grand prêtre, allumait les cierges, disposait avec soin chacune des parties de la nef et du choeur. Le coin-cuisine, le coin-biblio, le coin-musique, le coin-travail avaient chacun leur caractère, leur rituel. Sans guindage ni manie, comprenez-moi bien. Juste ce qu’il fallait de décorum pour saluer son art de vivre et faire la fête au plaisir appréhendé de créer qui fut toute sa vie.
J’appréciai beaucoup cette approche et tout le respect qu’il manifestait à l’égard de toutes ces heures que nous allions passer ensemble à nous étudier et à nous découvrir. Car il s’agissait essentiellement de cela. Il m’avait placé, pour quelque temps, au centre de sa vie, avait réduit au minimum toutes ses activités, s’était suffisamment découvert pour que j’entre de plain-pied dans son intimité. Et il attendait maintenant que j’en fasse autant pour que la rencontre ait lieu.
Complètement gagné par son attitude et préparé comme je l’étais, j’éclatai. Il m’écoutait avec beaucoup d’intérêt, pratiquant cet art subtil de vous relancer avec juste assez d’à propos pour que vous soyiez sûr de son écoute, mais sans jamais trop intervenir. Au bout de deux jours, j’étais épuisé et j’en avais, malgré moi, beaucoup trop dit. Claude, intérieurement, jubilait. Il m’avait sous son entier contrôle, levant ou abaissant les vannes à son gré. De Bosco, Giono et Ramuz en passant par Poitiers, la Cinémathèque française, Dieuzède, le Collège de France et l’Institut de filmologie, je m’étais vidé de tous mes rêves et de tous mes espoirs.
Lui qui rentrait de l’UCLA, avec les Doors plein sa sacoche, la guitare espagnole et malgache plein ses tablettes, et, Truffaut, Johanne et tutti quanti qui l’entretenaient de Paris — c’était le début des événements de 68 là-bas — n’était finalement pas demeuré en reste non plus.
Mais il y avait un os. Le voyage était fantastique. Je n’avais jamais fait, avec autant de justesse et de précision, le point sur moi-même. Et Claude, pour sa part, également, je crois.
Mais le maudit Jutra, j’en étais certain, ne mordait point à tous les hameçons que je lui avais mis sous le nez. Mes synopsis ne l’emballaient point. Je n’arrivais pas à le convaincre. J’étais désastré. Et l’ambiance chaleureuse qu’il continuait malgré tout d’entretenir me devenait de plus en plus intolérable.
Nous étions ainsi arrivés au dernier soir prévu de cette rencontre et devant l’ultime spaghetti aux moules qui devait marquer, dans son restaurant favori, les douze coups de Minuit de Cendrillon.
Je le prenais tellement mal que je me suis mis à chialer au-dessus de mon assiette.
Claude, l’imperturbable, avait commandé un deuxième Chablis pour m’aider à ravaler. Je le détestais alors franchement et je n’avais qu’une envie : prendre au plus tôt mes distances vis-à-vis toute cette semaine qu’il m’avait fait subir, ses maudits Doors, sa maudite tenue de grand prêtre, cet univers sophistiqué dans lequel j’étouffais.
Et pour bien me démarquer, pour qu’il comprenne enfin que je n’appartenais point à ce monde, je me suis mis à parler, par à coup, de mon enfance, si différente de la sienne, de cette gangue encore vierge qui me retenait et que j’entendais dresser comme un mur entre lui et moi.
Je me souviendrai toujours de son visage que j’entrevoyais, dans la brume, entre mes coups de gueule. Claude se transfigurait petit à petit. Sa tête d’albâtre se changeait en tête d’Aigle. Le réalisateur de MON ONCLE ANTOINE naissait de chacun des lambeaux de chair que je parvenais à m’arracher.
La suite de l’histoire est connue. Jamais je n’ai vécu de questionnement de cinéaste aussi clair, net, exigeant et précis.
Et jamais je n’ai vécu d’amitié aussi profonde et réelle qu’avec Claude Jutra dont tout, au départ, me séparait. Hommage et plaisir à toi vieux frère immense et solitaire.
Ta dernière grande dérive stigmatise à tout jamais notre christ de beau grand fleuve pollué qui coule, comme les discours de nos politiciens, entre les rives de notre confort et de notre indifférence.
Clément Perron